Le premier texte ("Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse", écrit par un militant du SWP et traduit par nos soins) avait été posté sur le site mondialisme.or en 2004 mais pas la réponse écrite en 2004 et publiée dans le livre "Islam, islamisme, islamophobie" publié par nos soins la même année. L’oubli est désormais réparé et nous publions à la suite du texte de David Crouch notre réponse. Ni patrie ni frontières
Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse Dave Crouch
Cet article de Dave Crouch est paru dans le numéro de décembre 2003 de la Socialist Review, mensuel du Socialist Workers Party, groupe trotskyste britannique. Nous sommes en désaccord total avec la présentation très partiale de l’histoire complexe des rapports entre question religieuse et question nationale en URSS qui est faite dans ce texte. Mais aussi avec l’analyse plus générale du rôle de la religion, ainsi qu’avec l’analyse des causes de la « dégénérescence » de la révolution russe et de la politique de l’Internationale communiste. Cependant l’intérêt de cet article n’est pas d’ordre historique mais politique. Il veut accréditer l’idée que, à la Belle Époque de la révolution russe pour les trotskystes (pour simplifier, les années 1917-1923), la charia (la loi islamique) a pu vivre en bonne intelligence avec les soviets (sous-entendu le pouvoir des travailleurs) et que donc aujourd’hui l’histoire pourrait se répéter. Cette mystification historique est moins importante que l’objectif politique immédiat qu’elle sert : légitimer des alliances politiques avec les forces islamistes actuelles (comme la Muslim Association of Britain, cf. p. 304-309) et blanchir les intégristes dans les pays musulmans, comme en témoigne la participation du SWP aux deux conférences internationales « anti-impérialistes » du Caire aux côtés des Frères musulmans égyptiens. Or, c’est cela qui pose problème : il suffit de lire les témoignages des militants pakistanais du LPP (cf. p. 72-75) ou irakiens ou iraniens (cf. p. 183-244). Ceux-ci, confrontés à la répression violente des islamistes irakiens et pakistanais (mais aussi iraniens), n’ont que faire d’une vision idyllique des amours entre les musulmans soviétiques des années 20 et les bolcheviks. Ils luttent aujourd’hui pour leur survie et pour celle de la classe ouvrière face aux partisans de la charia.
En embellissant les islamistes des années 20, le SWP cherche à embellir les islamistes actuels pour mieux pouvoir manifester à leurs côtés comme cela a été encore le cas récemment à Londres devant l’ambassade de France. Une politique — au mieux — suicidaire comme en témoigne le sort des gauchistes iraniens qui avaient cru soutenir de façon critique Khomeiny au début de la « révolution iranienne » Ils peuplent aujourd’hui les geôles ou les cimetières de leur pays. Ni patrie ni frontières.]
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Les bolcheviks, l’Islam et la liberté religieuse
par Dave Crouch
« Les révolutionnaires peuvent tirer des leçons de la politique des bolcheviks vis-à-vis des citoyens musulmans de l’ex-empire russe. »
La révolution russe de 1917 a éclaté dans un empire qui abritait seize millions de musulmans — soit dix pour cent de la population totale. La chute du tsarisme radicalisa les musulmans qui exigeaient la liberté religieuse et les droits nationaux que leur refusaient les tsars.
Le 1er mai 1917, le premier Congrès panrusse des musulmans se tint à Moscou. À l’issue de débats très vifs, cette assemblée vota en faveur de la reconnaissance des droits des femmes, faisant des musulmans russes les premiers au monde à libérer les femmes des restrictions qui caractérisaient les sociétés islamiques de l’époque. En même temps, les dirigeants conservateurs musulmans étaient hostiles à tout changement révolutionnaire. Comment réagirent à l’époque les marxistes russes, les bolcheviks ?
L’athéisme
Le marxisme est une conception matérialiste du monde, donc totalement athée. Mais, parce qu’ils savent que la religion plonge ses racines dans l’oppression et dans l’aliénation, les partis politiques marxistes n’exigent pas que leurs membres ou leurs sympathisants soient athées. C’est pourquoi les bolcheviks n’inclurent jamais l’athéisme dans leur programme. De fait, ils accueillirent des musulmans de gauche dans les partis communistes. Le dirigeant bolchevik Léon Trotsky remarqua en 1923 que, dans certaines anciennes colonies de la Russie, près de 15 % des militants du PC étaient musulmans et évoqua ces « nouvelles recrues révolutionnaires inexpérimentées qui tapent en ce moment à notre porte ». Dans certaines parties de l’Asie centrale, les musulmans représentaient jusqu’à 70 % des effectifs.
Les bolcheviks adoptèrent une approche très différente vis-à-vis des chrétiens orthodoxes, religion au service de l’occupation brutale des colons russes et des missionnaires. La politique du Parti en Asie centrale, soutenue par Moscou, stipulait que « l’absence totale de préjugés religieux » n’était une condition d’adhésion indispensable que pour les Russes. C’est pourquoi, en 1922, près de mille cinq cents Russes furent expulsés du Parti communiste du Turkestan à cause de leurs convictions religieuses, mais pas un seul turcophone.
Les bolcheviks voulaient en effet corriger les effets des crimes du tsarisme dans ses anciennes colonies. Lénine et Trotsky comprenaient qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de justice élémentaire, mais qu’il fallait aussi que les bolcheviks déblaient le terrain pour permettre aux divisions de classe dans la société musulmane d’émerger. Après la révolution de 1917, certains colons russes d’Asie centrale avaient adhéré au parti bolchevik, mais ils usurpèrent le slogan de « Tout le pouvoir aux soviets » et le retournèrent contre la population locale, majoritairement paysanne. Pendant deux ans, la région fut coupée de Moscou par la guerre civile, par conséquent ces « bolcheviks » autoproclamés eurent les mains libres pour persécuter les peuples indigènes. C’est pourquoi une révolte islamiste armée éclata, celle des Basmatchis. Lénine parla de l’importance « gigantesque, historique » de redresser la situation. En 1920, il ordonna « d’envoyer dans des camps de concentration en Russie tous les anciens membres de la police, de l’armée, des forces de sécurité, de l’administration, etc., qui étaient des produits de l’ère tsariste et qui rôdaient autour du pouvoir soviétique [en Asie centrale ] parce qu’ils y voyaient la perpétuation de la domination russe ».
Les monuments, les livres et les objets sacrés islamiques volés par les tsars furent rendus aux mosquées. Le vendredi — jour sacré pour les musulmans — fut déclaré jour férié dans toute l’Asie centrale. Un système juridique parallèle fut créé en 1921, avec des tribunaux islamiques qui administraient la justice selon les lois de la charia. L’objectif était que les gens aient le choix entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une commission spéciale concernant la Charia fut créée au sein du Commissariat soviétique à la justice.
On interdit certains des châtiments prônés par la charia (comme la lapidation ou le fait de couper une main) car ils contredisaient le droit soviétique. Les décisions des tribunaux islamiques concernant ces questions devaient être confirmées par une juridiction supérieure.
Certains tribunaux islamiques défiaient la loi soviétique, en refusant, par exemple, d’accorder le divorce aux femmes qui en faisaient la demande, ou en considérant que le témoignage d’une femme valait seulement la moitié de celui d’un homme. C’est ainsi qu’en décembre 1922 un décret introduisit la possibilité qu’une affaire soit rejugée devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait.
Même ainsi, entre 30 et 50 % de toutes les affaires étaient résolues par des tribunaux islamiques, et en Tchétchénie le chiffre montait à 80 %. Un système d’éducation parallèle fut aussi établi. En 1922 les droits de certains biens waqf (1) furent rendus à l’administration musulmane, à condition qu’ils soient utilisés à des fins éducatives. Cela stimula donc la création des madrasas (écoles religieuses). En 1925, les 1 500 écoles musulmanes de l’État du Daghestan, dans le Caucase, accueillaient 45 000 étudiants, et cet État ne comptait que 183 écoles publiques. Par comparaison, en novembre 1921, les mille écoles soviétiques de toute l’Asie centrale ne recevaient que 85 000 élèves — chiffre très modeste par rapport à la jeunesse scolarisable dans cette région.
Le Commissariat aux affaires musulmanes, qui siégeait à Moscou, supervisait la politique russe envers l’Islam. Des musulmans aux connaissances marxistes très limitées occupaient des positions élevées dans ce ministère. Il en résulta une scission dans le mouvement islamique. Les historiens s’accordent à dire que la majorité des dirigeants musulmans soutenaient les soviets, convaincus que le pouvoir soviétique garantissait la liberté religieuse.
Les musulmans eurent une discussion approfondie sur l’existence d’une similitude entre les valeurs islamiques et les principes socialistes. À l’époque on entendait souvent des slogans comme « Vive le pouvoir des soviets, vive la charia ! » « Vive la liberté, la religion et l’indépendance nationale ! » Les partisans d’un « socialisme islamique » appelaient les musulmans à créer des soviets.
Alliances
Les bolcheviks conclurent des alliances avec le groupe panislamique kazakh des Ush-Zhuz (qui rejoignirent le PC en 1920), les guérillas panislamistes iraniennes des Jengelis et les Vaisites, organisation soufie. Au Daghestan, le pouvoir soviétique dut en grande partie son existence aux partisans du dirigeant musulman Ali Hadji Akushinskii. En Tchétchénie, les bolcheviks recrutèrent Ali Mataev, dirigeant d’un puissant ordre soufi, qui présida le Comité révolutionnaire tchétchène. Dans l’Armée Rouge les « bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov regroupaient des dizaines de milliers de soldats.
Lors du premier Congrès des peuples de l’Orient, qui se tint à Bakou en septembre 1920, les dirigeants bolcheviks russes lancèrent un appel à la « guerre sainte » contre l’impérialisme occidental. Deux années plus tard, le quatrième congrès de l’Internationale communiste approuva la politique d’alliances avec les panislamistes contre l’impérialisme. Moscou employa délibérément des troupes non russes pour combattre en Asie centrale — ils envoyèrent des détachements de Tatars, de Bashkirs, de Kazakhs, d’Ouzbeks et de Turkmènes se battre contre les envahisseurs antibolcheviks. Les soldats tatars constituaient plus de 50 % des troupes sur le front de l’Est et dans le Turkestan pendant la guerre civile.
La politique des bolcheviks dans l’Armée Rouge ne constituait qu’un des aspects d’une politique globale : ils voulaient en effet s’assurer que les peuples non russes contrôlent eux-mêmes les nouvelles républiques autonomes dans les anciennes colonies de l’empire tsariste. Cela impliquait le départ des colons russes et cosaques — dans le Caucase et en Asie centrale, les colons furent encouragés à revenir en Russie, et dans certains cas chassés de force. La langue russe cessa d’être la langue dominante et les langues autochtones furent employées dans les écoles, les administrations, les journaux et l’édition.
On créa un programme massif de « discrimination positive » (comme on l’appellerait aujourd’hui). Les représentants des nationalités allogènes furent promus à des positions dirigeantes dans l’État et dans les partis communistes, et on leur donna la préférence en matière d’emploi sur les Russes. On créa des universités pour former une nouvelle génération de dirigeants nationaux non russes.
Cependant les efforts pour garantir la liberté religieuse et les droits nationaux étaient constamment minés par la faiblesse de l’économie. L’isolement de la révolution russe signifiait qu’une pauvreté terrifiante faisait peser une menace mortelle sur le régime soviétique. Déjà en 1922, les subventions de Moscou à l’Asie centrale durent être diminuées et on ferma de nombreuses écoles publiques. Les professeurs abandonnaient leurs postes faute de toucher un salaire. Cela signifiait que les écoles musulmanes en vinrent à représenter la seule solution pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain, vous n’osez enlever aux gens son substitut », déclara Lounatcharky, commissaire du peuple à l’Éducation. On supprima les subventions aux tribunaux islamiques entre la fin de 1923 et le début de 1924. Mais des facteurs économiques empêchaient déjà les musulmans de porter plainte au tribunal. Si, par exemple, une jeune femme refusait d’accepter un mariage arrangé par sa famille ou de se marier à un mari déjà polygame, elle avait peu de chances de survivre parce qu’elle ne pouvait trouver ni travail ni logement indépendant.
Enfin, la bureaucratie stalinienne accrut sa mainmise sur la révolution. De plus en plus, elle s’attaqua à ce qu’elle appelait les « déviations nationalistes » dans les Républiques non russes et encouragea la renaissance du chauvinisme grand-russe. À partir de la seconde moitié des années 20, les staliniens commencèrent à planifier une attaque frontale contre l’Islam au nom du droit des femmes. Le slogan principal de leur campagne était « khudzhum », c’est-à-dire attaque, agression, offensive.
Le khudzhum entra en action massivement le 8 mars 1927, à l’occasion de la journée internationale des femmes. Au cours de meetings de masse, on appela les femmes à enlever leur voile. De petits groupes de musulmanes autochtones montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après quoi on brûla leurs voiles. Cette opération grotesque renversait complètement les priorités du marxisme. Nous étions bien loin de l’époque où les militantes bolcheviques se voilaient pour mener un travail politique dans les mosquées. Cette politique était à des années-lumière des instructions de Lénine qui déclarait : « Nous sommes absolument opposés à toute offense contre les convictions religieuses ». Inévitablement le « khudzhum » provoqua une réaction en retour. Des milliers d’enfants musulmans, spécialement des filles, furent retirés des écoles soviétiques par leur famille et démissionnèrent des jeunesses communistes. Des femmes non voilées furent agressées dans les rues, parfois violées et des milliers d’entre elles furent tuées. L’offensive contre l’Islam marqua le commencement d’une rupture brutale avec la politique révolutionnaire inaugurée en octobre 1917. Tandis que l’Union soviétique lançait un programme d’industrialisation forcée, les dirigeants nationaux et religieux musulmans furent physiquement éliminés et l’Islam plongea dans la clandestinité. Le rêve de la liberté religieuse fut enterré lors de la Grande Terreur des années trente.
Dave Crouch
(Traduit par Ni patrie ni frontières)
(1). Waqf : biens (terres, boutiques, etc.) dont les revenus servent à entretenir ou construire des bâtiments religieux (mosquées, madrasas) mais aussi des édifices d’intêrêt public (hôpitaux, ponts, canalisations). Ce système était très répandu au Moyen Age et avait également de gros avantages pour les riches. Il leur permettait en effet d’éviter que l’on confisque éventuellement leur fortune mais aussi de tourner les règles musulmanes en matière d’héritage. Les biens waqf étaient considérés comme sacrés et le cadi (représentant local du pouvoir judiciaire) était chargé de les gérer. Au XXe siècle le système du waqf a progressivement disparu dans les pays musulmans, sauf en Iran (N.d.T.)
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Le SWP et l’Islam ou les silences des agneaux (trotskystes)
Tout comme le parti mao-stalinien belge, le PTB, le SWP est passé à la vitesse supérieure dans sa cour effrénée aux islamistes, tant au niveau international que britannique : présence aux conférences « anti-impérialistes » du Caire aux côtés des Frères musulmans égyptiens et listes communes avec le MAB britannique dans le cadre de la coalition Respect pour les prochaines élections. C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’article de Dave Crouch qui précède celui-ci. Cet article est un véritable chef-d’œuvre de duperie politique tant par ce qu’il dit que par ses silences.
L’URSS de Lénine était-elle le paradis de la « liberté religieuse » ?
Dès le sous-titre l’auteur annonce la couleur : son article porte les « libertés religieuses ». Or, pas une seule fois il ne mentionne le groupe religieux le plus important en URSS, l’Église orthodoxe, ni les autres religions qui ont été victimes de persécutions en URSS. Pourquoi ? Parce qu’il lui aurait été très difficile d’expliquer d’un côté que les bolcheviks étaient des partisans de la liberté religieuse, et de l’autre qu’ils se sont affrontés très violemment à l’Église orthodoxe tout comme aux religions minoritaires comme les juifs ou les catholiques. Certes, on peut toujours rétorquer que en URSS, comme pendant la Révolution française, les forces religieuses se sont opposées radicalement à la Révolution et que donc les bolcheviks n’ont fait que riposter à de méchants religieux réactionnaires. Mais alors on descend du ciel éthéré des « libertés religieuses » au terrain plus concret de la lutte politique.
En dissimulant la féroce répression dont été victimes les orthodoxes russes (dès 1918 aux îles Solovki, les réfractaires religieux crevaient de faim et étaient contraints à des travaux forcés où ils mouraient d’épuisement) le SWP britannique veut faire croire à ses lecteurs musulmans que l’URSS était le paradis de la liberté religieuse, ce qui est un grossier mensonge par omission.
Depuis 1917, la situation de l’islam dans le monde a complètement changé
a) L’immense majorité des pays du monde ne vivent plus dans un système quasi « féodal » où la majorité des gens seraient sous la coupe de religieux ignorants et vivraient dans les campagnes du travail de la terre.
b) L’industrialisation a touché toutes les zones du monde, et le salariat s’est généralisé, même si l’aliénation religieuse persiste sous ses formes les plus archaïques. Il existe une classe ouvrière non négligeable dans presque tous les pays dits musulmans, en tout cas en Asie et au Moyen-Orient.
c) Depuis cinquante ans (voire depuis quatre-vingts ans en Turquie) les pays musulmans ont acquis leur indépendance nationale.
d) Dans les pays impérialistes développés où il existe des communautés musulmanes (en Grande Bretagne d’ailleurs celle-ci est majoritairement asiatique et non arabophone, turcophone ou berbérophone) ces communautés sont traversées par des débats politiques modernes qui ne portent pas uniquement sur l’interprétation de la charia médiévale.
e) De plus si l’on prend le cas de la France la dernière estimation de la démographe Michèle Tribalat considère que seul un tiers des trois millions de musulmans français sont pratiquants.
En raison de ces considérations élémentaires, les leçons que l’on peut tirer de l’expérience soviétique sont déjà extrêmement limitées. Tout simplement parce que la question religieuse ne se pose plus du tout de la même façon. Certes les intégristes les plus obtus voudraient revenir au califat, au Moyen Age flamboyant de l’islam mais leurs dirigeants et leurs cadres politiques vivent dans des grandes villes, ont fait des études supérieures, habitent dans des pays qui ne sont plus dominés directement par l’impérialisme, etc. Et cela l’article ne le dit pas et le dissimule sciemment car cela ruinerait tout l’intérêt de se pencher sur la situation des républiques musulmanes soviétiques durant les années 20.
A quoi a abouti la politique de « guerre sainte à l’impérialisme » ?
Dave Crouch cite avec enthousiasme les propos de Sultan Zadeh qui voulait marier « guerre sainte » et socialisme. On a vu le résultat. L’Internationale communiste dès le Congrès de Bakou (1920) prône une politique de la main tendue aux nationalistes des pays du tiers monde. Pendant soixante-dix ans les intérêts de l’Etat soviétique ont prévalu sur la révolution socialiste, ou même sur toute révolution démocratique bourgeoise dans les pays sous-développés. Les partis communistes locaux ont mené une politique suicidaire. Ce n’est pas un hasard si dans aucun pays musulman (sauf l’Irak pendant une période) ils n’ont réussi à gagner une implantation décisive dans la classe ouvrière. Très tôt, les bolcheviks ont fait de la lutte anti-impérialiste une priorité pour sauver LEUR Etat — qui n’était pas celui de la classe ouvrière. On peut comprendre que le SWP n’ait pas cette vision de l’histoire, mais le minimum d’honnêteté aurait été de reconnaître que le mariage entre islam et socialisme a été tenté de nombreuses fois, et sous de nombreuses formes, depuis un siècle (soutien au panarabisme, soutien aux dictateurs tels que Saddam Hussein) et qu’il a lamentablement échoué. Plutôt que de se demander pourquoi, Dave Crouch propose de revenir aux origines c’est-à-dire à une alliance avec les forces les plus réactionnaires et les plus obscurantistes qui soutiennent la charia.
Qu’est-ce que la charia ?
Dave Crouch affirme tranquillement dans son article que l’on pouvait (et donc suppose-t-on que l’on peut encore) marier la charia et le droit « socialiste » :` Or il « oublie » de préciser que la charia repose sur l’idée
1) que croyants et non-croyants doivent obéir aux mêmes lois, les lois édictées par Dieu dans le Coran et dont l’interprétation fait l’objet de la « science » des hadith, « science » pour lesquels seuls sont compétents les dignitaires religieux musulmans ;
2) que la vie et la parole d’un croyant n’ont pas la même valeur (c’est pourquoi tous ceux qui prétendent que les Juifs avaient les mêmes droits dans l’ Espagne médiévale ou dans les pays musulmans ne se sont même pas donnés la peine de se renseigner.)
Cela signifie que, pour le droit islamique, si un musulman tue un non-musulman, la peine n’est pas la même que s’il tue un autre musulman. En clair on peut tuer, violer, dévaliser un Juif, un chrétien ou un athée, en risquant une simple amende. Il est évident que la loi soviétique (qui n’était de toute façon pas une loi socialiste) ne pouvait coexister pacifiquement avec un tel système juridique fondé sur une série d’inégalités fondamentales. Sans parler de l’inégalité entre musulmans eux-mêmes de sexe différent, du droit de frapper sa femme, de la polygamie, du droit d’héritage, de la lapidation des femmes adultères, etc.
Ce que Dave Crouch décrit dans son article c’est un fait indéniable : les conditions n’étaient pas mûres pour la révolution socialiste à tous les points de vue. Mais comme il ne veut pas le reconnaître il nous décrit une coexistence idyllique entre deux droits (dont l’un le droit soviétique n’était qu’un droit démocratique bourgeois radical) et veut nous faire croire que l’un aurait pu gagner sur l’autre par la simple vertu de la persuasion, s’il n’y avait pas eu le méchant Staline et ses partisans si intolérants.
Religions et droits démocratiques
Les révolutionnaires ne se préoccupent pas de la fumeuse « liberté religieuse » mais des droits démocratiques élémentaires : liberté de conscience, liberté de presse, liberté d’organisation, etc. Ni les Églises chrétiennes, ni les autorités juives, islamiques ou bouddhistes n’ont jamais accepté et n’accepteront jamais de bon cœur la liberté de pensée et de conscience. Au cours de l’histoire, elles n’ont cédé leur pouvoir de contrôle sur ce que pensent et font les peuples que lorsqu’on les y a forcées. Il suffit de voir comment les partis religieux qui ne représentent que 10% des voix en Israël imposent aux 90 % restants que leurs membres ne fassent pas le service militaire (ce qui ne les empêche pas de pousser leurs concitoyens à risquer leur peau tous les jours pour le Grand Israël). Pourquoi ce qui est valable pour les religieux juifs (cibles favorites de l’extrême gauche antisioniste) ne le serait pas pour les protestants, les catholiques ou les musulmans ? Pourquoi ces derniers seraient-ils moins gourmands que les religieux israéliens qui, de plus, vivent dans un État mille fois plus démocratique (pour ses propres ressortissants bien sûr pas pour les Palestiniens) que l’Iran ou l’Arabie saoudite ?
Le problème se complique encore davantage avec l’islam actuel, car on a affaire à des partis islamistes qui proposent une interprétation de la religion et qui l’ont imposée très concrètement (Etats du Golfe, talibans, Iran, etc.) Les groupes politiques qui en France, en Grande-Bretagne (le PMF ou la MAB) ou ailleurs se servent des questions religieuses doivent rendre des comptes sur les forces politiques dont ils se réclament (Frères musulmans, FIS, etc.) voire les régimes politiques qui défendent les mêmes principes religieux qu’eux.
Même Tarik Ramadan, qui se livre à d’écœurants discours républicano-citoyennistes, ne se montre jamais solidaire du combat des féministes ou des démocrates dans les pays musulmans. ` Les révolutionnaires doivent être conscients des discriminations, y compris religieuses dont sont victimes les musulmans dans les pays occidentaux. Nous pouvons dénoncer le fait qu’un maire refuse d’accorder le permis de construire pour une mosquée mais allons-nous manifester avec les musulmans d’une commune sur ce thème ? Non. Parce que nous sommes hostiles à la religion et que les religieux nous sont hostiles. Nous n’avons pas la même vision du monde et nous n’avons pas la même vision des libertés élémentaires.
Si les religieux le pouvaient (et là où ils le peuvent ils le font) ils nous mettraient en prison ou nous liquideraient. Nous ne sommes pas pour leur rendre la pareille ici et maintenant, mais nous ne sommes pas naïfs. Nous n’allons pas les aider à construire la prison dans laquelle ils nous enfermeront demain. Et dès aujourd’hui le foulard est une prison. Les révolutionnaires doivent montrer à quoi aboutit le discours sur la "pudeur de la femme musulmane" (dixit le grand radical Ramadan) : à frapper ou à violer celles qui ne sont pas d’accord.
Et à ce sujet l’article de Dave Crouch est révélateur : il évoque le viol et le meurtre des femmes musulmanes non voilées dans les républiques musulmanes soviétiques , mais il n’a pas un mot pour condamner les auteurs de ces meurtres de masse commis au nom de la religion musulmane. Pour lui, seuls les communistes intolérants seraient responsables de ces meurtres !
Toutes les femmes qui aujourd’hui vivent sans voile dans l’espace public dans les pays musulmans et non-musulmans ne peuvent qu’être horrifiées devant les propos de ce révolutionnaire (et qui se croit sans doute féministe). Islamisme et théologie de la libération, mêmes illusions Sur le fond, tous les discours sur l’islam (ou sur la religion) "expression de la révolte des pauvres" sont une escroquerie intellectuelle. Ce discours était déjà tenu par le Parti communiste français il y a quarante ans quand il essayait de faire une OPA sur les prêtres ouvriers et sur la JOC. Dans les pays d’Amérique latine la théologie de la libération a exercé une grande influence dans des pays aussi divers que le Nicaragua ou le Brésil. Mais quel est le bilan des rapports entre les éléments les plus radicaux de l’Eglise catholique et le mouvement ouvrier et marxiste ? Nul. Les prêtres ouvriers ont disparu. La JOC aussi. La théologie de la libération a abouti soit à des guérillas suicidaires, soit à la participation à des gouvernements qui n’ont rien changé de fondamental (les sandinistes, le PT brésilien), soit à des ONG qui font du social (activité utile mais qui n’a rien de révolutionnaire).
Parmi les islamistes (MAB, PMF, etc.) aucun courant ne s’approche un tant soit peu des courants catholiques marxisants qui ont existé dans le passé, et même s’ils s’en approchaient un peu d’un point de vue idéologique, ce qu’ils ont donné suffirait à nous mettre en garde contre toute illusion d’évolution de ces gens-là. La religion n’a rien à proposer sur le terrain politique et social. Ou plus exactement si : la conservation de l’ordre existant. Lorsque certains mélangent marxisme et religion ils ne créent qu’une bouillie infâme, une confusion totale. Le SWP fait un bien mauvais calcul en se livrant à des manœuvres de séduction vis-à-vis des islamistes. Si en France les électeurs de droite, racistes ou réactionnaires préféreront sans doute encore longtemps Le Pen à sa copie soft (Sarkozy-Chirac), il en est de même en ce qui concerne les musulmans intégristes : ils préféreront le FIS, les talibans, les pashdaran, à des révolutionnaires athées. Même si ces derniers leur expliquent qu’on peut mélanger les soviets à la Charia...
(Y.C., Ni patrie ni frontières, mai 2004)