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A Givet, une nouvelle forme de la lutte de classe ?

vendredi 14 décembre 2007

Dans une petite ville des Ardennes, 135 travailleurs trouvent la bonne manière de se faire entendre.

Ce texte est paru dans Echanges n° 94 (été 2000). Voir aussi Cellatex : quelques précisions. Des travailleurs devant les tribunaux « révolutionnaires » et De Cellatex à Moulinex, une explosion de violence sociale ?.

La lutte qui a eu lieu au début de l’été dans l’extrême Nord de la France, imitée en d’autres lieux de travail du pays, minimisée par les uns, magnifiée par d’autres, se pose quand même, par delà la réponse concrète de travailleurs à une situation concrète détachée de tout contexte idéologique, comme une réponse non seulement aux laborieux serviteurs du capital tartinant sur la fin de la lutte de classe et autres balivernes mais aussi à ceux, plus proches de nous, qui recherchent à grands renforts d’Histoire et de théories, le travailleur « révolutionnaire » qui s’avérerait porteur de leurs espoirs théorisés. Les doutes au sujet de la réalité des menaces clamées par ces travailleurs, tout comme de celles des quelques luttes les imitant, ne peuvent pourtant permettre d’évacuer le fait que ces luttes marquent une évolution dans les rapports de classe en France : pour ponctuelles qu’elles aient été jusqu’à maintenant, elles ne peuvent qu’exprimer des tendances que l’on doit relier au développement de courants autonomes et à l’affaiblissement des médiations politiques et syndicales depuis vingt ans.

Un décor banal et trop connu dans les dernières décennies

Givet, 8 000 habitants, construite sur la Meuse à l’extrême Nord de la France, près de la frontière belge, était il y a cinquante ans dans une région industrielle prospère (textile et métallurgie), la même prospérité que toute la région Nord de la France et de la Wallonie proche. Prospérité capitaliste bien sûr mais donnant à la majorité des travailleurs de la région la sécurité d’un emploi, la sédentarisation dans les cités ouvrières précurseurs des HLM, un salaire régulier, un « futur ouvrier » pour les enfants, le tout dans un contrôle social à la fois aliénant et rassurant. Les restructurations dans la métallurgie et les délocalisations dans le textile ont ravagé ce tissu économique et social vieux de plus d’un siècle et, des deux côtés de la frontière, c’est devenu un désert industriel, même si quelques usines nouvelles sont venues étayer les promesses des politiciens et syndicalistes de « faire quelque chose ». En outre, plus on était éloigné des grands centres, plus on avait de chances de rester en marge des redéveloppements capitalistes.

Les chiffres dans cette région des Ardennes illustrent cette situation : 22 % de la population active est au chômage, presque une personne sur 4, le double du taux admis pour la France entière.

Cellatex, une usine construite en 1903, à cent cinquante mètres de la frontière belge, pour fabriquer une des premières fibres synthétiques, la viscose, employait au début des années 50 plus de 700 travailleurs (fibre, filature et tissage). Il n’en restait plus au début de juillet dernier que 153, dont un tiers de femmes. L’usine avait été rachetée par la multinationale chimique Rhône Poulenc, mais celle-ci l’avaitcédée en 1991, parce qu’elle avait cessé d’être profitable en raison de la concurrence d’autres fibres synthétiques. Pourtant, des repreneurs successifs avaient tenté de poursuivre cette fabrication qui, d’après les travailleurs, pouvait être viable d’un point de vue capitaliste, en raison de la grande qualité du produit, qui conviendrait particulièrement à l’usage chirurgical. Le dernier propriétaire, une firme autrichienne, l’aurait acquise, non pour poursuivre une fabrication dans une usine vétuste qui n’avait guère fait l’objet d’investissements de modernisation, mais pour entrer en possession des brevets de fabrication et mettre l’usine en faillite.

Les différents propriétaires, depuis 1991, avaient tous pratiqué le chantage habituel à la fermeture pour cause de faillite et chaque repreneur avait exigé des travailleurs qu’ils consentent à des sacrifices : blocage des salaires, suppression des primes, préretraites, travail du samedi et des jours fériés, etc. Au printemps 2000, après des mois et des mois de discussions inutiles pour éviter une ultime mise en faillite, un travailleur de Cellatex pouvait déclarer : « Nous avons été si durement poussés à la dernière extrémité qu’aujourd’hui, tout est possible. La situation peut dégénérer à tout moment en quelque chose de bien plus sérieux. » Pourquoi les travailleurs ont-ils ainsi accepté, bien qu’à contre cœur, une telle situation ? Pendant près d’un siècle, Cellatex fut une des plus importantes usines de la ville, et plusieurs familles y ont travaillé pendant quatre générations ; ils prenaient leur retraite dans la ville et leurs petits-enfants y occupaient le même emploi dans l’usine textile. Pourtant, les conditions de travail dans l’usine ne sont pas spécialement attractives : pour certains, maladies dues aux vapeurs nocives, allergies diverses furent le lot du travail dans une usine vétuste dont personne ne voulait assumer la modernisation et qui, pour pouvoir continuer à fonctionner, avec le chantage à la fermeture, était dispensée d’adapter les fabrications aux exigences des règlements antipollution.

D’une certaine façon, c’était encore, même sous forme de vestiges, une structure industrielle du passé avec des travailleurs pas du tout prêts à accepter les faits et méfaits de la récente « flexibilité géographique moderne ». Quelque chose de bien difficile à envisager dans une région décentrée comme Givet, d’autant qu’une bonne partie des ouvriers ont été plus ou moins contraints, au cours des « liquidations » successives, d’acquérir « leur »maison, signe de la disparition des vieilles structures industrielles mais qui néanmoins maintenait un étroit lien de dépendance géographique.

Tout ceci peut expliquer pourquoi ces travailleurs ont accepté tant de mesures restrictives, pour ne pas avoir à quitter ce qu’ils avaient pu construire de leur vie autour de l’usine. Tout ceci explique pourquoi leur colère et ressentiment va exploser vers des extrêmes lorsque, soudainement, on leur dit « C’est fini », et qu’alors tout ce qu’ils ont construit et maintenu à tout prix s’effondre sans aucun avenir défini pour eux et leur famille. Comme le déclarera un des travailleurs de Cellatex faisant allusion à la « prospérité capitaliste »clamée aujourd’hui sur tous les tons : « Nous avons complètement été oubliés dans le boum. »

L’inexorable mécanisme du capital broyant ses propres structures de domination et les hommes qui y vivaient

« Cela fait quinze mois qu’on est sur le qui-vive, qu’on nous fait miroiter des reprises à long terme et voilà le résultat.. Les gens sont à bout » (déclaration d’un ouvrier de Cellatex).

Le 30 juin 2000, d’éventuels repreneurs, les autorités préfectorales et des délégués, réunis dans une ultime réunion, laissent espérer une possible poursuite de la production, avec une vague promesse qu’aucune décision définitive ne sera prise avant trois semaines, car « quelqu’un est intéressé ». Mais soudainement, le 5 juillet, le tribunal de commerce de Charleville-Mézières (la préfecture du département des Ardennes, ville de 60 000 habitants distante de 70 kilomètres) déclare Cellatex en faillite, ce qui signifie la cessation immédiate d’activité, la liquidation du matériel et le licenciement des travailleurs. « Nous avons été jetés comme un déchet. » Quelques déclarations d’ouvriers Cellatex peuvent donner une idée du niveau des réactions : « Pendant quatorze mois, nous avons vécu sur des rumeurs ; ils se foutent de nous... » « Je ne serai ni chômeur ni érémiste. Je préfère sauter avec l’usine... » « Quand j’ai su le 5 juillet que l’usine fermait, je n’ai pas eu une seconde d’hésitation... Sous le coup de la colère, je ferai sauter l’usine... Je suis consciente des conséquences, mais pendant des mois nous avons fait tout pour être écoutés sans aucun résultat » (une ouvrière de quarante et un ans). « On ne sait plus vers qui se tourner » : c’est le leitmotiv des travailleurs Cellatex, véritablement, comme ils le disent, « poussés à bout ».

Ce n’était pas seulement des mots : tous les ouvriers de Cellatex savaient qu’ils avaient entre les mains une arme puissante, et ils étaient prêts à l’utiliser. Comme le déclarera un ouvrier : « Nous sommes partis de rien, nous n’avions même pas un groupe de dirigeants pour discuter et négocier. » Leurs armes, ils les connaissaient bien : ils les avaient côtoyées pendant des années, avec un tas de mesures de sécurité relatives à leur utilisation et les dangers que cela représentait. Leur usine était classée par les autorités de l’Environnement « risque Seveso », du nom de la directive européenne prise par les autorités de Bruxelles après l’accident survenu dans cette usine italienne qui avait inondé de dioxine une partie du Nord du Piémont. Pour la production de viscose, l’usine Cellatex stocke des matières premières toxiques et/ou dangereuses : 50 000 litres d’acide sulfurique, un acide particulièrement corrosif, 46 tonnes de sulfure de carbone, un produit qui s’enflamme et explose très facilement, 90 tonnes de soude caustique et, en moindre quantité, des tas d’autres produits tout aussi inflammables que dangereux. Apparemment, avant ces événements, personne n’avait imaginé que des travailleurs « si sages et si dociles » dans le passé, auraient pu penser, même sous le coup de la colère, à utiliser ce potentiel de destruction comme une arme ultime dans leur combat de classe dans une attitude quasi suicidaire. Si l’idée avait pu seulement les effleurer, autorités, patrons et syndicats auraient pris toutes mesures préventives de « sécurité » (nul doute qu’ils tireront les leçons de ce qui vient de se passer et le feront dans l’avenir). On doit croire que les craintes de tous ces agents du contrôle social, dans cette perspective, étaient plutôt reliées au passé, comme celui des Luddites pouvant amener la destruction ou la rétention des machines, ce que la CGT, dominée ou non par le Parti communiste, avait toujours exprimé par le slogan hautement proclamé dans la perspective d’un capitalisme d’Etat géré par le parti, ce qui était en même temps rassurant pour tous les possédants/dirigeants capitalistes : « Protection de l’outil de travail. »

La destruction totale du lieu de travail et de tout l’arsenal productif qui y était contenu n’avait plus été envisagée depuis longtemps (même si, lors de la restructuration de la sidérurgie, industrie importante dans la région, les ouvriers licenciés dans les Ardennes, avaient incendié et complètement détruit un château local qui servait de siège administratif à une des firmes de l’acier ; ce n’était pas l’usine elle-même). Ce n’était pas seulement des mots : immédiatement après qu’ils eurent connu la décision leur annonçant qu’il n’y avait pas d’avenir, à 20 h 30 dans la soirée du 5 juillet, ils agirent : de l’usine occupée, ils annoncèrent clairement ce qu’ils feraient, avec tous détails adéquats, pour contraindre les autorités à discuter avec eux. Il est difficile de relater le déroulement de ces faits, parce qu’à ce moment précis et dans les jours qui suivirent, les médias restèrent silencieux sur ce qui se passait à Givet. La plupart des informations vinrent après le 10 juillet. Ce qui suit fut effectivement rapporté plus tard, d’une manière si dispersée qu’il reste difficile d’établir la chronologie ainsi que de situer la part d’ouvriers individuels, de petits noyaux plus actifs ou de la majorité d’entre eux. Il ressort cependant que :

- tous les travailleurs de l’usine ont signé un tract menaçant d’utiliser les produits chimiques pour faire sauter l’usine si personne ne discutait de leurs revendications - soit pour une reprise de l’usine, soit pour de l’argent et des garanties de reclassement beaucoup plus importantes que ce à quoi la légalité leur donne droit. Tout au long de la lutte, des tracts seront distribués à Givet pour informer les habitants des pourparlers et des actions entreprises.

L’usine est occupée mais apparemment hors du contrôle des bureaucraties syndicales. Le résultat, jusqu’au 10 juillet fut un feu de joie devant l’usine de différents produits et matériel (pâte à papier, rouleaux de tissus synthétique, chariots de bois utilisés pour le transport, etc.). Les bureaux furent totalement pillés et tous les ordinateurs disparurent. Tous les tilleuls presque centenaires dans la cour de l’usine furent abattus... Les grandes grilles de l’entrée principale sont soudées ;

- pendant la nuit entre le 5 et le 6 juillet, une heure après l’annonce de la fermeture définitive, quatre incendies éclatèrent à l’intérieur de l’usine, apparemment près des réservoirs de sulfure de carbone, et on dit qu’ils ne furent éteints qu’au prix de grandes difficultés. Selon certaines sources, difficiles à vérifier et pouvant provenir de manipulations visant à diviser les travailleurs, 10 % de l’effectif resteraient « hors de tout contrôle » et, le 10 juillet, six ouvriers (dont deux délégués CFDT et FO) auraient été « expulsés » de l’usine (par qui ? - ce n’est pas clair), parce que des sabotages auraient endommagé la section filature de l’usine (à ce moment, comme verrons plus loin, de nouvelles rumeurs, manifestement visant à calmer le jeu, avaient été lancées : un possible repreneur se manifesterait et les dirigeants syndicaux demanderaient de « remettre l’usine en état ») ;

- un tract portant la signature « le noyau dur de Cellatex », distribué à Givet, menaçait de déverser l’acide sulfurique dans la Meuse et, de nouveau, le côté « légaliste » (on ne sait pas qui) dénonçait un groupe incontrôlable et incontrôlé, non identifié ;

- l’administrateur judiciaire, le directeur départemental du travail et le député du coin sont séquestrés une nuit dans l’usine ;

- lors d’une réunion de différents officiels du gouvernement, des syndicats, et des assemblées locales, destinée à décider du sort de l’usine et/ou des travailleurs, quelques ouvriers répandent de l’essence sur le sol de la salle de réunion et lèvent leurs briquets en l’air menaçant d’y mettre le feu, provoquant une panique totale dans la salle.

Le 10 juillet, la situation est effectivement si « explosive » et apparemment hors des « contrôles légaux », notamment des organisations syndicales, que les autorités ordonnent l’évacuation d’une importante partie de la ville dans un rayon de cinq cents mètres autour de l’usine. Si les travailleurs font sauter le stock de sulfure de carbone, ce ne serait pas seulement le souffle d’une bombe puissante, mais aussi un mélange de gaz dangereux, qui se répandrait dans un rayon bien plus grand. Apparemment, les « évacués » ne montrent aucune hostilité contre des travailleurs qui se défendent ainsi, alors même que leurs possessions sont menacées. Comme la menace vise à contraindre les autorités à discuter, la principale revendication alors formulée haut et fort est, si la fermeture est maintenue, d’obtenir, par-delà les garanties légales du chômage, une compensation spéciale de 150 000 francs et des garanties particulières de reconversion. Comme les discussions ont effectivement repris et que la menace est suspendue, les habitants sont autorisés le lendemain, le mardi 11 juillet à regagner leur domicile.

Il est impossible de tracer une frontière entre les durs et les tempérés dans une telle situation : c’est une chose qui peut se déplacer selon les rumeurs, l’intervention des officiels, des responsables syndicaux ou des politiciens, les pressions diverses individuelles ou collectives. D’autant plus que la confiance envers « eux » est toute relative, comme l’exprimera un ex délégué CFTC : « Les leaders syndicaux sont des politiciens entièrement soumis à leur parti politique. On ne peut leur faire confiance... Il y a un tel fossé entre les ouvriers qui luttent pour leur gagne-pain, pour l’avenir de leurs enfants et les dirigeants syndicaux qui “négocient” encore tout seuls. » Même si, dans la semaine du lundi 10 juillet, la situation peut sembler plus calme après la première explosion de violence, la détermination des 153 travailleurs ne faiblit pas. L’usine reste occupée, des barricades barrent l’entrée, alimentées par de feux de pneus et d’autres matériaux ; des systèmes de mise à feu (vrais ou imités) sont disposés en évidence près des cuves contenant le sulfure de carbone : l’usine est transformée en une véritable forteresse. Le même ex-délégué déclarera à ce propos, évoquant la présence discrète des « forces de l’ordre » : « Si les CRS avaient tenté de conquérir l’usine, nous l’aurions immédiatement fait sauter. » La plupart des travailleurs sont impliqués dans l’occupation de jour comme de nuit. Chaque jour, l’assemblée générale désigne une équipe spéciale d’environ vingt-cinq membres, qui prend en charge la « sécurité »dans l’usine pour éviter quelque action individuelle de désespoir et pour former les piquets de grève à l’entrée.

Lors de l’annonce d’une visite d’« officiels », en vue d’une reprise, des équipes procèdent à un nettoyage rapide. Sans aucun doute, durant cette semaine, toutes les autorités essayant de « gérer le conflit » pensent qu’un règlement sans frais peut être atteint, interprétant le « calme » relatif comme un signe de « rentrée dans l’ordre ». Partout, pensent-ils, dans des situations similaires, après la première explosion de mécontentement, les choses se calment, peuvent durer des semaines, voire des mois, avant que les travailleurs, désabusés et lassés, finissent par accepter quelque plan social concocté par les dirigeants et que les syndicats font accepter en douceur, poussant gentiment ces laissés-pour-compte dans l’armée des chômeurs. C’est bien l’espoir des dirigeants d’atteindre ce but et la première étape consiste à prolonger les discussions jour après jour, afin d’épuiser leurs ennemis de classe et émasculer leur détermination. Mais ce calcul, qui a réussi maintes fois dans le passé, parfois au prix de quelques manifestations ou actions sans risques pour le système, se révèle une erreur de calcul dans le cas de Cellatex. Les dirigeants ont totalement sous-estimé la situation et n’ont pas vu que, cette fois, c’était une situation nouvelle, hors de leur contrôle. Comme ces discussions ne font aucun progrès dans le sens des revendications, clairement posées (aucune information sur la manière dont les décisions sont prises et qui parle pour les ouvriers apparemment quelques délégués appartenant à la CGT), les travailleurs de Cellatex demandent à nouveau, le mercredi 12 juillet, qu’une nouvelle évacuation du quartier soit envisagée. Le jour suivant, jeudi 13 juillet, les délégués (soutenus cette fois par le leader CGT du syndicat de la chimie) se déplacent à Paris pour commencer des discussions au ministère du Travail. La situation reste très tendue. Quand des autorités bien intentionnées demandent aux ouvriers d’autoriser le transfert des produits les plus dangereux, sous prétexte de sécurité, la réponse est immédiatement « non », avec un commentaire très sensé : « Aujourd’hui, si les produits dangereux sont déplacés, dans les minutes qui suivront, les négociations s’arrêteront...Moi, tant que je n’aurai pas ma sécurité, ils n’auront pas la leur... Des éléments incontrôlés pourraient toujours, par désespoir ou par folie, déclencher l’irréparable. ». Chantage ou pas ? Lors des réunions de discussions entre les « responsables », des ouvriers de Cellatex sont à l’extérieur avec des banderoles : « Nous irons jusqu’au bout... boum, boum... »

Les discussions n’avancent guère et, au soir du lundi 17 juillet, peu avant 20 heures 30, 5 000 litres d’acide sulfurique, symboliquement coloré en rouge, sont déversés dans un ruisseau proche de l’usine, rejoignant la Meuse. Apparemment, un dispositif avait été, dans les jours précédents, mis en place par les pompiers, afin d’empêcher une telle opération, mais ce dispositif a été brisé par les ouvriers pour libérer le flot d’acide. La couleur rouge est destinée à rendre visible le déversement pour attirer l’œil des médias, l’acide sulfurique étant ordinairement incolore. De toute façon, l’effet physique de ce déversement sera limité : plus de 200 pompiers ont été amenés sur le site et ont construit, sous la protection d’un nombre indéterminé de flics (généralement tenus hors de la vue des ouvriers de Cellatex et des habitants de Givet, bien qu’à certains moments les ouvriers se soient plaints de tentatives de pénétration de flics en civil dans l’usine), une sorte de barrage pour empêcher que l’acide ne gagne la Meuse et chemine ainsi vers la Belgique et la Hollande.

Quand ils exécutèrent partiellement leur menace, les ouvriers précisèrent que si les choses ne changeaient pas, ils déverseraient de la même manière 10 000 litres d’acide sulfurique toutes les deux heures ; cette menace fut toujours reportée et jamais exécutée. Cellatex, en dehors d’être classée « risque Seveso », bénéficiait aussi d’une solide réputation de pollueur, la première en France pour le zinc, la deuxièmee pour les hydrocarbures et la vingt-huitièmee pour certains produits cancérigènes ; quand l’usine était en pleine activité, elle déversait dans la Meuse chaque semaine la même quantité de dérivés de l’acide sulfurique (sulfates) que les travailleurs déversèrent en une seule fois.

Il y aurait même eu, en juin précédent, une fuite qui déversa, pendant toute une nuit, de l’acide dans la Meuse, mais personne ne put en donner la dimension. Dans la nuit de ce lundi, dès qu’il est avisé de ce premier pas - pourtant mesuré - dans l’exécution de la menace initiale, le secrétaire national du syndicat CGT-Textile téléphone pour exiger que « cessent les actions désespérées », en promettant d’être là dès le lendemain. Si l’effet physique du déversement put être ainsi contenu et fort limité, il n’en fut pas de même de l’effet immédiat de cette action ponctuelle. La première conséquence fut la réouverture immédiate des discussions au niveau national : le leader national du syndicat du textile discuta directement à Paris avec la ministre du travail pour fixer le cadre de ce qui pouvait être consenti aux travailleurs de Cellatex afin de les amener à arrêter leur action. Le but était de diviser, autant que possible, ces travailleurs, en séparant le « noyau dur » des modérés. Mais, étant donné la détermination unitaire affirmée, pas à n’importe quel prix... Le leader syndical national devait jouer un rôle dans ces tractations, mais il ne pouvait se présenter devant les travailleurs sans d’importantes concessions.

L’autre conséquence dépassait le cadre étroit de la lutte Cellatex. D’une part sa dimension dans les médias, tant nationaux qu’internationaux (au niveau européen, particulièrement en Belgique et aux Pays-Bas, pays directement concernés par la pollution de la Meuse et dont les gouvernements auraient fait pression sur le gouvernement français pour que celui-ci trouve rapidement une solution) : bien des commentateurs de toute sorte se crurent obligés de donner leur opinion sur cette lutte, lui donnant ainsi un écho encore plus étendu. D’autre part, l’écho ne concernait pas seulement les faits eux-mêmes, mais leurs conséquences possibles sur l’ensemble des relations sociales. Des deux côtés, du capital et du travail, on scrutait attentivement cette nouvelle situation en essayant d’en tirer des leçons pour l’avenir.

Il y eut même une manifestation de soutien d’ouvriers d’autres entreprises du secteur organisée par une intersyndicale aux portes de l’usine occupée, devant les piquets de grève, mais qui ne réunit qu’a peine une centaine d’ouvriers (isolement de Givet, plus guère d’usines dans le secteur, manipulation syndicale d’une manifestation mal organisée pour décourager les grévistes déçus par ce manque de solidarité... difficile de trancher, mais qui de toute façon n’entamera pas la détermination de la lutte). Les débats dans l’usine en grève sont aussi particulièrement violents ; un représentant CGT de l’usine qui participe aux pourparlers déclarera encore : « Il y a risque de dérapage. Les gens qui sont en colère sont prêts à tout. Je sais que cette nuit, les organisations syndicales ont poussé les salariés à garder la raison. A de nombreuses reprises, les échanges ont été plus que vifs. J’ai entendu plusieurs fois “faire évacuer le quartier”. »

Il n’y eut pas seulement une reprise immédiate des discussions, mais ce qui avait été précédemment refusé devint tout d’un coup accessible - pas exactement ce que voulaient les ouvriers à l’origine, mais quelque chose qui pouvait éventuellement surmonter l’impasse.

Au cours de ces discussions, d’abord à Paris puis à Charleville-Mézières (distante, rappelons-le, de plus de 70 kilomètres de Givet, ce qui évitait d’éventuels débordements), les travailleurs dans et hors de l’usine maintiennent la pression : sur les grands feux entretenus sur les barricades de l’entrée de l’usine, ils jettent des gants de caoutchouc (fournis dans le travail) contenant quelques grammes de sulfure de carbone, ce qui provoque des explosions, une démonstration spectaculaire pour les médias accourus à Givet. D’autres ouvriers montrent des canettes de bière contenant un peu plus de ce liquide explosif qui, enflammé, peut en explosant créer un cratère de trois mètres de diamètre et cinquante centimètres de profondeur, tout en produisant un nuage toxique...

A ce moment, des centaines de flics sont disséminés hors de la vue de l’usine. Après huit heures de discussions, de nouvelles propositions sont faites aux ouvriers le mercredi 19 juillet, le troisième jour après les premier pas qui confirmaient leur menace. Unanimement, ils tombent d’accord pour accepter ces propositions qui, en même temps, signifient la cessation d’activité de l’usine et la fin de leur lutte. Des agents de sécurité prennent le contrôle des produits dangereux, prévenant ainsi la reprise de toute autre action « subversive »du noyau dur des ouvriers de l’usine.

Qu’ont obtenu les ouvriers de Cellatex (un des leurs dira qu’il n’avait jamais espéré obtenir tant que ça, ce qui peut donner la mesure de la frousse panique des dirigeants) ? Bien sûr, l’usine sera définitivement fermée : est-ce une défaite, comme certains ont pu l’écrire ? D’une certaine façon, les ouvriers étaient plus ou moins persuadés de cette fermeture, avant même leur action, et les événements ont montré que les autorités ont utilisé de fausses promesses seulement pour tenter de désamorcer la tension et le potentiel de lutte. Il est difficile de donner des estimations de ce qu’ils ont obtenu, en raison de la diversité des situations, bien qu’avec les accords en question l’indemnisation globale semble beaucoup plus égalitaire et beaucoup plus importante que ce à quoi donne droit le régime légal des licenciés économiques (chacun peut comparer avec ce qu’il en connaît) :

- une indemnité spéciale de 80 000 francs pour chaque travailleur (initialement, ils demandaient 150 000, mais on leur avait offert 36 000) (une partie de cette indemnité serait payée par l’ex-employeur, Rhône Poulenc) ;

- un versement supplémentaire mensuel, en plus des allocations chômage, pour permettre à tous ceux travaillant dans l’usine depuis six mois, sans considérer leur statut personnel (en contrat à durée indéterminée ou déterminée ou à temps partiel), de toucher pendant deux années le même salaire ;

- des avantages spéciaux pour les reconversions ;

- un organisme spécial va suivre l’exécution de ces modalités (certainement avec des pouvoirs de pression pour éviter la reprise d’une lutte quelconque, certains travailleurs ayant pu « prendre des précautions »).

De toutes façons, cet accord ne fut pas obtenu facilement. La ministre du travail crut bon de préciser : « Il y avait un risque que les choses tournent mal. Des gens en colère peuvent aller à la dernière extrémité. Je sais que les syndicats ont fait pression sur les ouvriers pour qu’ils ne perdent pas la tête. A plusieurs reprises, les discussions furent plus que difficiles. » Quand, durant cette période, les discussions devenaient par trop difficiles, le leader national de la CGT essaya de faire jurer aux délégués de l’usine (du même syndicat CGT) de ne pas tenter l’irréparable tant que les discussions n’étaient pas rompues (il considérait que ce qui avait été fait pendant la nuit du lundi 17 juillet avec l’acide sulfurique était « la limite de ce que les travailleurs pouvaient faire » - bon prince, que pouvait-il dire d’autre s’il ne voulait pas perdre la face et jouer son rôle de médiateur ?). Le même leader déclarait, à ce moment-là, qu’il devevenait « difficile de contrôler les troupes ». La ministre du travail rendra hommage, une fois la grève terminée, aux syndicats et politiciens locaux, en déclarant : « Je me dois de souligner combien les syndicats agirent en responsables dans les négociations autant que le soutien des assemblées locales » (on peut renvoyer ces propos à ce que nous avons cité d’un ouvrier ex-délégué de Cellatex concernant les mêmes responsables syndicaux ou politiques).

Les importantes concessions obtenues par les travailleurs de Cellatex sont même plus importantes au niveau national pour les relations de travail. Si l’on considère :

- d’un côté les débats laborieux entre syndicats ouvriers, le Medef (syndicat patronal) et le gouvernement en vue d’une réforme drastique du système d’indemnisation du chômage, signifiant plus ou moins l’obligation pour un chômeur d’accepter n’importer quel emploi sous n’importe quelle conditions sous peine de se voir retirer le bénéfice des allocations chômage,

- de l’autre la lutte de Cellatex transgressant tous les tabous et les palabres pour obtenir par une action directe bien plus que ce que discutent et promettent ces agents du contrôle social,

on ne peut que conclure que la lutte des Cellatex sonne comme la réponse de chaque travailleur à de tels palabres, signifiant pour tous que « la lutte paie » (bien sûr pas n’importe quelle sorte de lutte) et peut balayer tous les traquenards du labyrinthe du système d’indemnisation du chômage.

Le bruit de cette lutte fut même amplifié pour l’ensemble des travailleurs par le fait que partout s’élèvent des satisfecit sur une prétendue conduite de l’économie qui entrerait dans une période de « prospérité », et que les dirigeants ne parlent que des excédents de recettes dans tout un ensemble d’organismes, y compris les caisses de chômage. De l’argent, il y en a, il suffit d’aller le prendre avec les moyens adéquats.

Avec cette lutte inhabituelle, les innombrables commentaires furent à la mesure d’un côté de son écho parmi l’ensemble du prolétariat, de l’autre de la crainte de tous les dirigeants économiques, politiques et syndicaux de voir éclater de telles luttes avec des conséquences imprévisibles, brisant tous les cadres de domination des relations de travail. Tous les sociologues furent mobilisés. Quelques évidences, rarement mises en avant jusqu’alors, émergèrent pour dire que Cellatex était « l’histoire de ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les histoires de la révolution Internet, la croissance florissante et le rétrécissement des files d’attente de chômeurs ». Le baron Seillières, président du Medef (le syndicat patronal) se rassura pour déclarer que « c’était une situation extrême et qu’il n’y avait pas de risque de contagion » et en même temps déplorant « la déficience du dialogue social ».

On peut deviner ce que cela veut dire dans la bouche d’un patron : le dialogue social n’est pas directement pour les travailleurs mais pour les syndicats, ces syndicats louangés par la ministre pour leur rôle « responsable » dans la grève Cellatex. Une vision également partagée par les syndicats CGT et CFDT dont un représentant dira en regard de cette lutte que « la négociation reste une valeur sûre du mouvement syndical ». D’autres essaient d’évacuer cette rupture avec les formes « organisées » des luttes dans le cadre bien policé du système capitaliste, notamment avec cette construction patiemment élaborée par les économistes et philosophes patentés sur la disparition des classes et la fin de la lutte de classe.

Quelques politiciens sont plus conscients de la menace qu’une telle lutte représente pour le système et le fait qu’il puisse les obliger à révéler la véritable nature de l’Etat dans un conflit de classe. Le ministre de l’Intérieur peut déclarer brutalement qu’il est « inadmissible de tolérer un tel terrorisme économique » ; il est relayé par un autre ministre qui fait dans l’écologie et parle « d’écoterrorisme » (ce qui est sans doute de l’humour involontaire, car la pollution haute dose en continu, par Cellatex en particulier et par l’ensemble du secteur économique capitaliste, multinationales en tête, n’est pas bien sûr du « terrorisme », puisque fait au nom de la sacro-sainte loi du profit). Un autre ministre met pourtant le doigt sur le point essentiel : « Ce n’est pas tant la quantité d’acide déversée dans le ruisseau qui est un problème, c’est le fait que ce déversement futorganisé volontairement et collectivement. On ne trouve aucun précédent d’un tel acte dans l’industrie. »

Des voix contredisent la déclaration auto-rassurante du président du Medef, sur le point qu’il n’y aurait pas de risques de contagion. Un autre écologiste craint que le « mauvais exemple puisse trouver des émules ». Un autre politicien parle, lui, de la « menace terroriste dans les conflits industriels ». Un sociologue expliquera très sérieusement qu’une telle lutte exprime « la perte d’une culture collective ». D’une certaine façon, du point de vue capitaliste, il est dans le vrai. Si l’on considère l’idéologie dominante que travailleurs et dirigeants doivent travailler main dans la main comme des personnes « responsables », selon l’idée défendue par les syndicats de « protection de l’outil de travail », il est bien certain que l’on se trouve devant la négation totale de cette notion et l’affirmation brutale du refus de la globalité du capital. La lutte de Cellatex révèle, aux travailleurs Cellatex eux-mêmes et à l’ensemble du prolétariat, qu’il n’y aucun tabou dans la lutte de classe ; quand « l’outil de travail »supposé garantir la « condition ouvrière » dans les termes fixés par les nécessités de l’exploitation est détruit par le capitalisme lui-même, pourquoi ne pas utiliser le matériel comme un moyen d’attaque dans la simple lutte pour la survie ? Dans une période où nombre d’usines et d’emplois disparaissent définitivement ou sont déplacés ailleurs seulement au gré des intérêts capitalistes, les travailleurs ne se sentent plus du tout prisonniers de cette idéologie qui les conduisait à accepter de lier la protection de leur emploi, de leurs salaires, de leur vie, à la protection des machines qui servaient à les exploiter. Cellatex montre que cette « protection » totalement rejetée ne s’applique pas seulement à l’usine, aux machines et au matériel mais à l’ensemble des accessoires de leurs vies de prolétaires, notamment dans les habitations autrefois construites par les patrons autour de l’usine pour avoir une main d’œuvre servile et disponible presque héréditairement. Certains ont vu dans les menaces des prolétaires de Cellatex une « attitude suicidaire » ; c’est voir la guerre sociale par le petit bout réducteur de la lorgnette ; la guerre de classe est totale et ne ménage ni les biens, ni les vies, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, a concouru à l’édification d’un système d’exploitation qui a précisément conduit à une telle situation : « du passé, faisons table rase », telle aurait pu être la devise, involontaire, des prolétaires de Cellatex.

Chantage médiatique bien orchestré, ou bien intentions qui auraient pu devenir réalités ? On peut se poser la question, après les déclarations de quelques « leaders » de la grève, proclamant qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de faire exploser l’usine pas plus que de déverser tout l’acide dans la Meuse. Les fameux gants de caoutchouc n’auraient contenu qu’un mélange inoffensif de gaz divers, le système de mise à feu des réservoirs de sulfure de carbone aurait été entièrement bidon, fait seulement de quelques câbles placés en évidence. L’expulsion de quelques ouvriers - les plus déterminés - pourrait accréditer de telles affirmations ; mais les craintes des dirigeants syndicaux et des autorités, maintes fois affirmées tout au long de la lutte, montrent qu’à tout moment (même si certains « responsables » ne se payaient que de mots pour calmer la radicalité tout en feignant de l’épouser, en paroles et avec des feintes) « l’irréparable », pour reprendre les mots du responsable national CGT-Textile, pouvait se produire. Feinte ou pas, la question devient secondaire, car la destruction de l’usine et/ou de son environnement hantait la détermination des 153 travailleurs et se trouvait être l’élément central du « dialogue »avec les dirigeants. On peut aussi se poser la question si, la grève finie, et le rapport de force rebasculé en faveur du pouvoir, les plus militants ne voulaient pas faire croire qu’ils étaient restés « très modérés », peut-être pour éviter des poursuites, mais sûrement pour ne pas être précédés d’une réputation sulfureuse dans une recherche éventuelle d’un prochain emploi : les listes rouges, ça existe toujours, et les déclarations d’un patron que nous citons par ailleurs sont là pour montrer que certains - les moins de cinquante-cinq ans de Cellatex - peuvent avoir quelque raison de s’inquiéter de leur sort futur de travailleurs.

D’une certaine façon, même s’ils ne passent pas aux actes, la même chose est passée, à un moment ou à un autre dans la tête de tout travailleur. Ce n’est donc pas par hasard si la lutte de Cellatex a rencontré un tel écho et si, sans se soucier des déclarations officielles, cette lutte fut suivie par d’autres présentant les mêmes caractères. Le préfet des Ardennes pourra dire, après la fin de la lutte Cellatex, essayant aussi de prévenir l’extension de telles méthodes de lutte, que « le conflit Cellatex avait eu un caractère exceptionnel et que, par suite, il avait dû être traité par des moyens exceptionnels »(il ne dit d’ailleurs pas ce qui était « exceptionnel », car précisément ce serait souligner qu’une méthode spécifique d’action collective peut avoir des résultats « exceptionnels »).

On peut d’ailleurs prévoir que des contre-feux capitalistes sont déjà en place derrière la rhétorique des serviteurs du système. Du côté patronal : un patron d’une usine métallurgique des Ardennes questionné au sujet de cette grève annonce la couleur, alors qu’on kui demande s’il est prêt à embaucher des ouvriers de Cellatex : « Les seuls ouvriers de Cellatex qui pourraient trouver un emploi chez moi sont ceux de l’entretien. Mais la plupart d’entre eux furent parmi les meneurs dans la grève et, à vrai dire, j’hésiterais à les embaucher ». Une menace qui ne concerne pas seulement les travailleurs de Cellatex mais tous autres travailleurs qui seraient tentés de suivre le même chemin qu’eux. Et du côté syndical, sans aucun doute aussi pour tenter de prévenir et d’encadrer tout mouvement autonome ; mais là, on voit mal, avec l’hémorragie des représentations syndicales, comment ils pourraient s’y prendre pour prévenir d’aussi imprévisibles mouvements de base, qu’on ne peut imputer à des meneurs ou groupes ayant clamé antérieurement une « ardeur révolutionnaire ».

Dans la foulée de Cellatex, des formes de luttes identiques au début de l’été

Dans la quinzaine qui a suivi la fin de la lutte Cellatex, des travailleurs, dans différentes partie de France, ont utilisé les mêmes menaces que ceux de Cellatex comme moyen de chantage pour obtenir ce qu’ils revendiquaient, dans des situations parfois similaires, parfois quelque peu différentes. Mais, contrairement à Cellatex, ces luttes n’ont guère fait l’objet de publicité dans les médias et il est plutôt difficile d’en donner des détails. Cette semi-censure répond certainement à ce que nous venons de dire sur le contre-feu destiné à endiguer une extension éventuelle de telles luttes. Nous ne pouvons donc donner dans ce qui suit que les détails connus, ignorant, la plupart du temps, la façon dontelles se sont développées et comment elles se sont terminées.

FORGEVAL. A Valenciennes, ville industrielle (50 000 habitants ) dans le Nord de la France, pas trop éloignée de Givet, aussi avec un fort taux de chômage, dans le même type de vieille région industrielle frappée de plein fouet par les restructurations dans la sidérurgie, la métallurgie et le textile. La lutte se déroule en même temps que celle de Cellatex, mais il est impossible de dire si les mêmes causes produisent les mêmes effets ou si l’une a servi d’exemple à l’autre. L’usine métallurgique emploie 127 travailleurs et est mise en faillite le 21 juillet : tous les travailleurs sont licenciés.

La menace est la même qu’à Cellatex, dans un contexte identique. L’usine a en magasin 36 000 litres d’huile de machine inflammable ; ce produit a été installé sous une grande presse, une machine de valeur et est prêt à être mis à feu. Ils disposent aussi d’autres hydrocarbures qu’ils menacent de déverser dans une rivière proche et ont installé des bouteilles d’acétylène et d’oxygène dans des pneus pour parfaire cette pyrotechnie. La même menace qu’à Cellatex : tout cela sera utilisé s’ils n’ont pas de réponse ferme sur plus d’argent et des garanties de réembauche. Apparemment, le mouvement restera minoritaire et divisé, à la fois par les « solutions » présentées à plusieurs reprises par les représentants syndicaux métallurgie, par la crainte d’une intervention des CRS, par la promesse d’une reprise partielle des salariés. Toujours est -ilque le 30 juillet tous les barrages à l’entrée de l’usine et les autres dispositifs sont abandonnés et nettoyés. Ils ne semblent pas avoir obtenu beaucoup plus que les garanties légales, dont une prime de 50 000 francs si, en février 2001, ils sont toujours sans travail à l’expiration d’un congé de conversion de six mois.

ADELSHOFFEN. A Schiltigheim (banlieue de Strasbourg en Alsace, extrême est de la France sur la frontière avec l’Allemagne). Là, le taux de chômage, de 5,7 %, est largement inférieur à la moyenne nationale (autour de 10 %). Une brasserie avec 400 travailleurs appartenant à la multinationale de la bière Heineken, qui voudrait fermer cette usine située en plein centre-ville, rachetée avec l’absorption de la firme pour transférer les fabrications vers une autre usine de cette firme (Fisher), à Saint-Omer dans le Nord de la France près de Calais. Selon les travailleurs, l’usine est viable, et ils ne comprennent pas les raisons de cette fermeture.

Le lien avec Cellatex n’est pas évident. Un travailleur de la brasserie déclarera : « Il y a déjà longtemps que cela nous trotte dans la tête ; nous n’avons rien à perdre, mais, c’est vrai que Cellatex nous a donné des idées. » Depuis vingt-deux ans, cette usine n’a pas connu une seule grève. La fermeture n’est pas une chose récente, les travailleurs en ont été informés depuis des mois. Tout ce que les syndicats leur ont proposé, ce furent d’une part des grèves tournantes de cinquante minutes toutes les huit heures, qui font baisser la production mais ne gênent guère la direction qui veut fermer l’usine, d’autre part les traditionnelles manifestations, appelées et contrôlées par eux, qui se sont répétées sans autre effet que laisser le goût amer de l’impuissance devant le rouleau compresseur capitaliste, enfin des pétitions et des appels aux « élus », tout aussi inefficaces.

De nouveau, on entend les même propos que ceux sortis de la bouche des travailleurs de Cellatex : « Menacer de faire sauter l’usine est la seule solution pour faire bouger le choses. Je suis prêt à le faire s’ils nous poussent à bout. » Mais là, les syndicats affichent dès le départ leur hostilité à cette forme d’action : le secrétaire national de la Fédération CGT de l’agro-alimentaire prend ses distances avec la lutte et un délégué CGT affirmera ouvertement : « Il s’agit simplement d’un moyen de pression pour la négociation. »

La nouvelle forme de lutte commence le 19 juillet : le directeur du personnel est séquestré dans l’usine occupée (il sera évacué en ambulance avec un malaise cardiaque), les délégués de base refusent de discuter plus avant avec la direction dans le comité d’entreprise. Les bouteilles de gaz utilisées pour les chariots élévateurs sont mises en position d’être utilisées pour faire sauter deux réservoirs d’ammoniaque (qui servent au refroidissement ; jusqu’à récemment, le risque de pollution par des fuites de gaz étaient tel que toute construction nouvelle était interdite dans un rayon d’un kilomètre autour de la brasserie).Un premier ultimatum, fixé initialement au 20 juillet, est reporté au 23. Un délégué CGT est désigné par dérision, mais non sans signification, « président de la brasserie ». Le secrétaire national de la Fédération CGT de l’agro-alimentaire blâme sérieusement toute cette action. Les travailleurs déversent en plusieurs fois 68 000 litres de bière dans les rues de la ville, bloquant ainsi tout le trafic autour de l’usine. Finalement, le 26 juillet, ils acceptent un accord qui comprend la fermeture partielle de la brasserie au 1er septembre, des indemnités de licenciement plus importantes (101 resteront licenciés avec 75 000 francs, une prime de 300 000 francs en cas de départ volontaire réduite à 125 000 pour ceux qui ont moins de deux ans d’ancienneté, le salaire garanti jusqu’à cinquante-cinq ans en cas de préretraite avec une prime de 50 000 francs) et des garanties d’emploi (certains resteront sur le site, d’autres seront mutés dans d’autres brasseries du groupe) et de reclassement.

BFEF-BERTRAND FAURE. Sous-traitant de PSA (Peugeot-Citroën), fabricant de garnitures de sièges de voitures à Nogent-sur-Seine (Aube), 5 500 habitants, à cent kilomètres au sud-est de Paris. L’usine, qui compte 236 travailleurs, en majorité des femmes, doit fermer au début de septembre pour cause de délocalisation en Asie ou ailleurs. L’occupation commence le 27 juillet, jour et nuit, pour empêcher un éventuel transfert des machines durant août, période de vacances. La menace d’incendier l’usine et de faire sauter des bouteilles de gaz (l’usine est aussi proche d’une centrale atomique) accompagne des discussions. Le responsable CGT n’est pas très sûr de l’acceptation des accords qu’il discute avec la direction : « Il n’est pas sûr que les ouvrières s’en contentent. Elles nous ont déjà débordés jeudi 26 juillet quand on est arrivés à l’usine, elles avaient mis les machines dehors, les matières premières, l’outillage...On essaie de contenir les gens. Mais je ne sais pas jusqu’à quand. » Une autre fois, c’est tout un stock de housses de sièges prêt à l’expédition qui est sorti pour être incendié. Au moment où nous écrivons ces lignes, aucune autre information n’est parvenue ; d’informations contradictoires, début août, il semble bien ressortir que les représentants syndicaux ont toutes les peines du monde à faire accepter les compromis qu’ils ont élaboré avec les dirigeants et les autorités, compromis qui entérine la fermeture de l’usine moyennant une indemnisation plus importante.

CEE-CONTINENTALE D’EQUIPEMENTS ELECTRIQUES. A Meaux, dans la grande banlieue parisienne, à quarante-cinq kilomètres à l’est de la capitale, 35 000 habitants. Cette société employant 188 travailleurs, dont 146 à Meaux, vient de fusionner avec la Société française industrielle de contrôle et d’équipement, qui fabrique le même matériel d’équipement électrique. Sur les 188 travailleurs, 69 garderont leur emploi, l’usine de Meaux prenant le plus fort contingent de licenciés : 80 connaissent leur sort par fax le 20 juillet (certains travaillant là depuis plus de trente ans). La réaction est immédiate : « On nous traite comme du bétail. Personne ne s’est déplacé pour annoncer les licenciements ». C’est le début de l’occupation. Les travailleurs allument un feu « symbolique » (?) près de l’usine et revendiquent expressément les mêmes avantages et garanties que ceux obtenus par les salariés de Cellatex. On ne sait pas ce qu’ont donné les discussions engagées alors à la préfecture du département.

QUELQUES REFLEXIONS

Il serait absurde de tirer de ces luttes, comme c’est trop souvent le cas, des conclusions définitives, comme par exemple celles d’un sociologue qui y voit « la résurgence d’un anarcho-syndicalisme qu’on croyait étouffé par les années de crise » ou bien l’émergence d’une « radicalisation » des luttes.

On peut tout d’abord voir ce que ces luttes peuvent avoir en commun : la résistance, le refus d’être plus longtemps les victimes de la logique inexorable de la rentabilité capitaliste, dans laquelle le prolétaire-producteur n’est plus rien d’autre qu’un objet, dont le sort ne dépend plus de ce qu’il a pu accomplir et accepté jusqu’alors, mais d’un ensemble de « conditions objectives » sur lesquelles il n’a aucun pouvoir et que, souvent,souvent il ignore même totalement. Ce prolétaire prend ainsi brutalement conscience de ce qu’il est pour le capital : le support d’une marchandise - sa force de travail - qui devient invendable parce que dévaluée par le jeu de données qui lui sont pour une bonne part extérieures. Il en ressent d’autant plus l’incongruité qu’actuellement, on lui clame sur tous les tons une « prospérité » retrouvée, des bénéfices faramineux et des caisses diverses regorgeant de surplus.

Ce qui revient comme un leitmotiv dans les propos, dans toutes ces luttes, c’est des phrases comme « on n’est plus rien » « on est traités comme des déchets ». Personne, seulement leur situation présente, leur a soufflé une telle prise de conscience de leur place réelle de prolétaires dans la société.

Ce sentiment est renforcé par un autre trait commun à ces luttes : elles se déroulent dans des situations d’isolement, soit géographique, soit de petites entreprises entraînées dans le réseau mouvant des sous-traitances, soit dans des régions ravagées depuis des années par les restructurations capitalistes - et souvent, tous ces facteurs sont réunis. Cet isolement et la faible importance de leur entreprise, donc de leur nombre, accentue encore cette conscience d’être des « laissés-pour-compte », parce qu’ils n’ont pas de poids électoral ou social. Leur radicalisme vient naturellement de la volonté de se faire entendre après avoir épuisé les moyens éculés que leur proposent les syndicats gestionnaires des hoquets du système capitaliste.

Il est bien évident que toutes les luttes, même celles qui débouchèrent sur des mouvements de plus grande ampleur, ont toujours été des luttes défensives. Ainsi en est-il de même de ces luttes aux méthodes radicales. On peut le regretter avec tous ceux qui, à la recherche d’un sujet révolutionnaire, déplorent l’absence d’une conscience de classe. Ce sont ceux-là même qui parlent « d’attitude suicidaire », d’épiphénomène à propos de Cellatex et des imitations. Pourtant, les faits - tels qu’ils se déroulent - multiformes de la lutte de classe ont la tête dure : ils refusent de se plier dans des catégories (sauf à en faire des lits de Procuste) et de révéler en clair ce que parfois ils ne contiennent pas directement, mais expriment néanmoins lorsqu’on les replace dans le contexte plus global de résistance au capital dans le monde d’aujourd’hui.

Lorsqu’une ouvrière de Cellatex déclare : « On nous a même traités de terroristes parce qu’on a la rage de vivre sans exiger la lune », et qu’on relie cette réflexion à l’idée acceptés par tous à Cellatex (même si elle n’était, comme on l’a prétendu après, qu’une comédie bien organisée) de destruction de l’usine et d’une partie de la ville, on ne peut que faire le rapprochement avec la même rage de vivre qui anime les jeunes des banlieues déshéritées à détruire leur propre environnement.

Le « On n’est pas des irresponsables, mais on est à bout » d’un ouvrier de Cellatex fait écho à cette réflexion d’un politicien : « C’est malheureux qu’il faille en venir à cette violence pour qu’on les considère. » Pour tous, ayant « la rage de vivre », les moyens pacifiques sont depuis longtemps épuisés et le recours à une violence s’impose naturellement. J’entends déjà les apôtres de la « conscience révolutionnaire » fustiger cette « rage de vivre » qui, inévitablement, se concrétise dans un monde capitaliste, dans le mirage de la consommation, témoin cette jeune ouvrière de Cellatex déclarant quavec son indemnité elle allait pouvoir s’acheter une BMW. On devrait s’interroger sur la portée globale du « Pourquoi pas nous ? » dans tous les domaines.

Un des rares commentaires à tenter de relier cette violence extrême à l’ensemble des luttes des dernières décennies, on le trouve du côté capitaliste dans un journal financier britannique, le Financial Times, qui écrit le 19 juillet : « Les travailleurs français en colère ont dans le passé kidnappé des dirigeants d’entreprise, occupé les installations, bloqué les accès aux usines... Mais cette fois ils ont recours à des mesures encore plus désespérées. » Il est significatif que, venant d’une publication qui ne s’attache globalement qu’à tout ce qui concerne le rendement du capital, ce commentaire ne concerne que les actions touchant le lieu de travail, ce qui est normal puisque c’est là que coule la plus-value. Cependant, dans la période actuelle où les méthodes de production (lieux dispersés et flux tendus) reposent souvent sur une dimension géographique pour faire de la communication un des éléments essentiels du système productif, les attaques de classe peuvent se déplacer hors des lieux propres de travail, mais la réflexion citée reste valable.

Pourtant, il ne faudrait pas s’arrêter seulement à ce domaine essentiel de la production mais voir ce qui, dans l’ensemble du système capitaliste, reflète et relaie le conflit central travail contre capital... La société française (pour ne parler ici que d’elle) a montré, depuis une vingtaine d’années, que toutes les médiations, politiques, nationales ou locales, syndicales, etc. étaient plus ou moins reléguées au magasin des accessoires, et que des formes plus ou moins originales et autonomes de lutte surgissent dans les domaines les plus divers. Etendant sa réflexion à propos de Cellatex, un député social-démocrate relevait, dans le quotidien Libération (27 juillet 2000) :

« Plus qu’à l’analyse d’un nouveau terrorisme, on est donc ramené ici à la question des moyens dont disposent dans notre société les uns et les autres pour se faire entendre et obtenir des arbitrages favorables de la part des instances chargées de mettre en œuvre la solidarité nationale. » Il a raison ce naïf ou/et retors, ce brave soldat de la social-démocratie qui croit encore aux vertus d’un capitalisme « tempéré »et « acceptable », alors que le capitalisme détruit allègrement une planète à feu et à sang, déplorant seulement que les médiations ne fonctionnent pas et qu’il faut en trouver de nouvelles pour que le capital puisse surmonter « ses » problèmes et ainsi pérenniser.

Il a raison de s’inquiéter. Encore, pour ne parler que de la France, on pourrait énumérer toutes les percées, rapidement colmatées et/ou annexées, d’un courant autonome qui déborde constamment ces médiations impuissantes dans les domaines les plus variés, pour faire entendre des revendications élémentaires de base qui restent ignorées parce qu’elle ne concordent pas avec la logique du système. La liste en serait longue, depuis les coordinations du rail (1986-1987), des infirmières (1988-1989) et d’ailleurs dans les mêmes périodes, le mouvement « Tous ensemble »de 1995-1996, jusqu’à Cellatex en passant par le « malaise » des banlieues, les manifestations débordées des jeunes ou des sans-papiers, ou les occupations d’écoles du Languedoc...

La meilleure réponse aux propos du réformiste à la recherche de la martingale de contrôle et d’encadrement est donnée par ces coups de téléphones que reçoit le secrétaire du comité d’entreprise de Cellatex, du style : « On est 400 à être licenciés, comment peut-on faire pour que l’opinion parle enfin de nous ? »

Il ne faut pas non plus se bercer d’illusions pour le futur. Les structures du système savent, au fur et à mesure du cheminement de cette autonomie, prendre les mesures pour éviter que cela se reproduise : les gouvernats de toutes sortes sont experts pour cela, mais à chaque fois ils s’attaquent au passé, et le futur montrera que si les formes déjà apparues ne peuvent se reproduire à cause de la répression, d’autres formes imprévues (et imprévisibles) surgiront. Ainsi va la dialectique dans la lutte de classe. Pour Cellatex and Co, nul doute que les contre-feux soient déjà en place, qu’il s’agisse de contrôles plus efficaces des « produits dangereux » pouvant servir à l’occasion, ou de fusibles d’intervention syndicaux, politiques ou administratifs. C’est sans doute à cela que pensait le baron du Medef lorsqu’il déclarait qu’il n’y avait aucun risque de voir Cellatex faire école.

H. S.

août 2000

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