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La situation des classes laborieuses au Japon (7)

lundi 5 février 2007

Septième d’une série d’articles couvrant une période de cent cinquante ans - de 1853 à nos jours - de capitalisme au Japon, qui se terminera par une analyse de la crise économique actuelle.

Texte paru dans Echanges n° 117 (été 2006).

La guerre de 1914-1918 a ouvert la voie à la domination totale de la production marchande dans les nations industrialisées. Ce nouveau développement du capitalisme ne s’est pas fait en un jour. Il faudra trente ans pour que les bases du monde où nous vivons aujourd’hui soient façonnées. C’est la deuxième guerre mondiale qui viendra parachever ce qui avait été seulement ébauché en 1914 ; à partir de 1945 les rapports sociaux entre hommes seront définitivement des rapports entre choses et l’argent la mesure du temps. Les divers conflits locaux qui n’ont cessé d’éclater depuis visent à étendre ce pouvoir de l’économie à l’ensemble de la planète.

Pour la classe dirigeante japonaise, la première guerre mondiale fut la guerre civile européenne qu’elle attendait (1).

Nous avons vu dans le chapitre V qu’elle a marqué l’accession effective du Japon au capitalisme en écartant momentanément les pays industrialisés de l’Asie et de l’océan Pacifique.

Mais la fin de la guerre, en favorisant le retour des pays européens et des Etats-Unis dans la région, va révéler la fragilité du développement industriel japonais qui souffrait de plusieurs maux : un manque général de matières premières, une faible mécanisation, une inexpertise technique dans la construction des machines et les procédés de fabrication, des moyens de transport nationaux et internationaux insuffisants et une classe ouvrière rétive aux impératifs économiques modernes. La réapparition des puissances industrielles européennes et américaine en Asie va bouleverser les industries japonaises. De nombreux secteurs en expansion pendant la guerre vont être ruinés par les marchandises de meilleure qualité et à moindre coût produites en Europe ou aux Etats-Unis, principalement ceux à forte demande technologique tels que la chimie et la sidérurgie (2). Ils ne seront néanmoins pas tous totalement détruits, les grandes entreprises réussissant à s’affilier avec des entreprises européennes ou américaines, les plus petites copiant purement et simplement les technologies étrangères. Et à la fin des années 1920, le Japon était capable de produire lui-même des machines.

Cette concurrence étrangère va entraîner un déséquilibre de la balance commerciale japonaise ; dès 1919, le taux des exportations se réduit tandis que les importations dépassent les exportations pour la première fois depuis 1914. La stagnation s’accentue les années suivantes, et en 1921, le Japon accuse un déficit commercial de 361 millions de yen contre 74 seulement en 1919 (3).

La dépression (1920-1923)

La guerre de 1914-1918 a été mondialement un facteur de transformation morale et sociale, et a eu pour conséquence de stimuler l’activité industrielle. Elle fut cependant suivie d’une dépression économique qui affecta l’ensemble des pays industrialisés. Et a favorisé l’émergence d’une nouvelle puissance, les Etats-Unis, qui va déterminer toute l’histoire ultérieure du monde, et du Japon en particulier.

Les causes de la crise économique mondiale de l’après-guerre sont à rechercher dans le caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Lorsqu’en 1914, les pays belligérants décrétèrent le cours forcé de leur monnaie et que les billets cessaient d’être échangeables contre de l’or (4), les monnaies commencèrent à varier entre elles, présageant les turbulences de 1929.

Avant guerre, le Japon menait ses transactions commerciales avec l’étranger sur la place de Londres et possédait une grande partie de ses réserves d’or à l’étranger. Dès les premières années de la guerre, le Japon importa de l’or en grandes quantités et les réserves dans les banques japonaises augmentèrent.

Mais l’année 1917 annonça la crise à venir pour un Japon doublement dépendant du monde par ses exportations de produits manufacturés et par ses importations de matières premières. Cette année-là, en juin, la Russie décide d’interdire les billets à ordre endossables par des pays étrangers ; les commerçants japonais ne peuvent plus se faire payer et le commerce, assez important, avec la Russie décline (5). Le 10 septembre, les Etats-Unis interdisent l’exportation de l’or et de l’argent en lingots et en numéraire sauf autorisation spéciale (6), empêchant le Japon d’accéder à ses propres réserves d’or dans ce pays. Ce n’est qu’en mai 1919 que les Etats-Unis lèveront leur interdiction d’exporter de l’or ; le Japon en profitera pour accumuler le métal précieux (7).

La croissance économique qui avait profité des conditions de guerre, elle, dura jusqu’en mars 1920. L’index des prix de gros était encore de 322 (base 100 = 1913) ce mois-là ; il chuta à 190 en avril 1921 (8). Alors qu’en Grande-Bretagne, la crise n’a guère cessé de 1921 jusqu’aux années 1930, se caractérisant par le chômage permanent de plus d’un million de travailleurs, un marasme persistant des grandes industries traditionnelles, principalement des mines de houille (9), et que la dépression mondiale s’accentuait suite à l’accord séparé signé par la Russie et l’Allemagne à Rapallo (10), le Japon sortait de la crise en 1922.

Cette sortie de la crise, alors que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se maintenaient dans la dépression, eut pour effet de favoriser au Japon les importations sur les exportations, le yen étant surévalué par rapport au dollar (11). Le tremblement de terre du Kantô, en septembre 1923, allait briser ce mouvement en générant une poussée inflationniste par suite des emprunts émis par les banques avec le soutien du gouvernement (12).

Le grand tremblement de terre du Kantô (Kantô daishinsai)

Le 1er septembre 1923, peu avant midi, un tremblement de terre, de magnitude 7,9 sur l’échelle de Richter, ravage le Kantô (« la plaine orientale »), la région de Tôkyô. On dénombrera 91 344 morts et 464 909 maisons incendiées ou détruites, principalement à Tôkyô et Yokohama (13). Il y eut de nombreux incendies à cause des feux allumés pour la préparation du repas de midi délaissés dans la panique qui a suivi les premières secousses du tremblement de terre.

Le Premier ministre depuis juin 1922, Katô Tomosaburô, était mort une semaine auparavant, le 24 août, et aucun successeur n’avait encore été désigné le 1er septembre ; les différents clans au sein du pouvoir cherchaient toujours un compromis. Dans les premières heures après le tremblement de terre, et afin d’éviter des troubles, une ordonnance impériale créait un Bureau provisoire de secours aux victimes du tremblement de terre (Rinji shinsai kyûgo jimukyoku) présidé par le Premier ministre par intérim Uchida Kôsai (1865-1936) et son ministre de l’Intérieur Mizuno Rentarô (14) (1868-1945). Le 2 septembre, Hirohito, qui avait été nommé régent à cause du comportement erratique de son père, Yoshihito, réunit un nouveau cabinet sous la présidence de l’amiral Yamamoto Gonnohyôe (ou Gonbei) (1852-1933). Le 3, Fukuda Masatarô est nommé commandant de la loi martiale décrétée le même jour sur Tôkyô, cinq districts environnants et la préfecture de Kanagawa, puis étendue le 4 aux préfectures de Saitama et Chiba. Le 10 septembre, 50 000 soldats environ sont dans le Kantô. Le gouvernement mettra fin aux fonctions de Fukuda le 20 septembre.

Dès le 2 septembre, une rumeur faisait part d’émeutes menées par des Coréens et des socialistes. Leur persécution commence qui entraînera des milliers de morts. Le 4, Kawai Yoshitora, membre de la Nankatsu rôdô kyôkai (15) (Association des ouvriers de Katsushita-sud, un quartier de Tôkyô), fondée en octobre 1922, et Hirasawa Keishichi, membre du Jun rôdôsha kumiai (Syndicat ouvrier intègre), ainsi que 8 autres personnes, sont assassinés par l’armée dans le commissariat de Kameido pour avoir chanté des refrains révolutionnaires alors qu’ils étaient en garde à vue. Le 16, l’anarchiste Ôsugi Sakae (né en 1885), sa compagne Itô Noe (née en 1895) et le neveu d’Ôsugi, Tachibana Sôichirô, sont assassinés par Amakasu Masahiko dans une caserne de gendarmerie (16).

Mais le pire adviendra aux Coréens. Au début de l’après-midi du 1er septembre, Yamaguchi Seiken, un militant ouvrier, constitue un Groupe de protection contre le tremblement de terre de Yokohama (Yokohama shinsai hogodan). Il semble être la source des rumeurs anti-coréennes qui n’allaient pas tarder à se répandre (17). En fin d’après-midi, les premières milices d’auto-défense (jikeidan) s’organisent dans les grandes villes, constituées en majeure partie par des membres de l’Association des réservistes de l’armée impériale (Teikoku zaigô gunjinkai) et du Groupement de la jeunesse (Seinendan) nationaliste. Malgré l’interdiction faite par le Haut commandement de la loi martiale aux jikeidan de posséder des armes, le 4 septembre, ces milices assassineront plusieurs milliers de Coréens. Le 20 septembre, les jikeidan sont officiellement placées sous la supervision de la police et le 25, elles remplacent l’armée qui commence à se retirer. Les jikeidan ne seront dissoutes que vers la fin octobre.

Yoshino Sakuzô (1878-1933), un penseur et politologue chrétien épris de la Chine et de la Corée, publiera un article dans un numéro de novembre de la revue Chûôkôron, « Chôsenjin gyakusatsu jiken ni tsuite » (A propos du massacre des Coréens), dans lequel il attirera l’attention sur ces tueries. Mais cet article est resté sans suite ; à ce que l’on sait, la population japonaise, partageant en majorité les préjugés des jikeidan, approuvait tacitement leurs œuvres.

Le régime n’avait pas inventé la haine de l’étranger. Il en avait simplement tacitement autorisé l’épanchement. Dans le même temps, il essayait d’endiguer à sa manière toute source de troubles. Dès le 4 septembre, le Département métropolitain de la police à Tôkyô organisait une réunion avec la Sôaikai (Association pour l’amour mutuel), fondée en décembre 1921 afin de promouvoir la coopération entre Coréens et Japonais. Les participants s’accordèrent pour mettre de corvée des travailleurs coréens dans les zones incendiées et pour que ce service public (shakai hôshi) fasse l’objet d’une couverture journalistique dans l’espoir d’endiguer les attaques anti-coréennes. Michael Weiner estime qu’entre septembre 1923 et mars 1924, 300 à 400 travailleurs coréens furent mis quotidiennement à la disposition des autorités préfectorales de Tôkyô par la Sôaikai pour aider aux secours dans les zones sinistrées. Selon lui, « étant donné la nature semi-officielle de la Sôaikai, cette offre semble aujourd’hui plutôt assimilable à une mobilisation obligatoire qu’à un service public volontaire » (18).

La reconstruction de la capitale fut engagée sous la direction du nouveau ministre de l’Intérieur, Gotô Shinpei (1857-1929). Tôkyô n’était, et dans une certaine mesure n’est toujours pas, une vraie ville mais plutôt un assemblage de villages sans centre unique, offrant un mélange de différents styles d’habitations dans une même rue ou un même quartier. Gotô Shinpei voulait profiter des destructions pour moderniser Tôkyô. Il parvint à ouvrir deux voies éventrant Tôkyô, l’une allant du nord au sud (Shôwa dôri), l’autre d’est en ouest (Yasukuni dôri). Mais le 10 décembre 1923, la Diète lui refusa les crédits supplémentaires qu’il demandait. Et finalement, le cabinet Yamamoto démissionnait après un attentat commis à Toranomon (Tôkyô) par Nanba Daisuke (1899-1924) contre Hirohito (19) le 27 décembre 1923, laissant la capitale se reconstruire anarchiquement et profiter de ses venelles quelques décennies de plus (20)

La crise bancaire de 1927

Après le tremblement de terre du Kantô, le yen fut dévalué pour faciliter les emprunts à l’étranger et vers la fin 1925, les exportations augmentaient à un niveau qu’elles n’atteindront plus dans la décennie suivante. Mais dans le même temps, le gouvernement avait imposé aux banques nationales un moratorium d’un mois sur les billets à ordre recouvrables dans les zones sinistrées. Puis, autorisé la Banque du Japon à réescompter les billets à ordre de ceux qui étaient incapables d’honorer leur signature, permettant ainsi aux banques d’accorder des crédits sans trop s’inquiéter des remboursements. Bientôt, de nombreuses entreprises faisaient faillite et les banques peinaient à recouvrer leur argent, faisant planer la menace d’une faillite des banques elles-mêmes. Les entreprises n’hésitaient d’ailleurs pas à truquer leurs livres de comptes en inscrivant à leur crédit des sommes qu’elles savaient ne pas pouvoir récupérer ou en exagérant la valeur de leurs biens immobiliers.

La société de commerce Suzuki shôten offre un exemple de cette dérive. Avant guerre, cette société de commerce, principalement de produits en provenance de Taiwan, basée à Kôbe, extrapolant une hausse des prix, emprunta à la Banque de Taiwan pour spéculer sur les prix des marchandises ; mais avec la récession qui suivit la guerre elle dut emprunter pour régler ses dettes. Or, en mars 1924, la Banque du Japon avait réescompté pour 430 millions de yen de billets suite au tremblement de 1923 et 33 mois plus tard, elle avait récupéré 230 millions de yen ; mais à la fin 1926, 200 millions manquaient encore. Sur cette somme, 100 millions étaient dus par la Banque de Taiwan dont 72 par Suzuki Shôten.

Le début de la crise bancaire peut être daté du 14 mars 1927. Ce jour-là, la banque Watanabe de Tôkyô signalait son incapacité à payer les retraits de ses clients au vice-ministre des Finances. Et le ministre en personne en faisait la révélation devant la Diète. Le lendemain la banque avait finalement trouvé des fonds, mais la nouvelle de la veille s’était répandue et elle fut contrainte de fermer ses portes devant l’afflux de ceux qui venaient réclamer leur argent.

Entre temps, la Kenseikai, au pouvoir, et la Seiyûkai, dans l’opposition, s’opposaient sur les finances de l’Etat. La Seiyûkai avait un programme de dépenses publiques ; la Kenseikai, de son côté, avait un programme de réduction des dépenses au niveau national, d’un équilibre de la dette internationale et d’un retour à l’étalon-or. Après l’affaire de la banque Watanabe, la Seiyûkai demandait au gouvernement de publier une liste des banques débitrices. Ceci précipita la panique des épargnants qui se ruèrent pour retirer leur argent accentuant la mauvaise position des banques les plus faibles. Le gouvernement dut recourir à la planche à billets, dans une telle urgence que certains billets de 200 yen ne furent imprimés que sur une face. Dans le même temps, les liens entre Suzuki shôten et la Banque de Taiwan avaient été rendus public et Suzuki shôten, mis en faillite, laissait son ardoise à la Banque de Taiwan.

En conséquence de cette crise bancaire, le ministère des Finances révisait la Loi sur les banques en avril 1927. Cette nouvelle loi imposait aux banques ayant des bureaux dans les villes importantes une capitalisation minimale de 2 millions de yen et aux autres d’un million de yen. La loi fut sévèrement appliquée et le nombre de banques diminua considérablement : de 651 à la fin 1932, elles n’étaient plus que 226 en 1942 (21).

La crise de 1929

J’ai dit plus haut que la crise en Grande-Bretagne perdurait depuis 1921. Le retour de la livre sterling à l’étalon-or, en 1925, n’avait résolu aucun problème ; et dès 1927 les gouverneurs des grandes banques centrales d’Europe vont à Washington demander l’appui du Système Fédéral de Réserve, entraînant une poussée spéculative à Wall Street. Telles sont les prémisses du krach de la Bourse de New York à la fin octobre 1929. Au Japon, la crise financière de 1927 avait obligé l’industrie textile et le système bancaire japonais à se concentrer. La crise mondiale de 1929 accroîtra ce mouvement.

Le gouvernement soutint la rationalisation industrielle et les progrès technologiques mais, comme il est courant au Japon à cause des influences contradictoires des divers clans politiques et économiques au sein de l’Etat, il repoussa toute décision importante et préféra user de ses réserves d’or pour épurer ses dettes, maintenir une parité fixe du yen par rapport au dollar et prêter de l’argent au lieu d’investir. Ce qui eut pour effet de diminuer les réserves d’or du pays (22).

A la suite du krach de 1929, les prix mondiaux non agricoles ont baissé de près du tiers et les prix agricoles de plus de la moitié entre 1929 et 1932. Cette disparité s’explique par les réactions différentes de l’industrie et de l’agriculture devant une crise qui se traduit par la mévente de leurs produits. Les entreprises industrielles diminuent leurs frais en réduisant la production, en débauchant une partie de leur personnel ou en le faisant travailler à temps partiel, ce qui enraye la baisse des prix ; mais un grand nombre d’exploitations agricoles ont un caractère familial où le travail salarié joue peu. Les agriculteurs ne peuvent donc réduire leurs frais et, pour maintenir leurs gains, s’efforcent d’augmenter leur production, accélérant ainsi la baisse des prix.

Il faut savoir qu’au Japon, jusque dans les années 1960, l’agriculture a occupé plus de la moitié de la population. La crise économique des annés 1930 affecta surtout les paysans qui vivaient de l’exportation de la soie brute et dont les enfants allaient travailler dans les usines de coton (23). En outre, à la baisse des exportations de soie brute, s’ajouta une chute des prix de vente du riz. Pendant la période de pénurie de riz à la fin de la première guerre mondiale, le Japon avait favorisé la production de riz en Corée et à Taiwan. Dans les années 1920, ces incitations avaient porté leurs fruits et une surproduction de riz s’en était suivie qui en avait fait baisser les cours. Leurs revenus diminuant, les paysans japonais tentèrent de combler leurs déficits en produisant plus selon le phénomène décrit plus haut, augmentant la surproduction et tirant les prix à la baisse.

En juillet 1929, Hamaguchi Osachi (1870-1931) formait un nouveau cabinet chargé d’appliquer le programme du Minseitô (24) : amélioration des relations avec la Chine, accord sur le désarmement lors de la conférence de Londres prévue l’année suivante et levée de l’embargo sur les exportations d’or afin de stabiliser le cours du yen sur le marché des changes. Cette levée de l’embargo, effective le 11 janvier 1930, ne pouvait tomber à un plus mauvais moment, après le krach d’octobre 1929 à la Bourse de New York ; en outre, ayant été annoncée, les spéculateurs avaient changé leurs dollars contre des yen pour pouvoir revendre leurs yen contre des dollars après la rentrée du yen dans l’étalon-or à sa valeur antérieure à la guerre de 100 yen pour 49,85 dollars. Or, le Japon n’avait pas les réserves monétaires nécessaires pour soutenir sa monnaie, et en décembre 1931, le gouvernement réimposait un embargo sur l’or, signant la fin de son appartenance au système de l’étalon-or qui aura duré de 1897 à 1931.

Afin de soutenir leur politique monétaire, Hamaguchi et son ministre des Finances, Inoue Junnosuke (1869-1932), pratiquèrent une politique classique d’équilibre financier et de stabilité monétaire : ils révisèrent les dépenses gouvernementales, diminuant en particulier de 10 % les salaires des fonctionnaires et réduisant les crédits militaires. D’autre part, dès 1921, Harding, président des Etats-Unis, avait convoqué une réunion à Washington, où il proposa un programme drastique de désarmement naval. Cette réunion aboutit au traité de Washington de 1922 par lequel le Japon, près à coopérer avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, mais aussi à cause de sa situation financière, acceptait de réduire le nombre de ses cuirassés et porte-avions. Le 21 janvier 1930, s’ouvrait à Londres une autre réunion entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, le Japon et l’Italie qui devait compléter le traité de Washington étendant le désarmement des marines de guerre à tous les autres bâtiments (25).

Les difficultés dans les campagnes et la réduction des dépenses militaires redonnèrent un lustre à l’armée qui, en 1930, avait perdu de son pouvoir d’antan. A partir de cette époque, les tentatives de putsch militaires se succédent : en mars 1931, le gouvernement déjouait un complot dirigé par des officiers de l’armée de terre et, le 18 septembre, des militaires de l’armée japonaise du Guangdong posaient des bombes sur la voie ferrée de la Mandchourie du sud près de Moukden (actuellement Shenyang) ; cet acte de sabotage, imputé aux forces chinoises, permit à l’armée japonaise d’occuper Moukden et d’étendre ses opérations en Mandchourie. Malgré un contrordre du gouvernement japonais, l’armée envahit toute la Mandchourie. La deuxième guerre mondiale commençait en Asie. En mai 1934, une autre tentative de putsch militaire se soldait par l’assassinat du Premier ministre, Inukai Tsuyoshi (1855-1932). Et le 26 février 1936, un autre putsch militaire avait lieu qui, bien que suivi de plusieurs condamnations à mort de putschistes, confortait la puissance de l’armée dans les sphères du pouvoir.

Les classes laborieuses dans l’entre-deux-guerres

La politique monétaire de Hamaguchi a aggravé la situation de toutes les classes laborieuses japonaises.

Nous avons vu que dans l’entre-deux-guerres, le Japon restait, en termes de main-d’œuvre, un pays essentiellement agricole. Mais il est intéressant de lire le tableau de la page 48 comparant l’emploi en fonction des secteurs d’activité et de leur part dans la production de valeur (26).

On remarquera premièrement que si, jusqu’en 1940, la main-d’œuvre dans l’agriculture atteint la moitié de la population active environ, sa part dans la production de valeur ne cesse de diminuer ; et, deuxièmement, que le secteur tertiaire était déjà important avant guerre au Japon et le principal créateur de plus-value.

Il me semble que ce deuxième point s’explique par la structure du capitalisme japonais : un tissu commerçant constitué de nombreux petits détaillants vendant de tout depuis très tôt le matin jusqu’à très tard le soir, parfois vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept ; et la sous-traitance des services après-vente. Comme on peut le constater en France depuis les années 1970, par cet artifice les unités externalisées de réparation des marchandises défectueuses basculent statistiquement dans le secteur tertiaire bien qu’elles emploient des ouvriers.

Ces constatations sont importantes pour analyser les effets et les conséquences de la crise des années 1930 sur l’évolution économique et sociale du Japon. Les contrecoups de l’inflation sont moins ressentis dans les pays où l’économie repose essentiellement sur un secteur agricole non industrialisé, où beaucoup de familles vivent en grande partie du produit de leurs récoltes et peuvent se replier sur elles-mêmes en réduisant au minimum leurs contacts avec le monde extérieur, se passant aisément de l’économie monétaire. Aux Etats-Unis et dans les pays industrialisés européens, hormis en France restée un pays rural, la domination du capitalisme sur l’ensemble des activités économiques a créé les conditions d’une extension de la crise.

La France a moins souffert que les autres puissances grâce à l’importance de son agriculture. Mais le Japon, qui, par certains côtés, ressemblait à la France de l’époque avec son agriculture de subsistance, avait d’autres traits qui l’en éloignaient : les paysans partis en exode dans les villes ne pouvaient se replier sur les campagnes où leur famille aurait été incapable de les nourrir à cause de leur inféodation aux propriétaires terriens (27).

Ils devaient donc rester en ville alors que le travail manquait et se faire marchands ambulants, bonimenteurs ou voleurs, pour survivre.

J.-P. V.

(à suivre)


La situation de la classe laborieuse au Japon dans Echanges :
- I. Introduction. La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs n° 107, hiver 2003-2004, p. 37.
- II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement n° 108, printemps 2004, p. 35.
- III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats n° 109, été 2004, p. 25.
- IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme n° 110, automne 2004, p. 25.
- IV bis. Chronologie juillet 1853-août 1914 n° 112, printemps 2005, p. 18.
- V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon n° 114, automne 2005, p. 32.
- VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant : 1917-1918. Les émeutes du riz . n° 115, hiver 2005-2006, p. 41
- VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929 n° 117, été 2006, p. 39.
- VIII. Entre première et deuxième guerres mondiales. Le taylorisme. Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens n° 119, hiver 2006-2007, p. 24.
- IX. Les origines réformistes du syndicalisme ouvrier. Parlementarisme et syndicalisme. Les conflits entre syndicats prennent le pas sur la lutte de classes. La guerre contre la classe ouvrière n° 121, été 2007, p. 21.
- X. Les travailleurs des campagnes. Les Coréens. Les burakumin. Patronat et fonctionnaires. Les yakuza n°124, printemps 2008, p. 23.]
- XI. Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme.. - Osugi Sakae. - Kawakami Hajime. - Katayama Sen.
- XII, 1. Qu’est-ce que la littérature prolétarienne ? Les écrivains prolétariens japonais. Les Semeurs. Revues et organisations
- XII, 2. Le roman prolétarien


NOTES

(1) Jean Lequiller, Le Japon, éd. Sirey, 1966, rapporte p. 197 : « (...) déjà, dans un rapport adressé au shôgun et daté du 18 août 1864, - donc avant même la Restauration - les négociateurs japonais de la Convention de Paris (sur l’ouverture de nouveaux ports au commerce étranger) écrivaient : “Nous avons étudié avec soin le comportement des nations occidentales et il semble qu’elles s’emploient toutes à chercher des occasions de s’attaquer mutuellement. Dans la situation actuelle, il apparaît que tous les pays d’Europe seront probablement entraînés dans une grande guerre dans un délai de trois à cinq ans. Le Bakufu pourra alors tirer avantage de ces divisions entre les étrangers pour fixer sa politique étrangère.” ».

(2) Voir Echanges n° 114, p. 37.#

(3) Voir Jean Lequiller, op. cit., p. 243.#

(4) Voir Jacques Néré, La Crise de 1929, Armand Colin, 1983, p. 11.#

(5) Voir Yamasaki Kakujirô, dans Kakujiro Yamasaki et Gotaro Ogawa [Yamasaki Kakujirô et Ogawa Gôtarô], The Effect of the World War Upon the Commerce and Industry of Japan (Les Effets de la guerre mondiale sur le commerce et l’industrie du Japon), Yale University Press, 1929, p. 18.#

(6) Voir ibid., p. 20.#

(7) Voir G. C. Allen, A Short Economic History of Modern Japan. 1867-1937, George Allen and Unwin Ltd, 1951 (3e édition), p. 92 : elles passèrent de 342 millions de yen en décembre 1914 à 2,178 milliards en décembre 1920, bien qu’une grande partie restât encore à l’étranger.#

(8) Voir G. C. Allen, op. cit., p. 93.#

(9) Voir Jacques Néré, op. cit., p. 108.#

(10) Voir ibid., p. 37.#

(11) Voir G. C. Allen, op. cit., p. 95.#

(12) Voir ibid., p. 95.#

(13) Pour ce paragraphe, je me suis beaucoup servi de la Kindai Nihon sôgô nenpyô (Chronologie générale du Japon moderne), Iwanami shoten, 2001, (1re éd. : 1968) ; de Jean Lequiller, op. cit. ; et de Michael Weiner, The Origins of the Korean Community in Japan (1910-1923), Manchester University Press, 1989.#

(14) Cinq ans auparavant, Mizuno Rentarô, alors déjà ministre de l’Intérieur, avait joué un rôle important dans la répression des émeutes du riz (voir Echanges n° 115, p. 45) et avait apporté son soutien à la formation d’un système de comités de quartier (hômen iin) dont le gouvernement s’est servi après les émeutes pour prévenir tout conflit social dans les villes. Après l’apparition d’un mouvement indépendantiste en Corée, le 1er mars 1919, il est nommé gouverneur civil dans ce pays. Il y restera de septembre 1919 à juin 1921 et réprimera violemment les indépendantistes coréens (voir Michael Weiner, op. cit., p. 186/187).#

(15) Selon les sources, ce syndicat est appelé Nankatsu rôdô kyôkai ou bien Nankatsu rôdôkai (« kai » et « kyôkai » ont le même sens d’« association »).# (16) Le procès d’Amakasu commence le 8 octobre, et le 8 décembre il est condamné à dix ans de travaux forcés qu’il n’effectuera pas. Il reprendra plus tard du service en Mandchourie.#

(17) Voir Michael Weiner, op. cit., p. 166.#

(18) Voir ibid., p. 179/180.#

(19) Voir Jean Lequiller, op. cit., p. 260/261.#

(20) Signalons en français une très belle histoire de l’actuelle capitale et de ses habitants depuis le xve siècle jusqu’aux années 1950 : Noël Nouët (en collaboration avec Kawashima Junji), Histoire de Tokyo, Publications de la Maison Franco-japonaise/Presses universitaires de France, 1961.#

(21) Pour tout ce paragraphe, voir Nakamura Takafusa, « Transformation Amid Crisis : The 1920s » (Transformation dans la crise : Les Années 1920), dans Lectures on Modern Japanese Economic History (Conférences sur l’histoire économique du Japon moderne), LTCB International Library Foundation, 1994, p. 29-33. Il s’agit d’une traduction en anglais de conférences publiées à l’origine en japonais ; voir Shôwa keizai shi (Histoire économique de l’ère Shôwa), éd. Iwanami shoten, 1986.#

(22) « (...) les réserves en or de la Banque du Japon n’étaient plus que de 470 millions de yen à la fin 1931 contre 1,072 milliard deux ans auparavant. » (G. C. Allen, op. cit., p. 99).#

(23) Voir ibid., p. 98.#

(24) Le Rikken minseitô (Parti populaire constitutionnel) avait remplacé en juin 1927 l’ancienne Kenseikai (Association pour un gouvernement constitutionnel), fondée en octobre 1915, à la suite d’une fusion avec des transfuges du Seiyû hontô (Vrai parti des amis du gouvernement constitutionnel), constitué par des dissidents de la Seiyûkai (Association des amis du gouvernement constitutionnel) en janvier 1924. Je renvoie le lecteur au tableau des partis politiques de gouvernement paru dans Echanges n° 108, p. 36, pour s’y retrouver dans la jungle des partis de gouvernement japonais avant la première guerre mondiale. Dans un prochain chapitre, je ferai un tableau identique qui nous mènera jusqu’à la deuxième guerre mondiale.#

(25) Voir Jean Lequiller, op. cit., p. 276/277.#

(26) Source : Chôki keizai tôkei (Statistiques économiques à long terme), éd. Keizai shinpôsha, 1974, cité par Nakamura Takafusa, op. cit., p. 4. Nakamura définit ainsi les trois secteurs d’activité : le secteur primaire regroupe l’agriculture, la sylviculture et la pêche ; le secondaire, l’industrie, la construction et les mines ; et le tertiaire, les transports, les communications, la production d’énergies (gaz, électricité), l’approvisionnement en eau, les finances, le commerce, les services et l’administration publique.#

(27) Voir Echanges n° 115, p. 45.#


La situation des classes laborieuses au Japon (I)

I. Introduction.La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs. - N° 107, hiver 2003-2004, p. 37.

La situation des classes laborieuses (2)

II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement. - N° 108, printemps 2004, p. 35.

La situation des classes laborieuses au Japon (3)

III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats. - N° 109, été 2004, p. 25.

La situation des classes laborieuses au Japon (4)

IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme. - N° 110, automne 2004, p. 25.

Chronologie juillet 1853-août 1914. - N° 112, printemps 2005, p. 18.

La situation des classes laborieuses au Japon (5)

V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon. N° 114, automne 2005, p. 32.

La situation des classes laborieuses au Japon (6)

VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant :1917-1918. Les émeutes du riz. - N° 115, hiver 2005-2006, p. 41.

La situation des classes laborieuses au Japon (7)

VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929. - N° 117, été 2006, p. 39.

La situation des classes laborieuses au Japon (8)

VIII. Le taylorisme.Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens. - N° 119, hiver 2006-2007, p. 24

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