Avant d’aborder le socialisme japonais (2) — le mot est pris ici dans son sens large, qui recouvre la social-démocratie, les marxismes et les anarchismes — comme le socialisme est né en Europe, quelques préliminaires ne seront pas superflus, car d’ordinaire ceux qui ont la bouche pleine de mouvement ouvrier parlent plus souvent des représentants de la classe ouvrière que de la classe ouvrière elle-même, et confondent volontiers les organisations en partis et en syndicats avec l’ensemble du prolétariat luttant pour ses propres intérêts. Les plus extrémistes appelant même « mouvement ouvrier « des combats qui ne concernent que les partis ou les syndicats (scissions, compétitions électorales, négociations avec le patronat, etc.) sans considération des ouvriers sinon comme masse de manœuvre.
Un malentendu s’est établi entre socialistes et ouvriers en Europe. Deux courants traversent le socialisme européen. Le premier veut comprendre un monde qui se fait sans lui, où la théorie arrive toujours trop tard. Ces socialistes donnent aux luttes ouvrières un sens politique qu’elles n’ont pas. Pour eux, le socialisme est une construction intellectuelle élaborée dans leur tête à partir des actes inconscients des ouvriers que ces derniers doivent tout simplement s’approprier pour accéder à la conscience. Ils prétendent établir une société égalitaire au moyen de la pire des monarchies, la dictature de l’Etat, et leur théorie va de pair avec leur mépris de la classe ouvrière qui s’exprime souvent par une stigmatisation ici de sa saleté, de sa mauvaise odeur ou de quelque autre misère physique, là de son abêtissement présumé quand ce n’est pas de son absence de sens moral.
Un courant contraire s’attache non pas à vouloir diriger le prolétariat mais à se mettre à son école. Pour ces socialistes, la pensée ne tend pas seulement à passer dans les actes, ce sont aussi les actes qui doivent être pensés. Leur socialisme n’est pas seulement affaire de raisonnement mais d’épreuve, et leur théorie est le produit de la lente émergence de la classe des ouvriers d’industrie en Europe.
Le socialisme sans prolétariat
Le socialisme au Japon se présente sous des réalités assez différentes, tant avant la première guerre mondiale qu’après, car il est apparu dans des conditions qui ont très peu à voir avec celles de l’Europe. L’industrialisation au Japon s’est faite brutalement à la suite d’une décision des gouvernants ; elle ne fut pas le fruit d’une longue maturation comme en Europe. La classe ouvrière européenne, si elle conservait, dans la période qui précède la première guerre mondiale, des racines paysannes plus ou moins vives selon les pays, n’en présentait pas moins des caractères homogènes dus à ce qu’elle était une classe devenue urbaine au fil du temps. Et la ville se chargeait de modeler rapidement les nouveaux arrivants qui s’intégraient ainsi à une classe possédant des mœurs propres, distinctes des traditions villageoises ; les comportements se modifiaient à tel point que celui ou celle qui rentrait dans sa région d’origine après quelques années passées dans une grande ville, parfois même quelques mois seulement, paraisssait étranger à ses proches. La classe ouvrière japonaise, elle, ne possédait, avant 1914, aucune communauté de coutumes qui forme une classe. Les brusques décisions de la classe dirigeante avaient transplanté des paysans de leur campagne dans les villes. L’architecture de Tôkyô, par exemple, témoigne encore au xxie siècle des survivances d’un type d’organisation rurale : grand nombre de maisons individuelles, plusieurs générations vivant sous un même toit, importance accordée aux parlers locaux sur la langue nationale, incapacité à nouer des relations sociales avec des inconnus, etc. Ces diversités linguistiques et comportementales embarrassaient aussi bien les employeurs que les socialistes (3).
Du fait de l’insuffisance du développement capitaliste et du petit nombre des ouvriers d’industrie, le sort de ces derniers restait séparé de celui de l’ensemble de la société ; les contradictions entre capital et travail salarié étaient loin d’avoir atteint le point d’explosion illustré en Europe par la Commune de Paris. C’est pourquoi les socialistes japonais n’ont exercé presque aucune influence sur les luttes ouvrières de la période d’avant 1914, pas même lors des années 1906-1907 qui virent éclater le plus grand nombre de conflits. Comme le rapporte un article du Mainichi Shinbun du 7 juin 1907, à propos de la grève dans les mines de Besshi : « Les grèves entreprises en vue d’obtenir une augmentation des salaires deviennent des faits presque quotidiens. (...) Les membres du gouvernement comprennent-ils enfin que la vraie cause de ces soulèvements, ce ne sont pas les agitations socialistes ? (...) C’est la situation économique qui constitue le fond du problème (4). »
L’intervention des socialistes en milieu ouvrier reste exceptionnelle : la participation de Katayama Sen (voir encadré, p. 34), un des premiers socialistes au Japon, à la naissance du syndicat des métallurgistes (Tekkô kumiai) en 1897 et de son organe la revue Rôdô sekai (Le Monde ouvrier) (5) ; l’implication des socialistes dans deux grèves qui ont affecté les tramways de Tôkyô, l’une en juin 1906 contre l’augmentation du prix du ticket, l’autre entre décembre 1911 et le début janvier 1912 contre les conditions de travail des employés (voir page 27 la traduction du texte de Katayama Sen). C’est à peu près tout. Malgré le grand nombre de leurs organisations (voir tableau p. 8) les socialistes sont, du reste, très peu nombreux au Japon avant la première guerre mondiale (200 environ en 1904) contrairement aux chiffres donnés par la police (3 000), sans doute gonflés pour les besoins de la répression, et se recrutent principalement parmi les étudiants ou les journalistes (6). Leur appartenance à une fraction de la classe dirigeante, guerrière ou intellectuelle, si ce n’était les deux, les isolait des travailleurs. Au xxe siècle, cet isolement a perduré et s’est manifesté dans la dérive terroriste qui a suivi les mouvements étudiants et ouvriers des années 1960 et 1970. Il s’exprime aujourd’hui dans l’académisme des productions intellectuelles de la gauche japonaise, que la répression étatique toujours menaçante (7) ne peut pas seulement expliquer. L’incompréhension entre la classe ouvrière et les socialistes est totale ; elle se reflète dans la langue employée par ces derniers, où les mots n’ont aucun sens, parce qu’ils se réfèrent à une réalité européenne non existante au Japon : transcriptions phonétiques de termes européens (par exemple, « sutoraiki » pour l’anglais « strike »), idées de « droits » ou d’« individu », études d’épiphénomènes sans rapport avec la réalité de l’exploitation capitaliste locale, etc. (8).
Le socialisme japonais, tout comme le capitalisme, est un pur objet d’importation. La classe ouvrière japonaise avant la première guerre mondiale n’était absolument pas concernée par cet ensemble d’idées venues de l’étranger parmi d’autres. Ce sont des intellectuels japonais influencés par les cultures européennes et nord-américaines qui ont importé le socialisme, en dehors de la classe ouvrière. Ils y trouvaient une théorie de l’évolution sociale faisant du capitalisme le passage obligé vers un monde meilleur. Avant 1914, les socialistes aspiraient à corriger l’inhumanité des conditions d’exploitation de la classe ouvrière au sein du capitalisme plus qu’à le détruire et les ouvriers luttaient contre l’industrialisation au nom d’un passé idéalisé qu’ils opposaient à la dureté du présent.
Les socialistes japonais du xixe siècle méprisaient les traditions populaires de leur pays et glorifiait le code d’honneur des samurai, le bushidô (littéralement « la Voie du guerrier »), auquel ils adaptaient le socialisme occidental. Cet engouement pour les traditions des exploiteurs d’antan et les origines intellectuelles exotiques du socialisme japonais, principalement les idées des Encyclopédistes français du xviiie siècle, le populisme russe, le christianisme et la social-démocratie allemande, séparaient irrémédiablement les premiers socialistes japonais des exploités de leur époque.
Les origines intellectuelles japonaises du socialisme au Japon : le bushidô
Le Japon a vécu une féodalité comparable à celle de l’Europe où la terre était divisée en fiefs et où les relations sociales se fondaient sur des liens de vassalité (9). Ce qui distingue la vassalité au Japon, c’est qu’elle fut, beaucoup plus que la nôtre, un acte de soumission et beaucoup moins un contrat entre le suzerain et ses vassaux (10).
Entre 1336 (fin de l’éphémère restauration impériale de Kenmu [1333-1336]) et 1600 (bataille de Sekigahara), qui a ouvert la voie au règne des Tokugawa (1603-1867), le Japon est passé par une longue période de guerres civiles. Ces guerres incessantes ont ravagé les campagnes et séparé les samurai des paysans. Les guerriers perdent à ce moment-là le contact avec la terre. Lorsque cessent les guerres, ils sont obligés de se trouver un maître susceptible de leur fournir le gîte et le manger, parce que sans autre source de revenu. Dans une société où un sens collectif très vif s’accommodait aisément d’une médiocre tendresse envers les personnes, l’assujettissement à un seul maître et le respect de la hiérarchie forment alors l’idéal du code d’honneur des guerriers. Quand, avec les débuts du capitalisme, un risque d’indépendance relative, non seulement des guerriers mais aussi des basses classes de la société japonaise, apparaît avec le rôle croissant de l’argent dans les rapports sociaux, le nouveau régime impérial généralise les valeurs qui étaient autrefois celles des seuls guerriers à l’ensemble de la population.
L’acceptation aveugle de l’autorité est généralement présentée en Occident comme un trait spécifique de la mentalité des Japonais. Mais on omet de dire que cette acceptation présente un double caractère, qu’elle n’est pas la même pour tous. Si la hiérarchie est activement soutenue par ceux qui espèrent y accéder par la promotion, elle n’est que subie avec résignation par les autres qui n’ont pas cet espoir. La réalité de l’exploitation ouvrière au Japon, c’est le poids du groupe dans l’identification des individus. Un individu donné appartient à plusieurs groupes qui lui confèrent sa place dans la société ; il ne pouvait, jusqu’à il y a quelques années encore, une fois choisis, jamais s’en émanciper, et y restait fidèle jusqu’à la fin de ses jours hormis dans des cas extrêmes. Son succès ou son échec personnel dépendait du succès ou de l’échec des groupes auxquels il participait, et l’opposition entre groupes créait ainsi un obstacle à l’appartenance de classe (11).
Mais l’intérêt du groupe et celui de ses membres sont irrévocablement liés uniquement lorsque chacun y trouve son compte ; car si le chef peut se permettre bien des caprices, il ne peut à la longue rompre le pacte implicite passé avec ses subalternes qui garantit la prospérité commune. Le Japon fut une société où l’Etat a essayé de libérer l’économie de ses contradictions résultant de la propriété privée des moyens de production, non par la nationalisation des entreprises comme en Union soviétique mais par la collectivisation absolue de la vie quotidienne, où rien n’est laissé au choix des individus. Or, l’extrême dépendance du Japon de l’économie mondiale est en train de détruire ce type collectiviste d’économie.
Le besoin du chef chez les premiers socialistes japonais, dont nous avons vu qu’ils étaient pour beaucoup d’origine samurai, n’est certainement pas propre uniquement au Japon mais y était très répandu, et l’est encore de nos jours. Kôtoku Shûsui (voir encadré, p. 35), par exemple, une personnalité importante dans le mouvement socialiste japonais, revendiquait hautement son allégeance à Nakae Chômin (12), du fief de Tosa dont il était lui-même originaire, et son admiration pour Yoshida Shôin (13), du fief de Chôshû, deux fiefs qui supportaient l’empereur contre le shôgun et qui ont participé à la restauration de Meiji. Avant 1905, Kôtoku, comme l’ensemble des socialistes japonais, était partisan d’une élite agissant au nom de la classe ouvrière plus que d’un mouvement partant de la base des exploités. Les socialistes japonais, dans leur culte rendu aux patriotes (shishi) de la fin des Tokugawa et du début de l’ère Meiji, taisaient les positions nationalistes et monarchistes de ceux qu’ils jugeaient être des révolutionnaires sincèrement dévoués à leur pays et à leurs semblables. Ils mettaient leur foi en la correction des tares du capitalisme par l’Etat.
Ferdinand Lassalle (1825-1864), fondateur du socialisme allemand adepte d’un système d’associations ouvrières établies par l’Etat, était avant la première guerre mondiale plus connu au Japon que Karl Marx. Kôtoku Shûsui compare d’ailleurs Lassalle à Yoshida Shôin dans son ouvrage Shakaiminshutô kensetsusha Lasâru (Lassalle, fondateur du Parti social-démocrate), paru en 1904. Cette conception de la lutte révolutionnaire, élitiste et chevaleresque, reste de nos jours très répandue dans les milieux anticapitalistes du Japon moderne.
Les traditions guerrières ne s’expriment pas seulement dans ce besoin particulier du chef ; elles imprègnent la totalité des conceptions théoriques des socialistes japonais. Par exemple, pour ne pas quitter Kôtoku Shûsui, un de ses articles « Abolissons l’argent ! « (« Kinsen o haishi seyo « ), paru dans le Yorozu Chôhô (Le Matin) du 9 février 1900, avait favorablement impressionné plusieurs socialistes européens pour sa critique de l’argent. Certains socialistes européens s’enthousiasmèrent pour la profession de foi social-démocrate qu’ils voulaient bien lire dans cet article alors que Kôtoku exprimait plus un dégoût moral du samurai pour la vénalité qu’une véritable critique socialiste de l’argent (14), forme simple des relations marchandes. Acceptant le salariat, même sans argent, Kôtoku, et les autres socialistes avec lui, prônaient en fait un capitalisme éthique où la probité, l’honneur, et les droits et les devoirs des citoyens garantiraient une exploitation vertueuse des travailleurs.
Les origines intellectuelles étrangères
La place minoritaire de la classe ouvrière dans la société japonaise d’avant la première guerre mondiale, les origines paysannes des ouvriers d’industrie dont la diversité faisait obstacle à la formation d’une classe homogène, le très petit nombre des socialistes et leur isolement des travailleurs et de leurs problèmes, ont fait que le socialisme japonais s’est ainsi trouvé réduit à son aspect purement académique, ne concernant que des cercles réduits sans influence dans les milieux ouvriers, à quelques exceptions près.
Ce détachement des socialistes des préoccupations ouvrières explique la variété des origines intellectuelles occidentales du socialisme au Japon dont j’ai écrit plus haut qu’elles étaient principalement de quatre sortes : les idées des Encyclopédistes français du xviiie siècle, le populisme russe, le christianisme et la social-démocratie allemande. Pour donner un exemple de cette confusion des idées, voici ce que déclarait Mushanokôji Saneatsu (15) à Albert Maybon : « L’humanitarisme philosophique, artistique, littéraire a fait son temps. Dans une société aussi contraire à cet idéal, notre effort d’écrivain est stérile. Nous allons passer des principes aux actes. Nous allons fonder dans une contrée du Kyoushou [Kyûshû] une colonie fraternelle. Ce sera le village nouveau, la “New Harmony” d’Owen (16) (17), dont le règlement dit dans ses grandes lignes : “Pour être admis, il faut croire à l’avenir d’une humanité pacifique et égalitaire, à la nécessité d’une vie de sacrifices, il faut avoir une foi enthousiaste et militante. C’est l’égoïsme qui fait le malheur du monde, l’altruisme rétablit l’équilibre. (...) Le cinquième jour de chaque mois est un jour de repos. Il y a cinq fêtes annuelles : le premier jour de l’an, les anniversaires de naissance de Bouddha, de Jésus, de Tolstoï et de Rodin. Le premier jour de chaque mois, le Village tient une assemblée plénière où sont discutés les intérêts de la communauté (18). »
Les idées des Encyclopédistes français furent transmises aux socialistes par le théoricien du Mouvement pour les libertés et les droits du peuple (Jiyû minken undô), Nakae Chômin. Les premiers partis politiques de gouvernement au Japon ne se distinguaient pas par leurs programmes, à peu près identiques, mais par la personnalité et le clan d’origine de leurs dirigeants (19). Il en est de même pour le Mouvement pour les libertés et les droits du peuple, qui représentait cette faction de l’ancienne classe guerrière exclue du pouvoir, révoltée contre l’autre et contrainte à professer l’idée générale d’égalité pour combattre l’inégalité particulière qui lui était faite.
Le Mouvement pour les libertés et les droits du peuple est né au début des années 1870 de l’insatisfaction du clan de Tosa dans le partage exclusif du pouvoir entre les partisans de Chôshû et de Satsuma et de la dégradation des conditions de vie de nombreux guerriers de rang inférieur. Il revendiquait une constitution et un parlement élu au suffrage universel. Composé à l’origine principalement d’anciens samurai, il réussit rapidement à recruter dans la classe des commerçants et des propriétaires terriens mécontents des impôts qui les frappaient, et à entretenir une certaine agitation dans les campagnes et dans les villes en promettant d’améliorer la situation du peuple appauvri par les réformes du gouvernement de Meiji. Itagaki Taisuke, personnalité de l’ancien fief de Tosa, en devint le chef naturel après s’être retiré du pouvoir en 1874 (20).
L’aile gauche du Mouvement pour les libertés et les droits du peuple s’était trouvé une théorie chez certains écrivains de la fin du xviiie siècle français. Nakae Chômin, ainsi que son vieux « camarade de bouteille », le prince Saionji Kinmochi (1849-1940), qui avait passé dix ans en France et travaillé sous la direction d’Emile Acollas (1820-1891), rousseausiste, défenseur de la Commune de Paris et organisateur du premier Congrès de la paix qui eut lieu à Genève en 1867, avaient fondé le journal Tôyô jiyû shinbun (La Liberté d’Orient) pour diffuser les idées libérales françaises au Japon ; mais devant le succès de ce journal d’opposition libérale, le gouvernement l’interdit après quarante jours et renvoya Saionji en Europe, en Allemagne cette fois, pour y étudier la constitution germanique (21). Nakae Chômin poursuivit cependant la tâche commencée et eut plusieurs étudiants qui se tournèrent vers le socialisme après la disparition du Mouvement pour les libertés et les droits du peuple quelques années avant la promulgation de la constitution de 1889. Au Japon, donc, libéraux et socialistes — le socialisme pouvant paraître à bien des égards comme un libéralisme radical — se sont nourris intellectuellement de la même culture française d’avant la révolution de 1789.
Le populisme russe constitue la seconde source étrangère du socialisme japonais. Celle-ci a directement marqué le mouvement ouvrier jusqu’en 1907 (22) au moins. Mais le populisme est plus l’expression du refus de la paysannerie de se soumettre au capitalisme que du combat des ouvriers contre leur exploitation. L’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 avait impressionné le mouvement radical paysan au Japon, dont les révoltes de 1884 marqueront l’apogée. C’est en relation avec cet assassinat que le premier parti portant le nom de socialiste, le Tôyô shakaitô (Parti socialiste d’Orient), fut fondé le 25 mai 1882 (voir tableau p. 30) par Tarui Tôkichi (1850-1922) dans la région de Nagasaki, dans le sud-ouest du Japon. La conception du socialisme de Tarui Tôkichi, une combinaison de nihilisme russe et de doctrines taoïstes et bouddhistes du néant (23), est bien sûr très éloignée de celle qui avait cours dans les pays industrialisés d’Europe. Son parti a cependant servi de moule au socialisme japonais, conjointement avec le seul véritable regroupement politique de travailleurs avant la première guerre mondiale, le Parti des tireurs de pousse-pousse (Shakaitô), fondé, lui aussi en 1882, par Okunomiya Kenshi (24).
Aux deux sources déjà citées s’en ajoute une troisième, le christianisme. Presque tous les premiers socialistes japonais ont été formés par les évangélistes américains ; Kôtoku Shûsui, demeuré fidèle au confucianisme, et Sakai Toshihiko restent des exceptions. En 1873, après que le nouveau gouvernement a révoqué les édits contre les chrétiens émis par le shôgun Tokugawa Ieyasu (1542-1616) en 1612 et 1614, de nombreux missionnaires américains sont venus au Japon porter la bonne parole. Ils ont ainsi, par exemple, soutenu Niijima Jô (1843-1890) lorsqu’il fonda, en 1874, l’école d’anglais Dôshisha (Dôshisha eigakkô) à Kyôto, qui deviendra l’université protestante Dôshisha. Plusieurs étudiants de cette université sont allés par la suite poursuivre des études de théologie aux Etats-Unis. Le christianisme les avait sensibilisé à s’ouvrir au monde, puisque aussi bien être chrétien au Japon signifiait une rupture d’avec les traditions, ainsi qu’aux souffrances des plus basses classes ; ils ont donc rapporté dans leur pays le syndicalisme et le socialisme qu’ils avaient rencontrés aux Etats-Unis. Le socialisme japonais s’est alors trouvé profondément imprégné d’esprit religieux, plus doctrinaire et plus sectaire que réfléchi, et se résumait à quelques articles de foi énoncés par de grands hommes. Cette confiance aveugle dans les chefs rejoint ce que nous avons constaté plus haut dans le paragraphe sur le legs du bushidô. Elle favorisera l’influence de la quatrième source étrangère du socialisme japonais, la social-démocratie allemande. Car c’est surtout la puissance matérielle du SPD (Parti social-démocrate allemand) et le prestige de ses chefs qui assureront sa réception au Japon. Les noms de Lassalle, je l’ai écrit plus haut, mais aussi d’August Bebel (1840-1913) et de Karl Kautsky (1854-1938) étaient bien plus connus que celui de Karl Marx.
Le marxisme a été introduit au Japon par un envoyé du ministère japonais de l’Agriculture et du Commerce à l’Exposition universelle de Paris de 1889, Sakai Yûzaburô (1859-1900). Arrivé en Europe la même année où la deuxième Internationale était fondée et initié aux idées de l’aile gauche du Mouvement pour les libertés et les droits du peuple par son professeur de français, Nakae Chômin, il s’intéressa de près aux progrès de la social-démocratie européenne. Délaissant ses activités de fonctionnaire, il écrivit plusieurs articles pour le journal Kokumin no tomo (L’Ami du peuple) (25), première source d’information au Japon sur la social-démocratie, et assista à titre personnel au second congrès de la deuxième Internationale tenu à Bruxelles en 1891. Mais, ainsi que le remarque John Crump : « La plupart de ce que Sakai a écrit [dans Kokumin no tomo] est certainement passé largement au-dessus de la tête de bon nombre de ses lecteurs au Japon. Blanqui et Marx n’étaient que des noms pour eux et il leur était probablement difficile de saisir le sens de mots étranges tels que “syndicats” (kumiai en japonais, que Sakai complétait par sanjika, transcription phonétique du français syndicat) et “grève” (dômei hikô, littéralement “un arrêt de travail concerté”), sans parler des différences entre “marxistes” et “possibilistes” (26). »
Marxisme contre anarchisme
C’est en 1904 seulement, à un moment où une fraction autour de Kôtoku Shûsui commençait à s’interroger sur l’internationalisme des chefs du SPD qui avaient pris parti pour le Japon contre la Russie dans la guerre russo-japonaise, que parut la première traduction d’un ouvrage de Karl Marx, Le Manifeste communiste, réalisée par Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihiko (1870-1933). D’abord publiée en novembre 1904 dans le n° 53 du Heimin shinbun (Journal du peuple), pour commémorer le premier anniversaire du journal, elle fut interdite par les autorités ; Sakai Toshihiko réussit à la faire paraître dans le premier numéro de sa revue Shakaishugi kenkyû (Recherches socialistes) en mars 1906. Ce devait être la seule édition complète du Manifeste communiste parue légalement au Japon avant la fin de la seconde guerre mondiale (27). Les connaissances imparfaites des traducteurs touchant la pensée de Marx (28), l’absence au Japon d’une bourgeoisie et d’un prolétariat tels que décrits dans Le Manifeste communiste et, partant, des mots en japonais pouvant désigner bourgeois et prolétaires, ont fait que si cette traduction avait le mérite d’exister, elle ne pouvait dans le même temps toutefois être d’aucun usage ni aux ouvriers ni aux socialistes.
En fait, les premiers socialistes japonais ne connaissaient du socialisme avant 1905 que sa version social-démocrate. Et étaient partisans de l’intervention bienveillante de l’Etat en vue de corriger les tares les plus criantes de l’industrialisation. La guerre sino-japonaise avait modifié la société en créant l’embryon d’une classe ouvrière moderne (29). Le socialisme allait être bouleversé par l’apparition d’un prolétariat d’industrie après cette guerre. L’industrialisation du pays jointe à l’appauvrissement de la classe ouvrière fit naître des mouvements revendicatifs nouveaux. Les premières réunions socialistes se tinrent en 1898 dans un local à Tôkyô prêté par l’Eglise unitarienne. La plupart des participants à ces réunions, Abe Isoo (1865-1949), Katayama Sen, Kôtoku Shûsui, etc. devaient plus tard marquer durablement le mouvement socialiste japonais. La guerre russo-japonaise, elle, modifia les idées de certains de ces socialistes.
Le milieu socialiste, jusque-là relativement uni, se divisa entre pacifistes et partisans de la guerre, lorsque les premières menaces d’un conflit entre le Japon et la Russie se firent plus vives. Jusqu’en octobre 1903, le journal Yorozu chôhô (Le Matin), né en 1892 et qui employait plusieurs journalistes de tendance socialiste, avait pris parti contre la guerre ; mais, incapable de résister à la pression des autorités, il rejoignait subitement le camp des nationalistes.
Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihiko décidaient alors de le quitter pour fonder leur propre périodique, dans lequel ils allaient défendre leurs positions pacifistes, le Heimin shinbun (Journal du peuple), dont le premier numéro date du 15 novembre 1903, et créèrent pour cela une association, la Heiminsha (Société du peuple) (30), peu après la création et l’interdiction du Parti social-démocrate en 1901, autour de laquelle se constitua un petit noyau de socialistes chrétiens et non chrétiens comprenant Katayama Sen, Abe Isoo, Ishikawa Sanchirô (1876-1956), Nishikawa Mitsujirô (1876-1940), etc. Un autre journaliste du Yorozu chôhô, Uchimura Kanzô (1861-1930), partait fonder de son côté une revue, Seisho no kenkyû (Etude de la Bible) où il exprimait un pacifisme chrétien.
Entre-temps, les sociaux-démocrates russes et allemands prenaient tous position pour une défaite du tsarisme, décevant ainsi profondément plusieurs des pacifistes intransigeants de la Heiminsha. Seul, le menchevik Martov sut dire à haute voix que les socialistes n’avaient pas pour tâche d’aider les classes dirigeantes japonaises dans la destruction de la Russie réactionnaire et assurer ainsi des bases solides pour des mesures réactionnaires contre le prolétariat japonais (31).
Sur le plan national, la Loi de police sur la sécurité publique (Chian keisatsu hô) de 1900 qui avait, en rendant difficile la constitution des syndicats, donné une impulsion aux groupes socialistes (32), servit à réprimer indistinctement tous les socialistes après l’affaire de l’émeute de Hibiya (Hibiya yakiuchi jiken), le 5 septembre 1905 (33). Les positions belliqueuses de la majorité des sociaux-démocrates allemands et russes, ainsi que la répression croissante de l’Etat japonais, créèrent un doute parmi certains socialistes au Japon sur la validité de la théorie social-démocrate et l’espoir qu’ils avaient mis jusqu’alors dans l’Etat pour corriger les injustices faites à la classe ouvrière.
La rupture avec ces anciennes opinions fut exprimée par Kôtoku Shûsui dans un article, « Yo ga shisô no henka » (La Transformation de mes idées) (34), publié dans le numéro du 5 février 1907 du Heimin shinbun. Kôtoku avait commencé à lire en anglais des ouvrages de Pierre Kropotkine en 1904 ou 1905. Il a certainement trouvé de multiples correspondances avec ses propres idées dans le socialisme éthique de Kropotkine : l’importance accordée à la paysannerie dans la future société, le fédéralisme en politique, l’entraide opposée à l’égoïsme comme base des relations sociales, le rejet du parlementarisme, etc.
Lors d’un séjour aux Etats-Unis entre le 14 novembre 1905 et le 23 juin 1906, des rencontres le confortèrent dans son opinion que la politique parlementaire ne pouvait rien pour les ouvriers et que seule l’action directe (sous ce terme se cache en fait l’action syndicale telle que l’entendaient les syndicalistes révolutionnaires, celle, par exemple, des Industrial Workers of the World (35) avec lesquels Kôtoku Shûsui a eu des contacts durant son séjour aux Etats-Unis) permettait à la classe ouvrière d’obtenir des améliorations de sa condition. Les émeutes dans les mines d’Ashio et de Besshi en 1907 ne firent que le conforter dans ses convictions nouvelles.
La scission se fit au deuxième congrès du Parti socialiste japonais (Nihon shakaitô) qui se déroula le 17 février 1907. Le parti avait été fondé le 24 février 1906 en l’absence des deux personnalités qui allaient dorénavant incarner le combat entre marxisme et anarchisme au Japon : Katayama Sen et Kôtoku Shûsui. Le deuxième congrès se déroula toujours en l’absence de Katayama Sen, mais Tazoe Tetsuji (1873-1908) y représentait la fraction sociale-démocrate face à la fraction antiparlementariste de Kôtoku. La motion de Kôtoku Shûsui remporta la majorité des voix, et le comité exécutif tenta de rédiger un compromis. Ces querelles byzantines entre partisans de l’anarcho-syndicalisme et de la social-démocratie singeaient les déchirures qui traversaient au même moment les classes ouvrières en Europe ; mais au Japon, la discussion entre anarchisme et marxisme n’impliquait en rien les ouvriers japonais que la Loi de police sur la sécurité publique empêchait de s’organiser en syndicats. Néanmoins, la publication des débats du congrès du Parti socialiste japonais dans un numéro du Heimin shinbun alerta les autorités qui interdirent le parti le 22 février ; et le 14 avril, le quotidien Heimin shinbun disparaissait.
Faute d’implantation dans la classe ouvrière, les premiers socialistes japonais hésitaient entre attentisme et activisme. Sur le plan national, leur faiblesse numérique et quelques actions intempestives favorisèrent leur répression par l’Etat. Deux affaires (jiken) ont durablement coupé les socialistes japonais de la classe ouvrière parce qu’elles ont démontré que le socialisme ne la concernait en rien : l’affaire des drapeaux rouges (Akahata jiken) (36) et celle du crime de lèse-majesté (Taigyaku jiken) (37).
Dans le même temps, sur le plan international, les socialistes japonais jouissaient d’une audience démesurée par rapport à leur poids dans la société. Les anarchistes et les sociaux-démocrates européens et américains ne comprenaient pas, pour des raisons linguistiques et culturelles, ce que le socialisme japonais devait à la société de l’ancien régime, et voyaient dans ces camarades des antipodes l’incarnation de la vocation universelle du socialisme par une simple transposition de leurs réalités nationales.
J.-P. V.
La situation de la classe laborieuse au Japon dans Echanges :
I. Introduction. La bureaucratie. Les employeurs. Les travailleurs
n° 107, hiver 2003-2004, p. 37.
II. La guerre sino-japonaise (1894-1895). L’entre-deux guerres (1896-1904). La guerre russo-japonaise (1904-1905). Lutte de clans au sein du gouvernement
n° 108, printemps 2004, p. 35.
III. Avant 1914 : La composition de la classe ouvrière. La discipline du travail et l’enseignement. Industrialisation et classe ouvrière . Les luttes ouvrières. Les syndicats
n° 109, été 2004, p. 25.
IV. Les origines du socialisme japonais : Le socialisme sans prolétariat. Ses origines intellectuelles japonaises, le bushidó. Ses origines intellectuelles étrangères. Marxisme contre anarchisme
n° 110, automne 2004, p. 25.
IV bis. Chronologie juillet 1853-août 1914
n° 112, printemps 2005, p. 18.
V. Bouleversements économiques et sociaux pendant la Grande Guerre. Un ennemi : l’Allemagne. Le commerce. L’industrie. La classe ouvrière. Les Coréens au Japon
n° 114, automne 2005, p. 32.
VI. Les grèves pendant la première guerre mondiale. Les conflits du travail de 1914 à 1916. Un tournant : 1917-1918. Les émeutes du riz .
n° 115, hiver 2005-2006, p. 41
VII. La dépression de 1920-1923. Le grand tremblement de terre du Kantô. La crise bancaire de 1927. La crise de 1929
n° 117, été 2006, p. 39.
VIII. Entre première et deuxième guerres mondiales. Le taylorisme. Les zaibatsu. La lutte des classes. Les Coréens
n° 119, hiver 2006-2007, p. 24.
IX. Les origines réformistes du syndicalisme ouvrier. Parlementarisme et syndicalisme. Les conflits entre syndicats prennent le pas sur la lutte de classes. La guerre contre la classe ouvrière
n° 121, été 2007, p. 21.
X. Les travailleurs des campagnes. Les Coréens. Les burakumin. Patronat et fonctionnaires. Les yakuza n°124, printemps 2008, p. 23.]
XI. Les partis de gouvernement. Les socialistes. Les anarchistes. Le bolchevisme.. - Osugi Sakae. - Kawakami Hajime. - Katayama Sen.
XII, 1. Qu’est-ce que la littérature prolétarienne ? Les écrivains prolétariens japonais. Les Semeurs. Revues et organisations.
XII, 2. Le roman prolétarien
NOTES
(1) Voir Echanges n° 109, p. 34.
(2) L’ouvrage de John Crump, The Origins of Socialist Thought in Japan (Les Origines de la pensée socialiste au Japon), Croom Helm/St Martin Press, 1983, quoique datant de plus de vingt ans déjà, reste sans égal sur le socialisme japonais d’avant 1918. Les désaccords que je peux avoir avec son auteur sur certains points particuliers et les quelques fautes minimes que j’ai pu relevées ici ou là n’entachent en rien la rigueur de l’exposé. Je m’en suis donc beaucoup servi sans signaler à chaque fois mes emprunts, sinon seulement lorsqu’il s’agissait d’une hypothèse originale ou lorsque j’ai repris une explication en l’abrégeant.
(4) Voir Félicien Challaye, Le Mouvement ouvrier au Japon, Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité, 1921, p. 59/60.
(3) Voir Echanges n° 109, p. 31.
(5) Voir Echanges n° 109, p. 35.
(6) Voir John Crump, op. cit., p. 142.
(7) Trois pacifistes, opposés à l’intervention du Japon en Irak ont, par exemple, passé deux mois et demi en détention préventive, de la fin février au début mai 2004, pour une simple distribution de tracts et risquent trois ans de prison (voir « Trois Japonais ont passé 75 jours en prison pour avoir distribué des tracts antiguerre », Le Monde du 16 juin 2004). Le mouvement de protestation contre la guerre en Irak a fourni par ailleurs au gouvernement japonais l’occasion de renforcer son contrôle des médias et de la population (voir, pour une prise de position citoyenniste, Tajima Yasuhiko, Kono kuni ni genron no jiyû wa aru no ka. Hyôgen, media kisei ga toikakerumono [La Liberté de parole existe-t-elle dans ce pays ? Interrogations sur la censure de l’expression et des médias], Iwanami booklet n° 630, Iwanami shoten, août 2004).
(8) Voir par exemple le dossier « Anarchisme et mouvements libertaires au début du xxe siècle », dans le n° 28 (printemps-été 2002) de la revue Ebisu. Etudes japonaises. En particulier l’article de Komatsu Ryûji, mandarin universitaire, « Un retour sur le parcours du mouvement anarchiste au Japon », dans lequel il fait, entre autres perles, l’éloge de Nii Itaru (1888-1951), qui « exprima en surface un soutien à l’effort militaire durant la guerre, mais ne céda jamais sur l’essentiel et conserva son esprit critique » (p. 57). Les autres contributions sont du même tonneau, entre à-peu-près et contre-vérités, hormis celle de Jean-Jacques Tschudin, enseignant (à Paris-VII) à la retraite, par ailleurs auteur, à ma connaissance, des seules études documentées en français sur quelques aspects de la littérature prolétarienne japonaise : Tanemakuhito. La Première revue de littérature prolétarienne japonaise, L’Asiathèque, 1979 ; et La Ligue du théâtre prolétarien japonais, L’Harmattan, 1989.
(9) Voir Marc Bloch, La Société féodale, éd. Albin Michel, 1973 (1re édition : 1939 [tome I] et 1940 [tome II]). Par ailleurs, E. Papinot date la période féodale au Japon de 1192 à 1868, dans Historical and Geographical Dictionary of Japan, Charles E. Tuttle Company, 1992 (1re édition : Dictionnaire d’histoire et de géographie du Japon, Tôkyô, 1906), p. XV-XIX.
(10) Voir Marc Bloch, op. cit., p. 611.
(11) Sur la structure de la société japonaise en groupes concurrents, voir Chie Nakane, Japanese Society, Weidenfeld and Nicolson, 1970 (traduction française : La Société japonaise, Armand Colin, 1974). Il faut toutefois corriger la pertinence de l’analyse de Nakane Chie parce qu’elle ignore la division entre les classes sociales et donne, par conséquent, de la société japonaise l’impression qu’elle serait homogène.
(12) Nakae Chômin, nom de plume de Nakae Tokusuke (1847-1901) était un guerrier originaire de l’ancien fief de Tosa (actuelle préfecture de Kôchi, dans l’île de Shikoku). Avant la restauration de Meiji, il avait étudié le hollandais et le français à Nagasaki, seul port ouvert aux étrangers à l’époque des Tokugawa. De 1871 à 1874, il a séjourné en France où il s’est imprégné des œuvres des grands écrivains classiques français et, surtout, des Encyclopédistes du xviiie siècle. Il fut le principal théoricien du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyû minken undô), et a publié en 1882 une traduction en chinois classique du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, afin que non seulement les Japonais mais d’autres peuples d’Asie puissent découvrir cet ouvrage. En 1888, peu avant la promulgation de la première constitution japonaise, il a fait paraître un petit livre où il discute des questions politiques avec une liberté de ton rare au Japon, Sansuijin keirin mondô (Conversation entre trois ivrognes sur le gouvernement), qui n’est malheureusement pas traduit en français (il en existe cependant une traduction en anglais : A Discourse by Three Drunkards on Government, Weatherhill, 1984), dans lequel Nakae Chômin exprime un matérialisme désuet, à la manière des Encyclopédistes du xviiie siècle français, qui oppose la bonne volonté de l’honnête homme aux manœuvres des aigrefins pour résoudre les maux de son époque.
(13) Yoshida Shôin (1830-1859) était un guerrier du fief de Chôshû (actuelle préfecture de Yamaguchi), un des quatre fiefs qui ont pris le parti de l’empereur dans l’espoir de rejeter les barbares étrangers à la mer après que le shôgun eut ouvert le pays sous la pression du commodore Perry. Il était étudiant à Edo (ancien nom de Tôkyô) lorsque la flotte du commodore Perry arriva dans la baie d’Uraga, et décida alors de se mettre à l’étude des « sciences occidentales » (yôgaku). En 1854, il essaya de se cacher dans un des bateaux du commodore Perry pour aller aux Etats-Unis, mais fut découvert et incarcéré pendant trois ans dans la prison de Hagi, sa ville natale. A sa sortie de prison, il fonda l’école Shôkason juku où il enseignait les arts militaires et les classiques confucéens. Quoique xénophobe, ses idées empruntaient d’une part à la révolte des Taiping en Chine, qui avaient entre 1851 et 1864 instauré un empire céleste taoïste-chrétien (Taiping tianguo) à Nanjing (Nankin), d’autre part à la notion de liberté issue de la révolution française de 1789. Il eut pour élèves plusieurs des artisans de la restauration de Meiji, dont Yamagata Aritomo et Itô Hirobumi (sur ces deux personnes, voir Echanges n° 108, p. 44-46). Impliqué dans un projet d’assassinat contre un conseiller shôgunal (rôjû), Manabe Akikatsu, il est condamné à mort et exécuté à Edo en 1859.
(14) Voir John Crump, op. cit., p. 114 ; et la traduction en anglais de l’article Kôtôku Shûsui, p.338-340.
(15) Mushanokôji Saneatsu (1885-1976) édite à partir de 1910 la revue Shirakaba (Le Bouleau blanc), qui annonce l’arrivée du naturalisme au Japon, avec d’autres écrivains tels que Shiga Naoya (1883-1971) et Arishima Takeo (1878-1923). Ils se montrent rapidement insatisfaits par la seule littérature. Arishima Takeo distribue ses propriétés de Hokkaidô à ses paysans avant de se suicider ; Mushanokôji, influencé par Tolstoï, achète en 1919 un terrain sur l’île de Kyûshû, dans la région de Hyûga, pour y fonder une communauté, le « Nouveau village » (Atarashiki mura), à la manière des communautés owenites. Mushanokôji subira les purges à la fin de la guerre du Pacifique à cause de sa participation active à la politique du gouvernement japonais durant la guerre. Voir Nakamura Mitsuo, Nihon no kindai shôsetsu (Le Roman japonais moderne), p. 184 (il existe une traduction anglaise en deux volumes des deux premières parties concernant les ères Meiji [1868-1912] et Taishô [1912-1925] : Japanese Fiction in the Meiji Era [Le Roman japonais à l’ère Meiji] et Japanese Fiction in the Taisho Era [Le Roman japonais à l’ère Taishô], Kokusai bunka shinkokai, 1966 et 1968).
(16) Robert Owen (1771-1858), philanthrope anglais, a tenté d’adoucir les conditions du travail par la communauté des moyens de production et de distribution dans les débuts de la révolution industrielle. Né dans une famille modeste, il devint directeur d’une manufacture de Manchester à force de travail. Adepte des idées de John Locke (1632-1704), et de David Hume (1711-1776), il était convaincu de l’importance du milieu sur la formation du caractère des hommes. Pour lui, la tâche du gouvernement était de rendre toutes les classes sociales heureuses. Son esprit pragmatique voyait dans les mauvaises conditions de vie des travailleurs un obstacle à leur diligence dans le travail et, donc, au développement économique de son pays. Il mettra ses idées de coopération entre patronat et classe ouvrière en pratique dans l’usine dont il était devenu le directeur par son mariage dans le village de New Lanark, situé près de Glasgow. Extrapolant cette expérience, R. Owen créera en 1825 une communauté égalitaire à New Harmony, dans l’Indiana aux Etats-Unis, qui sera un échec.
(17) Albert Maybon, Le Japon d’aujourd’hui, Ernest Flammarion éditeur, 1924, p. 106.
(18) Albert Maybon, op. cit., p. 107-108.
(19) Voir deuxième partie, Echanges n° 108, p. 44.
(20) Voir Echanges n° 108, note 11, p. 45.
(21 Voir Société japonaise de langue et de littérature françaises, Cent ans d’études françaises au Japon. Exposé historique, Presses universitaires de France, 1973, p. XVI ; et du même auteur, Cent ans d’études françaises au Japon. Bibliographie (I), Presses universitaires de France, 1973,xviiie siècle.
(22) J’ai souligné dans la troisième partie que l’usage d’explosifs lors de la grève d’Ashio en 1907, par exemple, indiquait l’influence des pratiques russes au Japon ; voir Echanges n° 109, p. 33.
(23 Voir John Crump, op. cit., p. 39. En janvier 1884, Tarui Tôkichi, sensible à la dégradation de la situation des paysans, avait fait une conférence intitulée « Tôyô no kyomutô » (Le Parti nihiliste d’Orient), où il justifiait le terrorisme des nihilistes russes par le comportement sans pitié des classes dirigeantes.
(24) Quoique la prononciation soit la même que pour « Parti socialiste », ce « Shakaitô » s’écrit différemment (voir tableau p. 00) et n’a donc pas le sens de « Parti socialiste ». Il est, en outre, exagéré de parler de parti à son sujet au sens que nous accordons à ce terme de nos jours ; c’était plutôt un regroupement local de tireurs de pousse-pousse en lutte contre un secteur particulier de l’économie moderne, l’apparition des premiers tramways dans la ville de Tôkyô. Il s’apparente en fait aux anciennes corporations féodales.
(25) La revue Kokumin no tomo avait été fondée en 1887 par Tokutomi Sohô (1863-1957), de son véritable nom Tokutomi Choichirô. Tokutomi Sohô était un ancien étudaint de l’université Dôshisha. Il animait une Association des Amis du peuple qui édita des petites brochures populaires à bon marché et le journal L’Ami du peuple (Kokumin no tomo) jusqu’en 1898.
(25) La revue Kokumin no tomo avait été fondée en 1887 par Tokutomi Sohô (1863-1957), de son véritable nom Tokutomi Choichirô. Tokutomi Sohô était un ancien étudaint de l’université Dôshisha. Il animait une Association des Amis du peuple qui édita des petites brochures populaires à bon marché et le journal L’Ami du peuple (Kokumin no tomo) jusqu’en 1898.
(26) John Crump, op. cit., p. 56.
(27) John Crump, op. cit., p. 78.
(28) Selon John Crump, un des rares socialistes japonais à avoir une compréhension à peu près correcte de la pensée de Marx avant 1914 fut Yamakawa Hitoshi. Il a écrit entre août et novembre 1907 une série d’artcle sur Le Capital pour le journal Ôsaka Heimin shinbun (Journal du peuple d’Ôsaka) et fut par ailleurs traducteur en japonais du chapitre 13 de La Conquête du pain de Pierre Kropotkine qui est, en France, souvent édité séparément en brochure sous le titre Le Salariat ; voir John Crump, op. cit., p. 249. Aujourd’hui encore, les traducteurs japonais de Marx utilisent quelques-unes des transcriptions des termes fondamentaux de la pensée de Marx créées par Yamakawa Hitoshi.
(29) Voir Echanges n° 108, p. 38.
(30) Il y eut différentes moutures de la Heiminsha et du Heimin shinbun. Un premier Heimin shinbun parut de novembre 1903 à janvier 1905. Il fut suivi de Chokugen (La Libre parole [cette traduction me semble meilleure que celle que j’avais choisie, Franc-Parler, dans le n° 108 d’Echanges, p. 43]) entre février et septembre 1905, puis de Hikari (Clarté) de novembre 1905 à décembre 1906. La première Heiminsha disparut à la fin 1905 ; une seconde réapparut, en janvier 1907 peu avant l’interdiction du Nihon shakaitô (Parti socialiste japonais) en février, et publia un quotidien sous le même nom de Heimin shinbun entre le 15 janvier et le 14 avril 1907.
(31 Voir John Crump, op. cit., p. 74.
(32 Voir Echanges n° 109, p. 36.
(33 Voir Echanges n° 108, p. 44.
(34 Le texte est traduit en anglais dans John Crump, op. cit., p. 341-350.
(35) Voir Echanges n° 109, note 13, p. 34.
(36) L’affaire des drapeaux rouges eut lieu le 22 juin 1908, et fut causée par la concurrence entre la fraction modérée de la Shakaishugi dôshikai (Association socialiste des camarades) et la fraction radicale, Kin.yôkai (Société du vendredi) (voir le tableau p. 30), issues de l’ancien Parti socialiste japonais. Il s’agissait ce jour-là pour la fraction radicale de fêter la sortie de prison de Yamaguchi Koken (1883-1920). Quelques jours plus tôt, le 19, la fraction modérée l’avait accueilli à la gare de Tôkyô en brandissant des drapeaux rouges portant les légendes « socialisme » et « révolution ». Le 22, pour ne pas être en reste, les radicaux regroupés autour d’Ôsugi Sakae (dont je reparlerai ultérieurement) et Arahata Kanson brandirent dans la rue des drapeaux rouges frappés des slogans « anarchisme » et « anarcho-communisme ». La police en profita pour arrêter plusieurs militants, qui furent ensuite condamnés à des peines de prison plus ou moins lourdes.
(37) L’affaire du crime de lèse-majesté a impliqué 24 personnes, dont Kôtoku Shûsui, dans un complot d’assassinat de l’empereur. Les historiens continuent de discuter de l’implication personnelle ou non de Kôtoku dans cette affaire. Le fait est qu’un procès fut ouvert le 10 décembre 1910 et clos le 29. Le 18 janvier 1911, tous étaient condamnés à mort ; et le 19, l’empereur commuait les peines de 12 accusés. Le 24, Kôtoku Shûsui était pendu avec 10 de ses coïnculpés. Et Kanno Suga (1881-1911), compagne de Kôtoku, fut exécutée le lendemain.