A la mi-octobre, le plan de restructuration de General Motors est rendu public : économie de 500 millions d’euros ; 12 000 emplois (sur 63 000) vont être supprimés en Europe, dont 10 000 en Allemagne (4 000 à Bochum, dont 3 500 dès la fin 2004, et 4 000 à Rüsselsheim). La direction s’empresse de laisser planer un doute quant à d’éventuelles fermetures d’usines, dont celle de Bochum (9 600 travailleurs).
Quelques semaines auparavant, elle avait déclaré balancer, pour un repli futur de ses activités « milieu de gamme » (Opel Vectra et Signum, Saab 9.3), entre les sites de Rüsselsheim (Allemagne) et de Trollhätan (Suède). Ces incertitudes vont lourdement peser sur le déroulement de la grève et inciter les syndicats à tout mettre en œuvre pour éviter son extension (on rappellera pour mémoire que, en Allemagne, dans l’industrie automobile, 80% des travailleurs sont syndiqués). Et cela d’autant que Rüsselsheim, berceau historique d’Opel, est le site le plus important en Allemagne (20 000 personnes y travaillent) : c’est là que siège le conseil général d’entreprise (Gesamtbetriebsrat) (1) qui doit négocier avec la direction.
Contre le management. Contre les syndicats
Dans la Ruhr, à Bochum, la nouvelle se répand le 14 octobre, lors des pauses du début d’après-midi. Puis les équipes du midi quittent les chaînes de montage et se rassemblent aux portes des trois usines, malgré les exhortations des contremaîtres qui agitent le spectre de la concurrence, d’une aggravation de la situation d’Opel en cas de débrayage. Vers 16 h 30, la production est complètement arrêtée.
Les portes sont aussitôt bloquées pour empêcher les livraisons de pièces aux autres usines. En 2000, lors d’une première grève spontanée, les travailleurs avaient réussi en deux jours à faire cesser la production dans les autres sites. Pour ce qui concerne les essieux, les boîtes de vitesse et les carrosseries, les sites d’Ellesmere Port (Grande-Bretagne), d’Anvers (Belgique) et de Rüsselsheim dépendent en effet directement de Bochum. La direction et les ouvriers le savent pertinemment : malgré plusieurs tentatives, les contremaîtres et les agents de sécurité du site ne parviendront pas à évacuer les dépôts.
Inquiets, le syndicat et le conseil d’entreprise demandent aux ouvriers de reporter leur action et d’attendre patiemment la journée de mobilisation européenne prévue pour le 19 octobre. En soirée, 1 500 ouvriers environ organisent l’occupation. Des assemblées ont lieu dès lors toutes les heures, et chaque équipe décide de la reconduite de la grève. Les premiers slogans contre le management et contre les syndicats se font entendre. Dans l’ensemble, les revendications resteront défensives tout au long de la grève (contre la fermeture des usines, contre les licenciements), offrant prise à la propagande du syndicat IG Metall (qui ne dit pas autre chose).
« Journées d’information »
Officiellement, il ne sera jamais question de grève ; pour parer à d’éventuelles sanctions, les ouvriers affirment (ironiquement aussi, car personne n’est dupe) user de leur « droit à l’information ». Si IG Metall ne dit pas autre chose, c’est par crainte de devoir verser un « dédommagement » à l’entreprise. Mais que personne, au sein de la direction d’Opel, n’ait songé à faire débourser le syndicat montre qu’il s’agit bien là d’une grève sauvage. La direction en prend acte et dresse des listes noires.
Localisme
Le mouvement reçoit immédiatement le soutien de la population de Bochum, renouant, en quelque sorte, avec le localisme. Des classes scolaires se rendent sur les lieux ; des habitants approvisionnent les grévistes. Plusieurs listes de souscriptions sont lancées. Au cours du week-end (16 et 17 octobre), la grève tend à s’ouvrir vers l’extérieur, à d’autres mouvements. Devant l’usine No 2, les grévistes organisent une « journée des familles », accueillant leurs proches ainsi que des délégations des autres boîtes de la région, auxquelles se joignent des manifestants du lundi.
L’ombre de Michael Moore
Les syndicalistes et le comité d’entreprise affirment dans un premier temps que les difficultés d’Opel proviennent essentiellement d’erreurs du management. Puis, après le début de la grève, ils changent leur fusil d’épaule. Face à la « dictature des marchés », la résistance locale est inutile, martèle le conseil d’entreprise à Rüsselsheim, « il faut négocier tous ensemble ». Les références à Flint (usine de moteurs du Michigan où, en 1998, une grande grève de deux mois avait paralysé toute la production du groupe et avait coûté au total au groupe américain près de 3,2 milliards de dollars), présentée comme « une lutte sans issue », se multiplient, tandis que les dirigeants syndicaux rivalisent de nationalisme et d’anti-américanisme. A les écouter, il s’agirait ni plus ni moins que d’une machination impérialiste sur fond de clash des civilisations. Les actionnaires, les fonds de pension américains, ne seraient pas capables de comprendre « nos traditions » (« cogestion »). Et la restructuration brutale serait due à la position de l’Allemagne lors de la guerre en Irak : GM finance le parti républicain qui, venant de remporter les élections, prendrait ainsi sa revanche. L’ombre de Michael Moore plane alors sur Rüsselsheim.
Ripostes syndicales
Lors de la journée d’action européenne organisée par les syndicats le 19 octobre, à Bochum les fonctionnaires IG Metall et les co-managers, soutenus par le SPD, les élus locaux et même par quelques curés, appellent en chœur à la reprise du travail ; aucune délégation de grévistes ne peut s’exprimer publiquement - et, alors que des travailleurs des autres firmes automobiles sont présents (Porsche, Ford, VW), les plus concernés pour ainsi dire, ceux de Rüsselsheim, sont absents. Ils sont conviés à écouter à Rüsselsheim un discours du chef du conseil d’entreprise général, Klaus Franz, qui s’en prend violemment aux grévistes. Au cours de la journée, la pression sur les travailleurs de Bochum redouble. Pour l’anecdote, il y a même eu au Bundestag une séance extraordinaire consacrée à la grève. Les effets démoralisateurs de la manifestation se font sentir dès le soir, bien que les médias aient annoncé à grands bruits l’arrêt de la production en Belgique et à Rüsselsheim. Sans compter que l’échec de la grève des métallos est-allemands de 2003 est présent dans tous les esprits depuis le début du mouvement. Sentant son heure arriver, IG Metall insiste plus que jamais sur les négociations : entre-temps, sous le choc de la grève, la direction d’Opel a semblé effectivement assouplir ses positions.
S’ils n’obtiennent pas la fin immédiate du mouvement, les syndicalistes parviennent cependant à imposer la convocation, le lendemain, d’une assemblée générale - le classique « laissons-la-base-décider » -. En guise de « démocratie par la base », le 20 octobre, les ouvriers sont d’abord fouillés à l’entrée du bâtiment par les agents de sécurité, qui contrôlent aussi les identités. Les micros, d’ordinaire répartis dans la salle, ont été préalablement enlevés. Sur le podium, entourés par les nervis de la boite, seuls trois « hauts fonctionnaires » du conseil d’entreprise et d’IG Metall auront un droit de parole. Les discours sont rapides, une vingtaine de minutes en tout. Puis vient le vote à bulletin secret : « Devons-nous continuer les négociations et reprendre le travail ? Oui ou non. » 1 769 ouvriers sur 8 000 environ sont contre ; la majorité (4 673) se prononce pour l’arrêt du mouvement.
Solidarité bien ordonnée...
Rarement, on aura entendu autant d’appels solennels à la « solidarité des travailleurs ». Pour contenir un mouvement de classe spontané. Si le syndicat IG Metall a semblé dans un premier temps débordé par la base (et la presse aux abois n’a eu de cesse de le rappeler à sa mission de paix sociale), à aucun moment il n’a dévié de son objectif principal : circonscrire à la Ruhr la grève sauvage, profiter du choc et négocier un traitement de faveur pour Rüsselsheim. Il lui fallait donc suivre la voie tracée par les managers d’Opel et monter les travailleurs de Bochum et de Rüsselsheim les uns contre les autres. Le syndicat a adapté son discours et son attitude à chacun des deux sites. Deux discours antagonistes fondés sur le même principe de « solidarité ouvrière » ; deux discours aux relents ouvriéristes, qui, à chaque fois, dénigraient les sentiments de solidarité et l’esprit de résistance des ouvriers de l’autre site ; deux discours « chauvins » qui confortaient les doutes que pouvaient nourrir les ouvriers sur la fiabilité et les intentions de leurs camarades.
Ainsi, à Bochum, n’ayant pas d’autre choix que d’appuyer sagement le mouvement en attendant la fin de l’orage, IG Metall avait tendance - à l’instar des grévistes - à pester contre la résignation et le manque de solidarité des travailleurs de Rüsselsheim, qui continuaient la production. A Rüsselsheim en revanche, syndicat et conseil d’entreprise présentaient les grévistes de Bochum comme des irresponsables, manipulés par quelques « meneurs », qui allaient faire échouer les importantes négociations - sans se soucier du sort de leurs collègues des autres sites : la grève sauvage pouvait braquer la direction d’Opel et compromettre l’avenir déjà incertain de Rüsselsheim au profit du site suédois de Trollhättan.
Au niveau d’Opel, l’isolement de la grève était donc pratiquement acquis d’avance. La manifestation syndicale a fini par ébranler les grévistes, malgré les arrêts de production dans les autres sites. La manœuvre finale pour forcer la reprise du travail, aussi cauteleuse et bureaucratique qu’elle fût, est donc moins une " trahison " - comme on a pu le dire à chaud - que l’aboutissement logique de la tactique syndicale elle-même.
Epilogue
Règlement au cas par cas : les « départs volontaires »
Le 8 décembre, le conseil général d’entreprise approuve la suppression de 9 500 emplois (5 000 à Rüsselsheim, 4 100 à Bochum et 400 à Kaiserlautern) et, comme prévu, les coûts fixes annuels d’Opel seront réduits de 500 millions. Environ 3 000 travailleurs partiront en préretraite ou seront employés à temps partiel. L’accord prévoit le départ « volontaire », avant la fin janvier, de 6 000 travailleurs, dont la moitié à Bochum, contre une compensation calculée sur l’ancienneté (entre 10 000 et théoriquement 200 000 euros ). Un « volontaire », âgé de quarante ans, travaillant depuis quinze ans sur les chaînes de montage, touchera environ 60 000 euros. IG Metall s’est aussitôt mis à annoncer des primes de départ mirobolantes pour faire passer l’accord. Mais la firme, pas folle, refuse de se séparer des ouvriers âgés et qualifiés dont le départ lui reviendrait trop cher. La direction et le conseil d’entreprise font alors pression sur les plus jeunes en leur rappelant gentiment qu’ils seront les premiers sur la sellette en cas de licenciements secs. A la fin janvier, afin d’éviter un redémarrage de la lutte et devant le peu d’enthousiasme pour ces mesures, Opel accorde un nouveau délai (25 février). A Rüsselsheim et à Kaiserlautern, on atteint finalement le quota de départs " volontaires " que l’accord avait fixé, respectivement 2 700 et 300. A Bochum, en revanche, seuls 1 500 ouvriers avaient accepté la prime à la fin février. Tout comme la manœuvre syndicale qui, pour casser le mouvement de lutte, avait transformé le collectif de grévistes en plusieurs milliers d’électeurs anonymes, les contrats de départ tendent à individualiser les travailleurs.
Les sociétés de transfert
Les « volontaires au départ » intègrent des sociétés dites de réorientation ou de transfert. Conçus par IG Metall à la fin des années 1970 pour amortir les effets des restructurations, ces bureaux de placement ont connu un véritable essor lors de la « réunification ». Ce sont soit des organismes privés, soit des créations ad hoc ; les conditions du « transfert » forment l’un des volets des négociations. L’organisme de chômage [équivalent de l’ANPE] verse au transfuge 60 % (67 % pour ceux qui ont des enfants) de son dernier salaire net, à quoi s’ajoute un complément versé par l’entreprise qu’il vient de quitter (dans le cas d’Opel, il reçoit en tout 85 % de son dernier salaire). Si au bout d’un an, il n’a pas été placé, il n’a plus qu’à s’inscrire au chômage.
Les sociétés de transfert permettent à l’employeur de contourner le droit du travail (en matière de licenciement) et d’engager aussitôt la réorganisation des conditions d’exploitation, sans avoir à redouter une forte opposition des travailleurs, un mouvement de lutte conséquent.
Un « accord orienté vers l’avenir »
Le 3 mars, les négociations entre la direction et le conseil d’entreprise aboutissent à un accord sur le maintien en activité des trois sites ouest-allemands d’Opel jusqu’en 2010. L’accord, dont les modalités d’application sont différentes selon les sites, stipule le gel des salaires (qui ne seront donc plus indexés sur les tarifs de branche) et la réduction de la prime de Noël. En outre, il introduit une plus grande flexibilité des conditions de travail : le temps de travail variera entre 30 et 40 heures (35 heures en moyenne) ; chaque ouvrier devra, sans compensation, travailler. En échange, Rüsselsheim s’impose face à Trollhätan (fermeture probable à plus ou moins brève échéance) et récupère les activités « milieu de gamme » ; la version cinq-portes de l’Astra sera désormais produite à Bochum.
G. C.
NOTE
(1) Le conseil d’entreprise (Betriebsrat) est la structure de cogestion, qui englobe le patronat et le syndicat de branche (ici IG Metall).