L’EXTENSION RESTE LIMITÉE.
LA RUE PREND LE PAS DANS UNE AMBIANCE DE SOUTIEN ET DE COMPLICITÉ
Du 2 au 8 décembre, les syndicats suivent mais n’ont pas à s’opposer à une extension qu’ils ne souhaitent pas du tout mais qui ne se produit pas.
* 2 et 3 / 12/95 – Les syndicats CGT et FO appellent à la généralisation des actions, mais pas à la grève générale. 80 centres de tri postaux sur 130 en grève. Le problème se pose maintenant de l’extension du mouvement au secteur privé. Il est évident que les revendications centrales sont spécifiques au secteur public et que la seule extension revendicative au plan Juppé sur la Sécurité sociale n’est pas un élément sensible à ce moment pour la majorité des travailleurs. Il n’y a pas d’extension sauvage du mouvement très fort et uni du secteur public comme on a pu le voir en 1968. Pourtant des contacts horizontaux partent des centres du secteur public en grève vers les boîtes privées. Il est difficile de dire quel rôle jouent alors les centrales syndicales dans le freinage de cette extension éventuelle : ils n’ont, de toute évidence, rien à endiguer dans ce secteur, mais ils ne tentent pas de pousser des revendications beaucoup plus concrètes (par exemple, l’intégration de tous les précaires et l’égalisation des doubles statuts de beaucoup d’entreprises), revendications qui apparaîtront ici et là dans le mouvement du secteur public lors de la reprise du travail.
D’après des échos transmis dans la presse, Viannet, le leader CGT doit freiner les ardeurs de certains responsables des fédérations qui voulaient décréter la grève générale. Blondel de son côté déclarera dans une interview radio qu’il « était heureux qu’aucune coordination ne se soit constituée dans la lutte » (Viannet leader CGT reprendra aussi la formule) : bien sûr, il veillait au grain avec les autres compères ou commères syndicaux ; des organismes parallèles ne se créent que si les structures en place ne répondent pas à ce qu’attendent ceux qui lutte et les syndicat, dans la période montante de la lutte, ayant tiré l’expérience des coordinations précédentes ont pris bien soin de laisser les assemblées de grévistes libres de définir leurs actions, tout en se gardant bien de proposer des formes plus radicales et tout en faisant ce qu’il fallait lorsque le mouvement devenait étale et autorisait des manipulations « démocratiques ». Les deux compères se paieront même le luxe de dénigrer l’idée même de coordination en citant ironiquement les déboires de la coordination étudiante.
Quelques barrages routiers filtrants par les routiers salariés de grosses firmes de transport routier (curieusement, les chauffeurs des camions citernes de tout l’Ouest se mettront en grève totale quelques semaines plus tard pour des revendications qui existaient déjà à ce moment) ; des tentatives de contact non suivies font ressortir la réticence des syndicats à s’engager dans la voie d’une paralysie totale de l’économie.
* 4/12/95 – CGT, FO et SUD lancent un mot d’ordre de grève illimitée aux Télécoms, aux impôts et à l’éducation nationale. Le mouvement est diversement suivi dans ces secteurs, plus important dans l’enseignement primaire et inégalement dans les centraux téléphoniques. La pratique des assemblées générales se généralise ; elles sont souvent ouvertes à des participants de l’extérieur qui peuvent y prendre la parole ; les responsables syndicaux semblent découvrir les vertus de la démocratie de base. Le ministre de l’éducation nationale propose 369 millions et 4 000 emplois, 2 milliards de travaux et la discussion d’une loi de programmation.
L’exemple des grévistes EDF de Brest qui ont mis au tarif de nuit (1/2 du tarif normal) tous les usagers s’étend dans presque toute la France lorsque 80 centres de distribution sur 100 sont en grève.
* 5/12/95 – 247 manifestations dans toute la France avec près d’un million de participants (Rouen : 40 000, Limoges : 20 000 où des drapeaux rouges sont hissés sur la gare, Caen : 25 000, Toulouse 50 000, Marseille 40 000, Lyon 30 000, Clermont-Ferrand, 50 000). Des bagarres à Montpellier, Paris (3 condamnations), Nancy, Nantes où la gare routière est incendiée (13 arrestations, 4 condamnations). Participation fort réduite du secteur privé, importante à Caen (RVI, Moulinex, Kodak...), à Marseille (dockers), à Toulon (piquets de grève à l’arsenal) avec des débrayages limités, aux arsenaux de Brest et Cherbourg, les ports de Rouen et Le Havre perturbés par une grève des grutiers. Dans le secteur public, la grève non seulement s’étend mais prend des formes plus radicales : occupation d’un poste haute tension à Nantes, à la gare Montparnasse à Paris, occupation des locaux de commande du personnel. Des débrayages conséquents dans la métallurgie en Loire-Atlantique, dans la Meuse, le Cher, les Ardennes et le Rhône ; à Renault-Sandouville au Havre. Au Mans, 30 000 manifestants, des feux allumés devant la préfecture, les locaux de l’Union Patronale locale envahis et mis à sac. Il y a un décalage évident entre les participants réels à la grève (qui va de la grève générale à des débrayages de quelques heures) et ceux qui manifestent, ce qui rend difficile une évaluation réelle du mouvement et donne lieu à des controverses sur le nombre de travailleurs engagés dans la lutte (voir chiffres régionaux donnés ci-dessus et la déclaration ci-après d’un postier du centre de tri de La Chapelle à Paris. A Cergy-Pontoise, une voiture fonce dans la manifestation devant la préfecture, un blessé.
* 6/12/95 – Outre la SNCF, RATP, postes, Télécoms, éducation nationale, EDF-GDF, la grève s’étend aux transports urbains (Caen, Cherbourg, Limoges, Marseille, Lille, Bordeaux, Grenoble, Lyon), aux éboueurs de Bordeaux, à l’arsenal de Brest, aux Potasses d’Alsace, dans tous les secteurs de Marseille aux hôpitaux, aux contrôleurs aériens (du 6 au 9 décembre), aux navires de la SNCM et CMN (avec la Corse). Manifestations hors programme en province : à Lourdes (600 dont 300 véhicules), quotidiennes à Roanne (Loire), l’hôtel de ville d’Yssingeaux (Haute-Loire), dont le ministre du travail est maire, est muré ; son effigie est brûlée à Marseille, la permanence du député RPR est murée y emprisonnant 5 de ses séides, à Gardanne près de Marseille celle d’un député européen est pillée et murée, 200 grévistes EDF, cheminots et postiers occupent la piste de l’aéroport de Biarritz.
Le premier ministre propose une concertation sur les retraite et veut rencontrer les dirigeants syndicaux.
* 7/12/95 – Plus d’un million de manifestants dans les rues, encore plus en province qu’à Paris mais toujours peu du secteur privé. Il n’y a jamais eu autant de manifestants dans les rues de France, même en 1936 ou 1968. 1 500 occupent les pistes d’Orly mais en sont chassés par les flics ; d’autres bloquent les accès de Roissy avec des barrages de pneus enflammés. Production d’électricité réduite de plus d’un tiers. La Banque de France en grève contre la suppression de 800 emplois En Lorraine, à Freyming-Merlebach 2 000 à 3 000 mineurs de charbon se battent avec 400 flics : feux de pneus dans les carrefours, bulldozer contre les flics qui s’écrase finalement contre le mur d’un commissariat, séquestration du député maire emmené de force au fond d’un puits pour avoir une rencontre avec le préfet, bagarres tard dans la nuit. 28 blessés.. Affrontements avec les flics à Montpellier et à Nantes (mini-barricades).Comme la tension continue de monter, que la grève strictement contrôlée par la base ne faiblit pas, qu’elle commence à mordre sur des secteurs marginaux proches du privé, qu’elle se radicalise, les palabres commencent en coulisse pour trouver « une sortie honorable » ; le gouvernement invite les syndicats à une « réunion de travail ». Un médiateur est désigné à la SNCF, le gouvernement est prêt à lâcher sur la retraite des régimes particuliers. Cela peut permettre de dissocier un mouvement spécifique du mouvement général dont il se trouve porteur, polarisant toutes les résistances au système et soulevant des espoirs d’une transformation sociale. C’est cela qu’il faut éviter à tout prix qui apparaît dans l’insistance avec laquelle on parle des secteurs en pointe dans la lutte comme d’une lutte « par procuration ». Il est visible que le mouvement spécifique (cheminots et transports) commence à prendre par son unité et sa détermination une toute autre dimension : il faut le faire revenir dans sa spécificité de manière à stopper le glissement vers un mouvement général en lui retirant son centre d’attaque. Gouvernement et syndicats vont s’y employer de concert. A Pau, le bruit ayant couru que les flics allaient intervenir dans le centre de tri occupé, les autres secteurs en grève se mobilisent, y compris ceux de l’équipement qui viennent avec un bulldozer prêter main forte à ceux qu’ils pensent menacés.
* 7/12/95 – Le président de la RATP propose une réunion sur les retraites (il est requis par le ministre de « créer immédiatement les conditions d’une reprise du travail ») réunion qui se tient effectivement avec les syndicats mais apparemment aurait tourné court (qu’ils disent).
* 8/12/95 – La radicalité du mouvement se précise : il devient effectivement nécessaire d’intervenir. Nouveaux affrontements à Orly entre flics et grévistes d’Air France. Séquestration du directeur et de trois ingénieurs aux Houillères de Gardanne près de Marseille. Bagarres devant les préfectures de Montluçon, Nice, Châteauroux. Occupation de la mairie d’Avignon. La permanence du député d’Albi murée de même que le bureau de celui de Mantes, station radio locale occupée à Limoges.
A Merlebach dès 7 h du matin : « On aurait dit une guerre ». 4 000 mineurs équipés de casques, de lunettes de protection, de masques antigaz, armés de manches de pioche, de morceaux de câbles en acier, s’affrontent avec 500 gendarmes mobiles et 200 CRS devant la direction. « Cette fois, on est prêts pour le corps à corps ». Les mineurs chargent en jetant des cocktails Molotov et des pétards explosifs sur le bâtiment de la direction. Plusieurs foyers d’incendie se déclarent aux différents étages et par moment des flammes sortent par les fenêtres et une épaisse fumée s’échappe du dernier étage. Les véhicules de sapeurs pompiers bloqués par les manifestants ne peuvent intervenir. Les affrontements, parfois très violents se poursuivent jusqu’au début de l’après-midi : « Ça canarde de partout, on se croirait à Sarajevo », indique une militante CGT chargée de répondre au téléphone : 50 blessés, l’un d’eux a la jambe criblée de « toutes les saloperies qu’ils mettent dans leurs grenades » ; alors que les flics sont occupés dans la rue, une cinquantaine occupe et stoppe une centrale thermique. Une réunion paritaire d’urgence est convoquée et l’intersyndicale débranche ce qui risque de faire école en donnant l’ordre de repli.
Dans plusieurs centres postaux, les grévistes rétablissent le paiement des allocations familiales et des retraites. Les grévistes EDF coupent le courant aux bâtiments administratifs (sous-préfecture de Bayeux, en Basse-Normandie, ministères à Paris ; ils mettent au tarif minimum les abonnés de 52 centres et rétablissent les lignes coupées récemment pour non-paiement dans le sud de la France et en Corse.
POURQUOI LA LUTTE NE S’ÉTEND PAS ? LES DIFFÉRENTES FORCES QUI S’OPPOSENT
Les forces qui contribuent au contrôle social des travailleurs (partis, syndicats, police et justice) adaptent leurs instruments et techniques de contrôle au niveau de danger pour « l’ordre établi ». De leur côté, les travailleurs prennent conscience de ces forces .Ils ne les combattent que lorsque celles-ci les empêchent directement d’atteindre les objectifs ou d’utiliser les méthodes et les formes d’organisation qu’ils pensent nécessaires dans leur lutte. Il s’établit une relation dialectique action-répression. Des barrières successives, hiérarchisées en quelque sorte, sont dressées devant toute action autonome, chaque barrière n’intervenant qu’autant que les barrières de « faible intensité » ont sauté. Dès le début du mouvement, les forces répressives de contrôle enserrant les travailleurs le quotidien des exploités et sans emploi évitent soigneusement les affrontements directs qui auraient inévitablement modifié le niveau revendicatif étroit de la lutte et de celui de son organisation. Les syndicats de leur côté, soucieux de rester présents, adoptent un profil bas qui prévient leur éventuel rejet : leur apologie de la démocratie d’assemblée leur laisse le contrôle de l’organisation de tout ce qui est au delà, notamment l’organisation des manifestations. Dans la mesure où les syndicats gardent ainsi le contrôle de la lutte, le gouvernement, à quelques exceptions près dans lesquelles les syndicats ne peuvent se faire entendre, ne tente pas de recourir à la force publique, par exemple pour faire circuler des trains. Il est bien conscient que, vu la puissance du mouvement, un tel recours peut faire sortir le mouvement de ses limites présentes et déborder sur un terrain plus vaste mobilisant des couches plus larges du prolétariat et amener ainsi une extension qui ne s’inscrit pas à ce moment dans les faits. L’unité des syndicats n’est pas l’unité des travailleurs en lutte. Ce sont les travailleurs en lutte qui, par leur unanimité dans leur revendication, même avant une lutte ouverte, imposent – sans vraiment le rechercher comme tel – aux syndicats une sorte de front commun . Ce front commun « unitaire » peut paraître être l’expression de leur propre unité : il résulte non d’une volonté précise des travailleurs mais comme la conscience que les divisions syndicales ne peuvent qu’être préjudiciable à leur lutte. C’est pourtant une illusion pleine de menaces : cette unité syndicale se forme précisément lorsqu’il y a unification ouvrière ce qui est toujours considéré comme une menace pour l’autorité et l’ordre social, dans l’entreprise comme au niveau national. C’est un peu comme les appels à l’union nationale en temps de guerre pour sauver la patrie en danger, en l’occurrence le système national d’exploitation. D’un autre côté, cette unité syndicale favorise l’irruption de la lutte et son développement dans la mesure où les divisions et rivalités syndicales ne paraissent plus un obstacle immédiat ; et dans la mesure où les syndicats unis ne contrôlent plus la dynamique de la lutte, ils dévoilent tous ensemble leur vrai caractère d’élément de contrôle et de répression des luttes. Dans cette relation, on retrouve l’aspect dialectique du couple action-répression : la dynamique de la lutte peut briser la force présente pour la contenir, ce qui amène d’autres forces à intervenir ; lorsque cette dynamique ralentit et que la lutte devient étale, l’unité syndicale n’est plus nécessaire et l’on voit réapparaître les divisions syndicales, alors que parallèlement, les divisions entre catégories de travailleurs réapparaissent. Cette situation perdurera tant que les revenus du capital seront plus importants que ceux du travail « (un agent du Trésor Public) »Demain, ce ne sera plus comme avant, il faudra du respect » (un manifestant) Une reprise du travail ne résoudra rien et la cassure entre un cadre social de domination et les exploités restera d’autant plus profonde que le conflit aura matérialisé concrètement son existence pour chacun . Des « recettes » vont surgir pour tenter de récupérer et de jeter des ponts sur cette cassure, dans l’intérêt de la société telle qu’elle est aujourd’hui c’est à dire la perpétuant. Ce n’est pas pessimisme de dire que d’une part le mouvement même dans sa semi-généralisation resté limité au secteur public devait inévitablement finir dans une impasse autorisant l’intervention des forces répressives si le rideau syndical n’avait pas rempli son rôle. Même s’il s’était étendu, il aurait rencontré, quel qu’en soit l’écho international, comme en 68, ses limites nationales et fini dans une autre impasse. Cela est inévitable tant que le capital étend son emprise sur le monde. Ce n’est même pas l’écho national et international que peuvent avoir de tels mouvements qui compte bien qu’ils ne soient pas négligeables, mais le fait que même avec toutes leurs limites, ils révèlent à chacun l’existence d’un potentiel et d’une orientation de lutte. Mieux que tous les discours et toutes les polémiques, ils montrent à tous, qu’une émancipation est possible, avec des moyens et des buts.
Au début de décembre, il est clair que le mouvement atteint une certaine limite à son extension, même dans les services publics, et qu’il ne fait pas tache d’huile, balayant les barrières mises à son extension et forçant alors les contrôles et les fusibles de se placer à un autre niveau (les bruits de démission du gouvernement par exemple sont destinés à prévenir un tel développement éventuel). Bien sûr, les syndicats, notamment la CGT, FO et des sections de la CFDT, proclament la « mobilisation générale » pour « renforcer le camp de la lutte », mais, soit impuissance (ils sont infiniment moins implantés dans le privé que dans le secteur public, seulement quelques % des travailleurs), soit refus non exprimé d’une telle extension, on ne peut dire qu’ils fassent des efforts démesurés pour cela, pas plus qu’ils n’ont à mettre en place quoi que ce soit pour contrôler cette éventualité. Il ne fait aucun doute que des tentatives sont faites en beaucoup d’endroits par des travailleurs du secteur public en grève pour établir des liens et des contacts vers le privé, mais on ne peut dire qu’elles soient couronnées de succès, pas même dans une participation massive aux manifestations. Ce n’est pas faute non plus que tous les groupes d’extrême gauche œuvrant dans ou en dehors des syndicats, fidèles à la définition de leur rôle vis à vis du prolétariat et des luttes, essaient, à la mesure – bien souvent bien faible – de leurs moyens soit – vaine démarche – de pousser les directions syndicales à s’engager à fond dans une voie où ils n’ont jamais l’intention de s’engager, soit de persuader les « travailleurs conscients » « d’écarter les syndicats de la direction du mouvement et/ou de former »des assemblées massives et unitaires « pour prendre »directement en mains le combat pour la généralisation « . On vit aussi fleurir des mots d’ordre revendicatifs comme les 32h, la gratuité des transports, le SMIC à 10 000F, en passant par la réforme »sociale et fiscale« .
Aussi bien ceux qui freinent des quatre fers (ils n’ont pas à freiner tant que cela) que ceux qui jouent la mouche du coche oublient une chose simple : que la « conscience de classe » se développe avec la lutte et que ce ne sont ni des calmants ni des excitants qui lui donnent corps et l’amènent à se hisser à d’autres niveaux que ceux des débuts limités de la lutte. Il en est de même pour tous ceux qui prônent ou regrettent qu’un « parti de classe » n’ait pas été là pour, selon les écoles, mener, guider ou conseiller les prolétaires sur le chemin de leur libération. L’organisation de classe est l’organisation qu’elle se donne au cours de la lutte et qu’elle estime adéquate pour atteindre le but qu’elle s’est fixée. Buts, moyens et organisation sont irrémédiablement liés et contingents à une situation qu’il n’est au pouvoir de personne, capitalistes, gouvernements, etc. de modifier fondamentalement. Toutes ces voix traditionnelles négligent tout un ensemble de faits qui se sont exprimés non seulement en paroles mais aussi en actes et qui ne sont pas « classables » dans les cadres politiques traditionnels ou exprimables dans la langue de bois des théories politiques diverses. Le respect tant vanté de la « démocratie d’assemblée », autant qu’une attitude tactique prudente et calculée des syndicats est aussi la reconnaissance implicite qu’une certaine volonté de base interdit les pratiques syndicales qui étaient la règle autrefois. Ce « respect » affirmé de la démocratie de base (qui bien sûr peut être l’objet – et l’a été à la fin du conflit – de manipulations bureaucratiques) s’accompagne d’autres ouvertures inhabituelles dans les conflits « syndicaux » : l’ouverture totale des assemblées et de locaux occupés aux travailleurs de l’extérieur (plus question de la fameuse « protection de l’outil de travail » dont la CGT faisait son credo autrefois pour empêcher tout contact avec l’extérieur). Même les syndicalistes de base pouvaient se glorifier naïvement d’une situation qu’ils subissaient et qu’ils ne contribuaient nullement à créer. Un agent de conduite CGT pourra ainsi déclarer : « Le rôle des syndicats n’est plus le même qu’il y a 25 ans lorsque l’on appuyait sur le bouton pour déclencher le mouvement ». C’est vrai, mais superficiellement ; fondamentalement rien n’a changé dans la fonction syndicale sous le capitalisme, les formes superficielles ont changé non pas par la volonté des centrales mais par l’obligation qui leur était faite, pour leur propre survie comme organes de médiation, d’avoir un outil moderne en face de l’évolution, d’une part des techniques de production, d’autre part de celle des travailleurs soumis à ces techniques. (voir plus loin d’autres considérations sur cette évolution des syndicats après la grève)
« TOUS CAPABLES ENSEMBLE D’INVENTER UN FUTUR » (tract 16/12/95)
Si le mouvement de lutte cesse d’être d’une certaine façon la grève catégorielle et les manifestations pris ce caractère inhabituel, c’est, bien que timidement et inégalement dans toute la France, d’autres catégories de prolétaires s’y associent avec leurs problèmes propres qui les unissent, entre eux et à tous les autres. La question qu’on peut se poser, c’est si ces manifestations ne sont pas après tout les plus belles manifestations contre le chômage que la France ait connu. La lutte contre la « Plan Juppé » n’est qu’un emblème d’une autre réalité, la fameuse « fracture sociale », une critique généralisée de l’insécurité sociale. Un des signes, relevé seulement par certains, est la préoccupation exprimée fortement dans le souci de l’avenir des enfants. A coup sûr, sans l’exprimer en termes concrets, c’est une autre société qu’on veut pour eux.(voir le texte mentionné en annexe sous G.) Des voix nombreuses, comme celle-ci, s’élèvent tout au long du conflit pour exprimer les espoirs et les désespoirs d’une lutte vers autre chose que le quotidien. Tout ce qu’une lutte unie et totale, même limitée, mais s’opposant brutalement et nettement à un diktat politique, soulève comme possibilités potentielles, même si ceux qui les expriment, souvent bien maladroitement bien que clairement, ne surent pas trop comment aller au delà. C’est d’ailleurs ce qui différencie tous les mouvements antérieurs, y compris celui de 1968, de voir exprimer l’espoir qu’un mouvement de cette ampleur – et notamment les manifestations de rue – puisse changer la nature d’une société ressentie comme quelque chose d’intolérable. Un tract anonyme distribué dans une manifestation exprimait tout simplement : « Regardez ce que vous avez déjà fait et comprenez de quoi vous êtes capables. Vous pouvez arrêter la marche de ce monde qui broie les hommes, comme vous arrêtez les locomotives. Dans la lutte renaissent la fraternité oubliée, le sourire des espoirs partagés, le courage de vouloir ».
« Ils se disent que quelque chose est peut être en train de changer. Ils savent aussi qu’ils peuvent rêver » (un manifestant 28 novembre) « Les gens se parlaient, rigolaient de tout...Comme durant une fête » (un marcheur dans Paris en grève) Là aussi, la période récente avait vu se développer des actions ponctuelles de grande dimension hors des médiations contre des mesures des gouvernants investis légalement du pouvoir politique (manifestations pour l’école, manifestations des étudiants). Ces actions par leur dimension et leur caractère d’unanimité avaient fait reculer les gouvernants. Un pouvoir réel tend ainsi à se substituer au pouvoir légal. Il ne manque pas de commentateurs pour déplorer la disparition de la « confiance » dans toute forme de représentation ou dans le système. Sans que ce soit expressément exprimé, cela traduit un rejet profond de cette société et l’aspiration pour autre chose qui ne soit pas une perpétuelle contrainte et une constante inquiétude. Les théoriciens de la disparition d’un « projet », d’un « idéal » tout comme ceux qui cherchaient la lutte de classe, sont tout autant déroutés que les dirigeants. Ils ont devant eux un courant profond qui s’exprime globalement et positivement mais sans une formulation d’un objectif autre qu’un refus lorsque des limites jugées inacceptables sont franchies. Ces limites paraissent d’ailleurs si fragiles et dérisoires qu’elles ne peuvent être vues que comme des prétextes donnant une cohérence à des contraintes longtemps subies en silence. On peut le voir dans l’importance grandissante des manifestations de rue associant des catégories plus larges que les grévistes. Même sous l’encadrement des mots d’ordre, des bannières et des services d’ordre syndicaux, elles expriment aussi par leur dimension (bien que répétées inlassablement n’ont pas l’effet de fatigue escompté mais au contraire vont en s’amplifiant) traduit bien aussi cet espoir vague que quelque chose d’autre doit survenir. . Finalement ce que le mouvement exprimait, c’est ce sentiment profond d’une injustice sociale permanente à laquelle seul un changement de société, une autre redistribution de la plus-value pourrait répondre. Il est tout autant évident pour chacun que personne parmi ceux qui « représentent » n’est en mesure d’apporter une solution. Pas plus que les intéressés eux-mêmes qui sont poussés par une sorte de marche vers l’avant sans pouvoir formuler ce que cet avant signifie – sauf en termes généraux, précis et vagues à la fois – ni vers quoi il conviendrait d’aller. D’une certaine façon, c’est profondément rassurant pour un futur.
« Les gens sont prêts au débordement » (un cheminot) « ça a vraiment transformé quelque chose » (un banlieusard non gréviste)
COMMENT ILS VOIENT L’ORGANISATION DE LA GRÈVE ? « Les syndicats sont dépassés, c’est le peuple qui est dans la rue, on a trop oublié l’ouvrier ». Ils se disent que quelque chose est peut-être en train de changer. Ils savent aussi qu’ils peuvent rêver. (entendu dans une manif) A la CGT, on est encore surpris par la virulence et la détermination de la base non syndiquée à s’engager dans un conflit en donnant l’impression qu’elle n’a plus rien à perdre. « Le mouvement n’est pas fini. On ne peut pas l’analyser. Pour l’instant, il s’envole » constate un délégué CGT (5/12/95) « J’ai senti dès le mardi qu’il y avait un décalage entre Paris et la province. Ici, gare du Nord, on doutait, on s’interrogeait...Mais je suis parti en tournée syndicale à Aulnoye à la frontière belge. Et là, j’ai vu que la base avait déjà passé outre nos hésitations : ils organisent l’A G du vendredi, mais aussi celle du lundi suivant... » « 1986 était un conflit très centré sur les agents de conduite. Aujourd’huilesbarrièrescatégoriellessonttombées.Quand le matin, un agent de conduite qui bloque l’Eurostar voit débarquer des agents de maîtrise SNCF, il exulte. En plus, traditionnellement, il est très replié sur lui-même. Là, il parle...’ Aujourd’hui, plus on discute dans les AG, moins on se sent postier, cheminot, infirmière. Tous voient se développer le recours aux « auxiliaires », aux contrats « emplois-solidarité », aux intérimaires, aux CDD. Tous racontent que les AG ont quelque chose de peu commun avec celles du passé. Les gens écoutent, il y a une gravité » (entendu dans une manif)
A Sotteville-lès-Rouen, les cheminots rouennais tiennent leurs assemblées générales auxquelles ils convient, en leur donnant le droit à la parole des salariés, publics ou privés, en grève aussi et des étudiants.
Des relations nouvelles s’établissent avec les syndicats, les délégués sont en retrait : « Ils ont de l’humilité » dit une non syndiquée ; « Ils sont dépassés » estime un autre. Même les trotskistes ne peuvent pas manipuler » jubile un habitué des grèves. « Les cheminots, c’est une famille. Solidaire, ça s’est dégradé en 1983, avec la fin du compagnonnage : le mécanicien transmettait, pendant un an et demi son savoir à l’aide conducteur. Mais l’individualisme peu à peu est entré avec les carottes habituelles de la SNCF, comme les primes de traction, calculées au kilomètre. Pourtant, cette grève ressoude . C’est la base qui tient le mouvement » (conducteur, Sotteville-lès-Rouen)
Entrepôts et ateliers RATP, Paris, dix huitième – Le drapeau rouge flotte sur le fronton de l’atelier central de la RATP, rue Championnet à Paris. Ou plutôt il tombe comme un vieux bout de toile en plastique. Mais il est là. Un jeune gréviste, non syndiqué cherchait un symbole pour les locaux occupés depuis le mardi 26 novembre. Il s’est dit « Tiens la Commune de Paris, c’est bien français » et il l’a accroché. Le délégué CGT, un peu embêté, a vite fait de l’entourer de quelques drapeaux tricolores. « Après tout, ce sont les nôtres aussi, j’ai pas envie de ne les voir qu’aux fêtes de Jeanne d’Arc ».
Si le mouvement de base est ainsi auto-organisé, les grands rassemblements et les manifestations restent pourtant sous la haute main des centrales syndicales ; même si l’énorme participation en modifie quelque peu le caractère, aucune de ces manifestations ne dépasse – ou très peu – le cadre qui lui est assigné par les centrales syndicales. L’importance des services d’ordre syndicaux – notamment celui de la CGT– peut jouer un rôle dissuasif, mais pratiquement à aucun moment ils n’ont à se heurter à des tentatives autonomes ou spontanées de débordement.
Services d’ordre . Toulouse. 100 000 manifestants le mardi 12 décembre, une marée humaine...Les unions syndicales départementales n’avaient pas mis sur pied un comité d’organisation pour cette journée... sur la question du service d’ordre, chaque profession se débrouille...Ils sont vachement structurés aux PTT et chez les cheminots. On peut leur faire confiance. Une grosse part de l’organisation de ce mouvement nous est effectivement déléguée. C’est une preuve supplémentaire de sa maturité. Il n’y a aucune organisation stalinienne avec une base qui s’en remettrait en toute chose à son bureau. Les gens n’en voudraient pas » (un délégué FO cheminot)
« Rien dans ce mouvement ne se décide à coups de mors d’ordre ; la base pousse et les fédérations accompagnent » (des responsables toulousains FO et CGT)
Gare du Nord, Paris. « Ce qui m’écœure, ce sont les communiqués des syndicats, de ceux qui parlementent. Ils retirent leurs billes et ça me sabote le moral. Si on satisfait nos petits machins corporatistes, on passe pour des guignols. C’est pas correct de mettre de côté les revendications sur le plan Juppé alors qu’on gueulait sur ça dans la rue ». Un responsable CGT ne cache pas son amertume de voir « se déclencher les vieux réflexes des fédérations et des confédérations pour terminer une grève. Ce mouvement était d’une autre nature qu’un simple conflit social. Il était devenu une critique des élites, du libéralisme imposé à coups de trique et de dégraissages ». Un délégué FO de la gare Saint-Lazare à Paris confie qu’il était persuadé que les directions confédérales de la CGT et de FO« n’avaient jamais voulu aller à la grève générale. Viannet et Blondel chiaient dans leur froc à cette idée. Le mouvement allait être trop spontané, trop autonome. On l’a bien vu sur le terrain. Ils ont freiné des quatre fers pour qu’on organise des comités de grève générale dans chaque quartier. »
Un responsable du syndicat des impôts SNUI éprouve de l’amertume « sur la gestion du conflit par les grandes confédérations : elles ont eu peur de se laisser déborder, ce mouvement a très vite débouché sur une critique de société qu’elle ne pouvaient sans doute pas contrôler »
Peu de détails, outre les « ouvertures » des assemblées et lieux de grève dont nous avons parlé, sur l’existence d’embryon de comités de quartier ou de ville qui auraient pu être, si la grève avait duré, l’amorce de coordinations d’un caractère tout différent de leurs sœurs aînées et plus proche des comités d’action de 1968. La fin de la grève a stoppé leur essor ; certains essaient de se survivre sans qu’on puisse prévoir quel sera leur destin.
« Du mouvement social contre la réforme de la Sécurité sociale, un formidable élan de citoyenneté est né dans les assemblées générales, les manifestations, les actions ponctuelles de grévistes : la recherche de solutions réellement novatrices et humaines est effectivement à la portée de tous grâce aux discussions, assemblées générales, échanges d’idées où l’avis de chacun est pris en compte, où nous sommes sur un pied d’égalité, où chacun tend à prendre en mains sa vie, à communiquer avec l’autre pour faire émerger une vie sociale qui s’auto-gouverne, et où chaque décision reflète réellement le débat des collectivités et pour ainsi dire l’avis de chaque individu.... » (tract de la Haute-Loire signé : des travailleurs qui s’interrogent, 15.12.95)
« Une rencontre s’est faite entre des individus en mouvement et ce qu’ils ressentaient, l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes...Cette fois, une représentation était en rupture avec les exigences des dirigeants et la propagande de leurs chiens de garde médiatiques. Les pièges syndicaux parviendront-ils à capter, utiliser et enliser cette idée ?..
..Des grévistes, des salariés qui n’étaient pas en grève, des chômeurs, des étudiants, des retraités en se rencontrant, en discutant, en manifestant ensemble, ont eu la possibilité d’échapper un moment à leurs catégories professionnelles et sociales. Les uns et les autres ont pu vivre parfois des relations différentes de celles qui se déroulent dans le cadre des rapports sociaux habituels.... » (G. extrait d’un texte mentionné en annexe)
« Voici déjà trois ou quatre ans que je suis amené à souligner les phénomènes d’identification et de grève par délégation que nous constatons. Le pays vote majoritairement à droite mais idéologiquement, il est sur une ligne sociale et égalitaire » (le sociologue de service, peu versé en arithmétique électorale).