Vous trouverez ci-dessous :
Avant-propos.
Avant l’explosion : que faisait-on vivre au prolétariat ? - Quelques chiffres. - Après le privé, on attaque le secteur public et l’ensemble de la protection sociale.
Et par ailleurs, la suite :
1995 - 2 : Des prolétaires parlent : Des prolétaires parlent de ce qu’on fait d’eux. - Une seule issue, entrer en lutte. - La lutte de classe n’a pas commencé en novembre 1995. - Les étudiants rentrent en scène.
1995 - 3 : L’embrayage des grèves : vers une généralisation ? : L’embrayage des grèves, vers une généralisation ? - Pourquoila lutte ne s’étend-elle pas ? - Les différentes forces.
1995 - 4 : L’extension reste limitée L’extension reste limitée.
1995 - 5 : La déconnexion La déconnexion. Des journées cruciales, du 9 au 13 décembre,face à des signes de radicalisation. - Les conséquen ces économiques. - Une manœuvre réussie ?
1995 - 6 : Un mouvement brisé ne reprend jamais immédiatement Un mouvement brisé ne reprend jamais immédiatement. - Les syndicats ont-ils dirigé la grève ou la grève a-t-elle dirigé les syndicats ? -
1995 (7) - Annexes : Restaurer le taux de profit - Sur la défense du « service public » - Bibliographie - Sigles Annexes : 1. Restaurer quelque peu le taux de profit.- 2. Sur la défense du « service public ». - 3. Bibliographie. -4. Liste des sigles.
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AVANT-PROPOS
A VOULOIR TROP EXPLIQUER, on finit par faire oublier une chose toute simple : que des travailleurs ont fait une grève défensive comme bien d’autres pour des buts bien précis concernant leur situation de travailleurs (certains diront catégorielle voire corporatiste), mais pourtant une grève bien différente des autres grèves récentes.
Comme ces travailleurs ont, directement ou indirectement, l’Etat comme patron, et que cet Etat-patron projette de modifier sur des points précis leurs conditions de travail, leur grève, comme toute grève, défend leurs conditions présentes de travail.
Comme le maître d’œuvre de l’Etat, le gouvernement, est l’auteur de ces projets, leur grève est inévitablement politique, alors même qu’ils ne pensent à rien d’autre qu’à faire annuler les mesures qui les concernent. Inévitablement, elle est, à ses débuts, défensive, professionnelle, corporatiste et catégorielle.
Comme ces mesures touchent d’abord plus largement tous les travailleurs des chemins de fer, ce sont eux d’abord qui se mettent en grève et décident de continuer jusqu’à ce que le gouvernement, maître d’œuvre de l’Etat-patron, retire tous ses projets.
Comme ces mesures les touchent tous uniformément, quelle que soit leur catégorie d’emploi et leur position hiérarchique, leur grève est d’emblée autant unitaire que totale et déterminée, situation très rare dont les échos dans tout le prolétariat, pris au sens le plus large (1), fut d’emblée sans commune mesure avec ceux des grèves ou actions des décennies précédentes.
Comme d’autres travailleurs tributaires de l’Etat-patron se voient promis, à plus ou moins brève échéance, des projets de mesures similaires, ils trouvent aussi le moment propice pour se mettre eux aussi en grève pour que ces projets soient également abandonnés.
Mais comme, à part dans les transports du Grand Paris (RATP), les mesures en question sont plus lointaines, la grève n’est, ni si totale, ni si déterminée. Autour d’un noyau dur et extrêmement décidé, on peut voir des cercles concentriques plus ou moins engagés dans la grève et dans les manifestations, à la fois quant à leur nombre, quant aux périodes de grève, quant aux méthodes de lutte. Les derniers cercles, ceux des travailleurs des secteurs privés, ont sans aucun doute plus de raisons générales de lutter contre des conditions d’exploitation aggravées depuis des années mais aucune raison spécifique précise qui puisse les unir dans un sursaut général ; les contours imprécis d’une réforme du système général de protection sociale, d’ailleurs déjà amorcé pour eux depuis des années, ne peut avoir cet effet unificateur que des mesures spécifiques et précises ont pour les travailleurs des transports ferroviaires.
Si la lutte de tout le secteur public, qui n’est pourtant pas unanime contrairement au secteur des transports, rencontre un écho profond déterminant, un évident courant de sympathie, ce mouvement fort ne fait pas tache d’huile et reste, malgré efforts et exhortations, cloisonné, même parmi les travailleurs des secteurs publics. Les « barrières » que bien des « explicateurs » voient dans ce cloisonnement n’existent qu’autant que pratiquement aucune tentative n’existe pour les balayer. Après trois semaines de grèves déterminées et sans faiblesse et de manifestations de plus en plus imposantes, le mouvement de grève se dissout dans le même ordre d’entrée en scène, avec une bonne quinzaine de jours de soubresauts divers. Après les exhortations viennent les explications. Bien sûr, ce que ceux qui luttent disent de leur grève n’est souvent que des mots mais, contrairement à bien d’autres mouvements, ils sont là pour traduire, en termes non conventionnels, d’une part la conscience d’une situation d’exploités dans le système capitaliste, d’autre part l’espoir d’un monde mal défini sans cette exploitation.
Sortir des entreprises et se retrouver « tous ensemble » dans la rue transforme inévitablement le conflit catégoriel en un mouvement proprement politique, même si l’objet en reste plus ou moins le même : les mêmes mots n’ont plus le même sens quand on se les dit isolément ou quand on les clame parmi des centaines de milliers de personnes. Tous les pouvoirs sont bien conscients que des faux pas peuvent polariser une revendication politique plus globale et faire apparaître des méthodes de lutte plus radicales. Bien sûr, ces pouvoirs ont des contre-feux idéologiques et/ou musclés. Mais les pouvoirs ne sont jamais certains des conséquences de leur utilisation. Ces incertitudes existent plus ou moins nettement dans les journées de lutte de cette fin d’année. Beaucoup, les yeux rivés sur la ligne rouge d’une révolution qui serait en germe dans toute lutte, regrettent (et fustigent) que des agents extérieurs au prolétariat (au sens large) (1) n’aient pas fait ce qu’il fallait, et regrettent l’absence d’un « vrai » parti ou syndicat révolutionnaire, etc.
D’autres, à la recherche d’une « conscience de classe », voient bien qu’une rupture se dessine mais ne font qu’en souligner les aspects négatifs.
D’autres insistent, et c’est bien la réalité, sur le fait que le nombre des grévistes au long cours ne dépasseront guère 250 000 à 300 000 et que la « défense des acquis » a, pour parler la langue de bois, une « connotation réformiste ».
Mais toutes ces analyses, pas entièrement fausses mais limitées à un aspect d’une situation complexe et mouvante, laissent de côté une multiplicité de « petits faits » ignorés ou minimisés, qui forment la trame informelle et profonde des luttes et que l’on voit surtout dans les manifestations de rue et des contacts aussi variés qu’inhabituels. Chacun, lisant les lignes qui suivent, pourra juger d’après la chronologie de faits marquants de la lutte, d’après ce que les participants ont pu en dire, d’après les commentaires divers que nous évoquons, ce qui lui semble le plus valable et se former sa propre opinion . « Un mouvement d’une telle ampleur présente toutes sortes de caractéristiques particulières, des initiatives et des positions des plus diverses en tel ou tel endroit ou moment » (T. T., voir annexes). Quelles qu’en aient été la dimension et l’issue, d’une part il aura exprimé la résistance des travailleurs à leur exploitation, d’autre part il les marquera tous - surtout les plus jeunes générations - par les espoirs diffus soulevés et par l’expérience qu’ils ont pu faire des réalités de toutes les structures sociales d’encadrement diverses, anciennes ou nouvelles, formelles ou idéologiques.
AVANT L’EXPLOSION, QUE FAISAIT-ON VIVRE AU PROLÉTARIAT ?
La France de cet automne peut paraître exemplaire, elle ne l’est pourtant pas spécialement pour qui s’intéresse à ce qui se déroule dans le monde. Une emprise de plus en plus dominatrice des formes économiques répressives du capital se développe à l’intérieur des « cadres nationaux autrefois protecteurs ». Des masses énormes de capital (celles des « trente glorieuses » et de la surexploitation du sous-développement), tenaillées par la baisse du taux de profit, envahissent tous ces secteurs plus ou moins protégés. Ils pensent s’y investir avec succès, font sauter les unes après les autres toutes les barrières de protection (depuis l’effondrement du bloc semi-autarcique russe jusqu’à l’élimination des garanties dont bénéficient certaines catégories de travailleurs). La vague déferlante d’un libéralisme qui n’épargne plus personne crée par là même les conditions d’une similarité des luttes. Celles-ci s’expriment inévitablement dans des domaines spécifiques limités, mais elles n’en contiennent pas moins des caractères communs. Ce faisant, elles révèlent, quoique obscurément, les causes réelles de cette pression sociale qui, pour être différenciée, n’en est pas moins globale. C’est en ce sens que chaque travailleur, d’où qu’il soit, se retrouve dans la lutte présente, même si, pour des raisons spécifiques, il ne s’y associe pas activement, bien qu’il s’en puisse sentir solidaire (à la fin de cette brochure, en annexe, des extraits d’un texte sur l’économie mondiale donnent une vision plus approfondie de l’offensive mondiale du capital contre les « garanties » de toutes sortes que les travailleurs avaient pu obtenir ,et renvoie à d’autres textes donnant un aperçu de ce que furent ce qu’on a appelé les « trente glorieuses » et l’évolution depuis leur terme).
QUELQUES CHIFFRES
Pour aider à mieux situer l’ampleur de la situation d’une classe en France (les chiffres et taux cités concernent les années 93 à 95 avec quelques variantes).
Qui travaille pour qui ?
Le prolétariat, au sens large (voir note de l’avant-propos), recouvre 75 % de la population. L’ensemble des actifs salariés est de 22 millions effectivement employés. 1 700 000 travaillent pour l’Etat et 1 400 000 pour les collectivités publiques. Pour la partie du secteur public à statut spécial qui va se trouver engagée dans les grèves, la SNCF (192 000), la RATP (22 000), la Poste (300 000), les Télécoms (154 000), EDF-GDF (145 000), le secteur enseignant (1 500 000), les hospitaliers (1 million dans 4 000 établissements en majorité publics).
Les inégalités sociales La fameuse « fracture sociale » entrée récemment dans le populisme gouvernemental, comme masque du langage sur une exploitation capitaliste dont l’existence même signifie intrinsèquement l’inégalité sociale.
En France, 10 % de la population possèdent 50 % des richesses et 28 % des revenus (1 % en posséderaient 25 %), 50 % s’en partagent 8 %, 20 % en gardent 68 % et 60 % en revendiquent 12 %. Il y a une autre façon de mesurer ces inégalités sociales (la fracture dont parlait Chirac) c’est d’après les revenus : 400 000 « capitalistes » et leurs fidèles dirigeants s’attribuent 100 milliards (250 000 en moyenne par tête d’œuf). A l’autre bout de l’échelle, 20 millions de laissés pour compte prennent un zeste de 30 milliards (1 500 F en moyenne et bon nombre beaucoup moins). Le nombre de chômeurs inscrits à l’ANPE s’élève à 4 millions et il est évalué que 4 millions d’autres sur l’autre rive de la fracture, exploités ou ex-exploités, vivent avec moins de 3 000 F par mois. Fin juin 1995, 946 000 émargent au RMI, dont 54 % depuis plus d’une année ; si l’on compte les conjoints et les enfants, plus de 2 millions de grands et petits vivent de cette aumône officielle. 10 % des ménages possèdent en moyenne moins de 25 000 F alors que les 10 % plus riches possèdent en moyenne plus de 1,8 million (plus de 75 fois plus) (voir annexe). Entre 1990 et 1994, les impôts des sociétés chutent de 37 milliards alors que les profits s’accroissent de 50 milliards.
L’aggravation des conditions d’exploitation
Il est difficile d’en donner la dimension par des chiffres . Les statistiques sont complètement faussées car dans beaucoup de branches, les heures supplémentaires non payées sont la règle, les horaires les plus fantaisistes suivant les impératifs patronaux de la « production » sont imposés sous la menace de licenciement, les charges de travail accrues et une réglementation tatillonne érigée sous le même chantage. Essentiellement d’abord pour le secteur privé, mais cela gagne peu à peu comme une gangrène tous les secteurs jusqu’ici « protégés » dépendant de l’Etat-patron. Quelques chiffres néanmoins peuvent donner une idée de cette « progression » : la baisse relative des salaires peut être mesurée dans le fait que de 1972 à 1993 le pourcentage des salariés au SMIC est passé de 2,7 % à 8,2 %.
Ce mouvement se développe depuis plusieurs années : cette redistribution sociale à l’envers se retrouve dans :
toutes les conventions collectives revues à la baisse et les accords d’entreprise entérinant, souvent sous la contrainte des « aménagements » d’horaires, avec baisse de salaires.
l’annualisation du temps de travail qui vise à la flexibilité totale des horaires à la discrétion patronale et l’élimination des heures supplémentaires qui pouvaient encore être payées avec majorations.
la multiplication et l’augmentation des impôts divers : la TVA, la CSG, les impôts locaux, etc.
l’usage systématique, dans toutes les branches d’activité (y compris les services publics), des contrats temporaires (contrats à durée déterminée) qui en septembre 1995 atteignent 4 millions de chanceux d’avoir déniché un « travail ».
Toute une couche moyenne de prolétaires au sens large, jusqu’ici protégée dans ses habitudes et son niveau de vie, se trouve maintenant attaquée par le capital.
Les tableaux ci-contre ne donnent qu’une idée toute relative de l’offensive du capital, qui laisse le plus souvent ceux qui sont touchés complètement désarmés. L’un concerne les « stagiaires », I.200 000 avoués officiellement, le plus souvent des jeunes, souvent très qualifiés, qui doivent travailler quasi-gratuitement « à l’essai » et que l’on remercie à la fin de la période d’essai pour en embaucher d’autres dans les mêmes conditions. L’autre contient pour 1996 les « prévisions » de « suppressions de postes » (le nouveau jargon pour licenciement déguisé) dans quelques-unes des plus grosses entreprises.
APRÈS LE PRIVÉ : ON ATTAQUE LE PUBLIC ET L’ENSEMBLE DE LA PROTECTION SOCIALE
Les problèmes « financiers » qui poussent en octobre 1995 les étudiants dans la rue et dans l’occupation des facs, sont pourtant les mêmes qui s’imposent dans tous les domaines de l’activité sociale. C’est un effet conjugué de la crise qui diminue les recettes fiscales et sociales et de la pression du capital pour réduire la part de la plus-value redistribuée dans le social. En cette fin d’année, les « plans » succèdent aux plans : blocage des salaires des fonctionnaires annoncé en septembre, contrat de plan à la SNCF, mise au pas des régimes particuliers de retraite, plan de réforme de la Sécurité sociale, plan de refonte du système fiscal. Point n’est besoin d’entrer dans des détails ou dans des discussions byzantines sur les opportunités politiques, les manœuvres syndicales et les stratégies absurdes ou non qui ont ainsi fait accumuler ces réformes. On a souligné partout qu’elles s’accommodent mal des démagogies électorales vieilles seulement de six mois . En passant, on peut souligner le fait qu’arithmétiquement le système « démocratique » permet à une « majorité » de détenir la totalité du pouvoir politique alors qu’elle ne représente qu’à peine le tiers des électeurs, là n’étant pas d’ailleurs l’essentiel puisque, de toute façon, tout gouvernement, quelle que soit sa couleur, est et sera contraint de faire la politique du capital tant que ce système prévaudra dans le monde. Ce qui est évident, c’est que l’ensemble des mesures annoncées crée les conditions d’une unification dans un large mouvement de protestation car chacun - quel que soit son statut - se trouver touché. Cela s’ajoute aux multiples frustrations et incertitudes causées par les restructurations ou des politiques restrictives poursuivies depuis des années.
Ce qu’on englobe sous le titre de« plan Juppé » ne fait qu’ouvrir plus grand la porte, déjà entrouverte par les gouvernements précédents, tous serviteurs dociles des intérêts présents du capital :
1) sous l’étiquette d’un « régime universel de Sécurité sociale » se dessine une harmonisation et unification des prestations sociales par le bas ; tous les régimes « particuliers » existant, plus favorables que le régime général, concédés en raison des besoins du marché du travail, doivent donc disparaître pour se fondre dans le régime général. Ce sont les prestataires de ces régimes, qui, à cause de leur place dans l’économie, disposent de positions clés (et se trouvent légèrement mieux lotis que les autres travailleurs, en raison de cette position sur le marché du travail) qui vont réagir violemment ;
2) l’extension des contributions se fait sous des formes diverses. L’Etat a besoin urgent d’argent et la manne de la Sécurité sociale (l’équivalent du budget de l’Etat) est une aubaine. Les diverses contributions - CSG et RDS et autres impositions projetées (les allocations familiales par exemple) - font même l’objet d’un montage financier (voir tableau ci-contre sur le CADES, organisme financier qui vient d’être créé dans la foulée des nouvelles impositions) qui, tout en enrichissant en passant les banques, permet à l’Etat d’emprunter sur les marchés financiers avec la garantie des rentrées supplémentaires futures, ce qui permet dans l’immédiat de boucher les trous des dépenses de l’Etat. Pour les travailleurs, toutes ces astuces financières n’ont qu’un seul sens : une augmentation des charges et une diminution des salaires réels. Et la réponse sera des revendications de salaires ;
3) l’administration des caisses, c’est-à-dire les contrôles et les prébendes diverses prises sur le pactole, les travailleurs s’en fichent éperdument. C’est l’affaire des syndicats qui, effectivement, compensent l’hémorragie des membres (moins de 10 % des actifs toutes branches et tous syndicats confondus) et des cotisations par une foule d’avantages. Ce n’est pas nouveau mais comme un contrôle accru de l’Etat risque, non de les affaiblir, car ils continueront à toucher de l’argent du capital via l’Etat pour pouvoir accomplir leur fonction, mais les placera dans un plus grand lien de dépendance. D’où l’utilisation du mouvement de grève pour marchander, non une diminution quelconque de l’extorsion supplémentaire de la part de plus-value aux travailleurs, mais leur position dans le système et la rémunération de leurs services.
4) Une diminution des prestations, c’est-à-dire laisser encore plus aux travailleurs la charge de leur « entretien » en tant que force de travail. Mais le caractère complexe et confus de ces mesures, qui seront effectives dans le long terme, ne peuvent entraîner une réaction immédiate, seulement accentuer le sentiment général de la surexploitation .