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Guy Fargette : Quelques précisions sur Huntington et la politique étrangère américaine

dimanche 20 juin 2004

Yves Coleman : Dans le numéro 3 de Ni patrie ni frontières ont paru quatre de tes textes. « Faiblesse des forces anti-guerre » et « Misère de l’anti-guerre en Europe » contiennent de sévères critiques des mouvements pacifistes ; « Débats stratégiques aux Etats-Unis » et « Faut-il confondre choc et conflits ? » s’en prennent à la mauvaise foi ou à l’ignorance des intellectuels qui démolissent le livre de Huntington. Je voudrais d’abord t’interroger sur ce que les révolutionnaires auraient pu faire face à la menace de guerre en Irak. Tu dis : « essayer de comprendre » et je ne peux que t’approuver mais cela ne me semble pas contradictoire avec le fait d’essayer d’agir dans au moins une direction : l’opposition irakienne. Savoir ce qu’elle pensait de la situation, répercuter ses demandes, débattre avec elle, etc., nous aurait peut-être justement aidés à mieux comprendre et avoir une action plus efficace.

Guy Fargette : L’ennui, c’est que l’opposition irakienne était totalement inaccessible aux arguments que nous aurions pu avancer. Les Kurdes avaient un intérêt évident au renversement du régime, par n’importe quel moyen. Les chiites du Sud sont soit sous influence iranienne soit dans une logique d’opposition interne, mais de toute façon dans la sphère de l’islam politique. Hormis ces forces, qui ont un ancrage social effectif, il n’existait que des poussières d’opposition, dont même la CIA se méfiait, tant elles semblaient inconsistantes (le Conseil national irakien n’a pas dû recevoir plus de 5 % des fonds prévus, tant la méfiance était grande depuis dix ans !). Cette question renvoie à la cécité européenne sur la nature du régime baasiste, qui était un authentique totalitarisme, avec ce que cela implique de démesure et de ridicule. Il a pulvérisé toute opposition qui n’était pas ancrée dans des liens communautaires très profonds (Kurdes ou chiites). Les formes politiques plus « classiques » ont été soit exterminées, soit chassées du pays. Il ne s’agissait pas d’une simple « dictature » comme on l’a si souvent entendu. Les thématiques de gauche demeurent aveugles à la nature des régimes totalitaires.

Y.C. : Tu dis, à propos de l’Afghanistan, qu’une des motivations principales des Américains est d’écraser le terrorisme intégriste. Et tu critiques les pacifistes parce qu’ils ne veulent pas aborder le problème. Mais ne crois-tu pas que cette chasse aux terroristes est vaine et illusoire ? D’abord, parce que, si ces gens-là sont bien organisés (et ils l’ont montré jusqu’ici), ils ont certainement prévu que la répression se déchaînerait sur eux, y compris sur l’Afghanistan. Ils ont sans doute aussi prévu que la CIA, ou d’autres forces paramilitaires, enverrait des commandos les liquider aux quatre coins de la planète, comme le fait le Mossad avec les cadres du Hamas et le Djihad islamique qu’elle élimine à tour de bras. Donc, face à « des groupes apocalyptiques dont les membres sont déterminés à payer de leur propre vie le sens de leur engagement irréversible », il me semble que les solutions à long terme sont politiques : le terrorisme se nourrit de la misère, de l’exploitation des pays pauvres par les pays les plus riches, etc. La politique du gouvernement américain ne me semble pas aussi dynamique et inventive que tu le dis. Elle est, elle aussi, une politique du statut quo : celui du maintien de la misère, de la corruption, de la dictature dans les pays du tiers monde, etc. Enfin, en ce qui concerne le Moyen-Orient, c’est sur les effets positifs du chaos que le gouvernement américain parie. Un pari sacrément risqué non seulement pour les soldats qui se battront sur place, mais pour les citoyens américains dans tous les pays du monde. Et leurs alliés.

G.F. : Dire que les terroristes djihadistes avaient prévu qu’ils seraient pourchassés aux quatre coins du monde n’est pas conforme à ce que l’on a vu : l’attitude des talibans et de Ben Laden après le 11 septembre reposait sur la certitude de se trouver dans un sanctuaire. Ils ne prévoyaient pas que le ciel leur tomberait littéralement sur la tête, sinon ils n’auraient pas commis les erreurs militaires qui ont facilité le balayage de leur régime en quelques semaines. Leurs capacités d’organisation ne paraissent pas non plus si remarquables. Ils cherchent surtout à se fondre dans des masses de populations peu contrôlées (les « zones tribales » du Pakistan sont peut-être un de leurs derniers refuges). D’autre part, le terrorisme djihadiste n’est pas le produit direct d’une révolte contre la misère des « masses arabes », même si celle-ci sera inévitablement utilisée comme argument après-coup : il est d’abord l’effet du développement autonome d’une formation idéologique islamiste qui n’a pas supporté la présence de troupes occidentales en Arabie saoudite, alors même que ces troupes étaient venues protéger ce pays de la menace irakienne. Il est remarquable que l’on n’ait pratiquement pas décelé de présence palestinienne dans la nébuleuse Al Qaeda.

Les militants djihadistes se forment beaucoup plus dans le contact avec l’Occident, comme on l’a vu pour les auteurs des attentats du 11 septembre 2001. Il s’agit là d’une dynamique qu’il nous est assez difficile de saisir, tellement elle relève d’un univers mental éloigné du nôtre. Les échos « anti-impérialistes » que l’on peut déceler dans leurs appels imprégnés de rhétorique religieuse peuvent faire croire qu’il s’agit d’une protestation contre une iniquité matérielle, mais il s’agit sans doute de quelque chose de beaucoup plus profond : l’islam doit avoir la prééminence dans le monde connu, et tout ce qui lui fait ombrage est une humiliation insupportable. Le sentiment d’injustice dépasse de très loin les questions matérielles (un milliardaire saoudien peut d’ailleurs difficilement se plaindre de l’injustice sociale !). Cet islam politique est assez souvent surestimé par les médias occidentaux. Il est tout à fait remarquable que les plus grands coups des islamistes radicaux aient, depuis vingt ans, à chaque fois, précédé une débandade (en Egypte ou en Algérie, par exemple). L’Iran de 1979 est un cas à part, puisqu’il s’est agi au départ d’une révolution sociale effective, que les mollahs ont récupérée et qu’ils ont confisquée.

La politique américaine ne veut certainement pas instaurer la justice sur terre, mais il est clair qu’elle est engagée à sortir du statu quo ante qu’elle avait tant contribué à consolider et qui a fini par lui nuire. Cette sortie ne sera pas aisée, tant les djihadistes, malgré leurs échecs fondamentaux, peuvent ressurgir. Mais cela signifie qu’on ne peut critiquer honnêtement les Etats-Unis que du point de vue d’une sortie de ce statu quo suffoquant et non de sa défense ouverte ou masquée. Dire que la politique américaine repose sur un pari risqué est exact, mais ce n’est pas une critique solide. Les risques impliqués par le maintien de la situation existante sont certainement aussi considérables. L’étonnant, c’est que les dirigeants américains soient à peu près les seuls à tenter quelque chose. Il y a là un basculement qu’il est encore un peu tôt pour apprécier. L’oligarchie américaine était le moteur du gel historique en cours et son action faisait à peu près l’unanimité auprès des autres oligarchies régnantes sur la planète. Elle a rompu le contrat tacite d’inertie devant les problèmes historiques qui se multiplient. C’est le grand événement en cours. Agiter des mots fétiches, comme le terme galvaudé d’impérialisme, ou en inventer un clône comme le mot d’Empire quand on s’aperçoit que le premier ne correspond décidément pas à la réalité, est révélateur de l’impuissance de la plupart des courants à penser la situation contemporaine. Les Etats-Unis ne peuvent pas être un Empire. Ils n’en ont ni les moyens, ni la volonté, ni même le désir. L’Occident coalisé pourrait l’être et semblait aller dans cette direction depuis le début des années 1990. L’affaire d’Irak est un révélateur qui montre que cette tendance est peut-être ébranlée. Plus que jamais, l’histoire prendrait une orientation inconnue.

Y.C. : En ce qui concerne Huntington, je trouve dommage que tu polémiques seulement contre ceux qui le déforment et l’ont lu en diagonale. Pour ma part je n’ai pas lu ce livre et n’ai pas donc d’avis à son sujet. Mais la revue Hérodote a publié deux articles au moins sur Le choc des civilisations. Le second, signé d’Yves Lacoste, me semble poser de bonnes questions sur ce livre. Pourrais-tu me dire ce que tu en penses ? G.F. : Hérodote est une des rares revues qui a effectivement lu et discuté les positions défendues par Huntington. Cette revue est une curiosité dans le monde intellectuel français. Elle semble avoir une espèce de statut d’extraterritorialité : on lui reconnaît une certaine pertinence de loin en loin, jusque dans des lieux très officiels, mais on ne la prend surtout pas comme référence. Ses textes sur l’Union soviétique finissante étaient tout à fait intéressants et tranchaient sur les illusions de l’époque, mais la plupart de ses considérations ont été passées par profits et pertes dans le milieu intellectuel français. Dans ce pays, une revue qui développe des analyses s’efforçant de suivre la réalité dans ce qu’elle a de déconcertant, sans créer une théorie nouvelle, n’est pas prise au sérieux.

Les critiques que le texte d’Hérodote adresse à Huntington se retrouvent tout à fait dans ce que j’ai écrit : je partage ses remarques sur l’ambiguïté de l’analyse de Huntington à propos d’Israël, sur la volonté de considérer l’aire musulmane comme un tout unitaire, malgré les variations géopolitiques, etc. Ces auteurs ont sans doute raison quand ils indiquent qu’il est difficile de considérer le confucianisme comme une religion, etc. Hérodote ne creuse cependant pas le sujet et ne cherche pas à voir au-delà de Huntington. Le commentaire, précis, s’arrête à l’analyse formelle. Il est plus intéressant de se demander quel élément important de la réalité contemporaine Huntington affronte.

Y.C. : Tu affirmes que la classification des civilisations selon Huntington ne reposerait pas uniquement, ou pas principalement, sur une base religieuse, mais tu ne nous précises pas sur quoi d’autre il se fonde pour établir sa liste de civilisations. Le lecteur de ton article, s’il n’a pas lu Huntington comme c’est mon cas, reste sur sa faim. De plus, apparemment les conflits qui l’intéressent le plus ce sont quand même les conflits entre la civilisation occidentale (dite chrétienne) et la civilisation musulmane, conflits qui sont présentés systématiquement dans les médias comme un conflit de valeurs, valeurs ayant elles-mêmes un fondement religieux. A ce propos, une amie institutrice a paru très choquée quand je lui ai expliqué qu’il n’y avait nul besoin d’enseigner les religions à l’école pour transmettre des valeurs positives aux enfants. A son avis, toutes les valeurs avaient une base religieuse. N’est-ce pas ce que dit Huntington, mais de façon beaucoup plus sophistiquée ? Ou en tout cas, n’est-ce pas ainsi qu’il est compris, surtout après le 11 septembre ? En quoi son discours diffère-t-il de la propagande que l’on entend dans toutes les émissions culturelles consacrées à l’islam ? Peux-tu le préciser ? Comme Lacoste l’explique bien dans son article, son livre a beaucoup intéressé les intellectuels musulmans, justement parce qu’il serait pessimiste sur les possibilités de coexistence entre les deux civilisations. On aurait donc là un effet de miroir qui ne pointerait vers aucune solution. Des êtres élevés dans des civilisations différentes seraient-ils intrinsèquement incapables de coexister ? Et si on le pense, n’est-ce pas vrai aussi des classes sociales à l’intérieur d’un même pays et d’une même civilisation ?

G.F. : Le livre de Huntington ne peut pas être une simple propagande de circonstance pour des raisons de date et d’antériorité. Ce qu’il pressent, c’est que des différences anthropologiques profondes peuvent séparer des sociétés : les mœurs, la manière de vivre ensemble, l’ordre de priorité des valeurs, etc. Et que ces divergences, considérées comme secondaires (et donc devenues secondaires !) au temps de la rivalité Est-Ouest, sont aujourd’hui ce qui devient moteur dans un grand nombre de heurts qui peuvent dégénérer en conflits à peu près insolubles. Huntington est un Américain, c’est-à-dire qu’il ne prétend pas faire une théorie du monde, dont il tirerait l’explication exhaustive des dynamiques historiques pour le passé, le présent et l’avenir. Il essaye plutôt de comprendre les raisons de phénomènes que la théorie de Fukuyama (la fin de l’histoire, l’apothéose de la « démocratie » fictive) ne peut absolument pas expliquer. L’accumulation des démentis concerne des événements qui ne peuvent être considérés comme des accidents dépourvus de signification. La référence de Huntington à la religion provient avant tout d’une simplification : le substrat religieux d’une société peut dans certains cas constituer un critère commode pour désigner et résumer ces différences anthropologiques, mais déduire de ce « critère » la logique des dynamiques en jeu représente une source d’erreurs qui permettent toutes les objections simplistes.

Huntington bute sur une réalité, qu’il tente de cerner, l’institution imaginaire des sociétés (au sens de Castoriadis). Pour résumer cela en quelques mots : les sociétés humaines doivent se reproduire non seulement d’un point de vue matériel mais aussi et surtout culturel, et cet aspect assume une importance considérable, que les esprits marxistes ont toujours escamotée (en bons héritiers les plus radicaux et les plus mécanistes de l’universalisme occidental). Toute société humaine crée un ensemble de pratiques et de significations très souvent arbitraires, mais qui font infiniment sens pour les membres du groupe. Cet aspect est plus fondamental que le problème de la production (l’anthropologue Marshall Sahlins avait remarqué dans un de ses ouvrages célèbres que la quasi-totalité des sociétés humaines sont toujours parvenues à assurer une production suffisante pour la survie matérielle). La matrice culturelle d’une société est évidemment imbriquée à sa base matérielle mais n’en dérive pas nécessairement : des structurations sociales très variées et divergentes peuvent se fonder sur des bases matérielles voisines, comme le montre le cas exemplaire des sociétés de Birmanie et de certaines parties de la Thaïlande, etc. Cette matrice culturelle façonne les enfants du groupe à un degré époustouflant (le babillage des nourrissons est ainsi déjà différent d’une langue à une autre !).

De telles matrices culturelles s’interpénètrent assez difficilement. Il arrive qu’une synthèse s’opère, mais cela prend toujours beaucoup de temps, parfois des siècles, sauf quand il y a un ennemi commun. Elles se définissent assez volontiers en résistance les unes aux autres. C’est cette réalité qu’affronte Huntington, avec des outils tout à fait inadaptés. Il n’est pas besoin de s’aligner sur son analyse pour constater qu’il a buté sur un élément extrêmement important de la réalité contemporaine. Son insistance pour l’identifier est en tout cas tout à fait recevable. Il est pour moi très net qu’il suscite l’aversion spontanée précisément à cause de la nature de l’obstacle dont il définit maladroitement les contours. Les esprits de « gauche » détestent toutes les problématiques suggérant que l’histoire humaine échappe à un déterminisme strict. Y.C. : Comment articules-tu ces notions de civilisations avec les notions de classes, de luttes de classes ? Dans ton article, tu laisses cette question de côté alors qu’elle est quand même essentielle. Ou plus exactement on a l’impression d’un simple jeu de bascule : quand la lutte de classes monte, la civilisation baisse, et vice versa.

G.F. : La coexistence entre classes sociales est d’une nature différente : il est clair, par définition, que des classes sociales distinctes forment une seule et même société. L’âpreté des divergences et des affrontements peut faire dire qu’il s’agit de deux mondes différents, mais c’est toujours une exagération polémique (le développement et le renforcement de l’Etat-nation ont accompagné l’approfondissement des conflits de classes en Europe). Cela dit, le rapport entre sentiment civilisationnel et lutte de classes est sans doute du même ordre que celui entre sentiment national et lutte de classes. Quand cette dernière s’intensifie et devient le centre des conflits, les autres références régressent inévitablement même si elles persistent, de façon plus ou moins souterraine. L’aspect « civilisationnel » de l’histoire contemporaine pourrait prendre de l’importance pour une raison que Huntington se garde de signaler et que ses détracteurs escamotent tout autant : les mécanismes de polarisation interne sont en grande partie désamorcés dans les sociétés les plus puissantes de la planète. La lutte de classes n’a plus la portée qu’elle présentait au XIXe siècle, en Europe. La prise en compte de ce reflux authentique est tabou dans les rhétoriques héritées de l’anarchisme et du marxisme. Le rejet de la problématique de Huntington s’alimente à cette fuite devant cette réalité déplaisante. Il est tout de même un peu fort que Huntington, théoricien en réserve de l’oligarchie américaine, soit moins éloigné de la réalité que tant d’esprits qui se disent « critiques ».

Y.C. : Tu expliques que selon Huntington « l’immigration » représenterait une « importation potentielle des querelles inter-civilisation » mais tu ne nous dis pas ce que toi tu en penses. Il me semble que son point de vue pessimiste manque un peu de perspective. Aux Etats-Unis comme en France, il y a toujours eu des courants qui expliquaient que telle ou telle minorité ethnique était inassimilable. Mais s’agit-il seulement de questions religieuses ou civilisationnelles, ou n’y a-t-il pas des facteurs politiques et économiques aussi (ou plus) importants ? Les esclaves africains que l’on a « exportés » aux Etats-Unis n’ont, et pour cause, pas pu importer grand-chose de leur « civilisation » et pourtant ce sont les citoyens les plus en marge, 300 ans plus tard. Par contre ceux qui ont pu importer librement les acquis de leur civilisation (les Juifs, les Asiatiques), qui sont arrivés bien après eux, qui proviennent de civilisations plurimillénaires possédant l’écriture depuis très longtemps, etc., sont les mieux intégrés dans la société américaine. Comment l’explique-t-il ? D’un autre côté, en France, au début du XXe siècle, les mineurs polonais venaient avec leurs prêtres et refusaient que leurs filles se marient avec des Français, ce qui faisait dire à certains qu’ils étaient inassimilables. L »’intégration » (mot détestable) s’est pourtant bien faite en France. Pourquoi imaginer toujours un seul modèle d’intégration ? La fusion, le métissage, l’assimilation. Ne peut-il y en avoir plusieurs et qui marchent ?

G.F. : Il s’agit pour Huntington de décrire les risques de sociétés divisées. Il en donne deux exemples : soit le sommet de la société tente d’importer des schémas anthropologiques extérieurs, auxquels la population ne se conforme pas (voir la Turquie, et peut-être le Mexique), soit des populations se mêlent sans fusionner et maintiennent des matrices anthropologiques incompatibles (cas d’une immigration de masse entre populations différentes). Le premier exemple décrit quelque chose qui est rarement pris en compte. L’évolution particulière de la Turquie est nécessairement influencée par ce facteur, qui ne résume bien évidemment pas tous les aspects de cette formation sociale. Pour l’immigration, les discours différentialistes se ressemblent tous : l’assimilation est impossible, et la tenter ne peut que créer des problèmes inextricables, etc. L’expérience a prouvé que dans le cadre européen, les problèmes étaient « résolus » en deux ou trois générations, par assimilation pure et simple et non par « intégration », euphémisme officiel récent (en France, depuis les Italiens, en passant par les Polonais, les Arméniens, etc., jusqu’aux Espagnols et aux Portugais). Il est tentant d’extrapoler à tous les autres types d’immigration. Mais tenir un discours automatique sur le sujet, dans un sens ou dans l’autre, me paraît peu rigoureux. Les immigrations passées ont été véritablement assimilées une fois que leur flot s’était tari. S’il avait dû se poursuivre pendant longtemps et à des niveaux importants, comment savoir ?

Quand on compare le degré actuel de compatibilité de l’immigration musulmane (celle qui fait au fond le plus problème pour le moment dans des pays comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne) avec ce qui se passait dans les années soixante-dix, on constate un recul, ou pour le dire autrement une réaffirmation des « valeurs » supposées des populations d’origine extérieure (supposées, car il s’agit parfois d’une véritable recréation qui a peu de choses à voir avec l’original). L’Etat-nation était une forme qui tendait à l’homogénéisation, ni toujours spontanée ni toujours contrainte, des populations qui s’y trouvaient. Cette tendance est-elle achevée ? Retourne-t-on vers des sociétés où pourraient coexister des strates, des secteurs verticaux, présentant des caractéristiques anthropologiques foncièrement non commensurables ? Les empires (ottoman, etc.) ont vécu pendant des siècles avec ce genre de régulation, qui passait par des droits différenciés selon les groupes concernés (mais l’un était toujours plus égal que les autres, et souvent de manière fort peu modérée). Une telle évolution représenterait une mutation tout à fait considérable, en rupture avec l’histoire européenne de l’Etat-nation, qui durait depuis trois siècles. Une situation impériale n’est pas la seule possible : l’échec des tendances à l’empire peut donner une situation cahotique, de type médiéval. Si la fin de l’Etat-nation devait préluder à une telle situation néo-médiévale, le gain me paraîtrait mince. Il est en tout cas curieux que ce soient les couches populaires, partout, qui soient le plus attachées à l’idée de la nation, tandis que les couches dominantes, qui ont muté en oligarchies, sont ouvertement indifférentes ou hostiles à la nation.

Y.C. : Tu parles du poids du passé, comme si ce poids pesait moins lorsqu’interviennent des luttes de masse voire des combats révolutionnaires. D’abord, je n’en suis pas convaincu, mais, même si c’était le cas, les luttes et les révolutions ne durent qu’un temps. Après les choses reprennent un cours plus « normal » et le passé revient au galop. C’est d’ailleurs pourquoi les révolutionnaires doivent réfléchir, par exemple, d’une autre façon à des questions comme l’attachement à la religion, à une langue, à une région, à une couleur de peau, que sais-je, et sortir de leur vision uniformisatrice et simplificatrice, sans bien sûr tomber dans le piège du communautarisme. La vision de Huntington n’est-elle pas très influencée par son expérience en tant qu’Américain, membre d’une société qui a fait le pari de ne pas obliger les communautés à se fondre par la force, et qui a à moitié réussi son fameux melting pot ? Fait-il allusion dans son livre à la réalité américaine, en dehors de ce que tu dis sur les Latinos ?

G.F. : Il est certain que lorsque les « masses » font irruption sur le terrain de leurs intérêts symboliques ou matériels, le poids du passé se trouve souvent relativisé, surtout quand il s’agit de mouvements tels que l’Occident en a connus depuis deux ou trois siècles. La distinction entre moment révolutionnaire et « cours normal » des choses renvoie à la question de l’institution collective, qui organise la reproduction culturelle d’une société. Une fois passée la chaleur des grandes périodes de bouleversement, il faut précisément que des institutions collectives soient en place si on ne veut pas voir refluer le passé sous une forme parfois aggravée. Il ne s’agit pas d’une simple quincaillerie constitutionnelle, mais d’un processus d’institution imaginaire très profond, puisque cela suppose que la société produise des individus qui aillent de leur propre mouvement et de façon convergente vers des attitudes et des valeurs nouvelles. Aucun volontarisme ne peut susciter un tel résultat. De tels événements ont eu lieu à deux ou trois reprises au cours de l’histoire occidentale et ont pour le moins bouleversé la manière dont ces sociétés se représentent les problèmes qu’elles affrontent, et les méthodes qu’elles utilisent pour y faire face. La vision de Huntington est nécessairement imprégnée de l’atmosphère américaine, mais il serait étrange de vouloir réduire son travail à un pur produit culturel indigène. Les proportions des minorités et l’ambiance communautariste qui prévaut aux Etats-Unis rejaillissent nécessairement sur sa vision de la situation. Il traite surtout des Latinos, pour une raison « démographique » : c’est la première fois qu’une immigration devient nettement majoritaire dans le flux des nouveaux arrivants.

Huntington ne me paraît cependant pas un plouc de l’Amérique profonde. La démarche qu’il a adoptée renvoie à des procédures et à des questionnements typiquement occidentaux, c’est-à-dire qui tendent à s’extraire de la situation immédiate pour la mettre en perspective. Il s’agit, que cela nous plaise ou non, d’un effort de réflexion, qui n’est pas un simple reflet inversé des préjugés islamiques. Mais le plus important, à mes yeux, c’est que le débat induit par Hungtington a nécessairement de grandes conséquences sur la manière dont la puissance américaine se représente sa position dans le monde et les dangers auxquels elle fait face. Même si la vision de Huntington était totalement fausse, il faudrait en tenir compte au moins pour cette raison fondamentale. La plus élémentaire rigueur exige de comprendre les forces et les limites de qu’il a effectivement écrit (et non de ce qu’on lui attribue), parce que cela ne peut qu’avoir de grandes conséquences sur la manière dont l’Etat américain se représente le monde et veut y intervenir. La guerre qui vient de liquider le régime baasiste irakien suscite des contre-sens parce que cette démarche est totalement étrangère aux intellectuels européens.

L’enjeu est à la fois immense et dérisoire : la désinvolture affichée vis-à-vis de Huntington importe surtout comme symptôme du manque de sérieux des intellectuels et des militants de la gauche (ceux de droite nous sont en général étrangers). Ils se permettent avec lui ce qu’ils ne cessent de se permettre avec tout le monde, bien que de façon moins grossière, d’habitude. Il n’est que d’observer l’incapacité absolue des caricatures actuelles d’anarchistes et de marxistes à discuter effectivement de leurs divergences pour conclure que le mal ne concerne pas seulement les intellectuels du landernau parisien ou de la gauche caviar. Il est général. Les cadres de « réflexion » (il faudrait dire de rhétorique) de toutes les gauches sont en porte-à-faux avec la réalité (il en va de même pour ceux de droite, mais c’est moins grave pour eux puisqu’ils prétendent rarement faire une théorie du monde). L’incapacité à analyser la nature et la profondeur de la régression historique en cours est la source de ce décalage obscurantiste. Les surprises désagréables et les déconvenues sont le résultat inévitable de toutes ces postures.

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