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La récente guerre contre l’Irak était-elle liée à la rivalité entre le dollar et l’euro ?

mercredi 9 juin 2004

Colin Foster (Alliance for Workers Liberty, Grande-Bretagne)

Juin 2003

Quelles étaient les véritables raisons qui sous-tendaient la volonté américaine de mener la guerre contre l’Irak ? Deux explications diamétralement opposées ont été avancées dans les milieux de gauche à ce sujet.

La première serait que la puissance des Etats-Unis serait devenue tellement colossale que la classe capitaliste américaine aspirerait véritablement à diriger plus ou moins directement la planète, en dictant sa loi à chaque pays, depuis Washington. La seconde hypothèse serait que les Etats-Unis essayeraient désespérément d’enrayer le déclin de leur puissance mondiale. Plus spécifiquement, ils se seraient engagés en Irak surtout pour empêcher que l’industrie pétrolière mondiale utilise des euros plutôt que des dollars dans ses transactions. Non seulement ces deux explications me semblent simplistes mais elles ont d’inquiétantes affinités avec les théories du complot. Les « néo-conservateurs » définissent actuellement la politique étrangère américaine. Selon eux, une fois que les Etats-Unis auront fourni quelques fulgurantes preuves explosives de leur puissance militaire écrasante, tous les pays du monde graviteront naturellement vers un modèle harmonieux fondé sur la libre entreprise, la démocratie ploutocratique et le capitalisme de marché mondialisé. L’évolution de la Russie et de l’Europe de l’Est depuis 1989-1991 n’a pu que les encourager dans cette illusion.

Mais ils se trompent. Le capitalisme est miné par des contradictions et des conflits que ces idéologues n’arrivent pas à saisir. Ils peuvent remporter quelques succès, mais ne réussiront jamais à obliger le monde entier à obéir à leurs règles. Il n’est même pas certain que la situation en Irak évoluera comme ils l’ont prévu. La classe ouvrière américaine, malgré l’intense propagande belliciste à laquelle les mass médias américains la soumettent, ne partage absolument pas le point de vue des « néo-conservateurs ». Ceux-ci n’ont pas encore le talent politique suffisant pour imposer une politique impérialiste fondée sur un réseau de garnisons permanentes à l’étranger, ni pour mener de longues guerres meurtrières pour les bidasses américains dans les zones où la situation n’évoluerait pas comme ils le souhaitent. La théorie du « déclin » des Etats-Unis comme cause de la guerre a été défendue par le Sud-Africain Oupa Lehulere et l’Australien Geoffrey Heard. En l’an 2000, l’Irak a décidé de se faire payer en euros plutôt qu’en dollars dans ses transactions pétrolières, contrairement à tous les autres pays producteurs de pétrole. L’Iran et le Venezuela ont murmuré qu’ils suivraient peut-être son exemple.

Le marché du pétrole est le plus vaste de tous les marchés mondiaux en ce qui concerne les produits de base industriels, et celui dont le fonctionnement est le plus déterminant pour l’économie. Le rôle du dollar en tant que monnaie est central pour son statut en tant que principale monnaie de réserve des banques centrales et des marchés mondiaux.

A cause de ce statut, les Etats-Unis sont le seul pays au monde capable d’accroître son pouvoir d’achat sur le marché mondial tout simplement en imprimant davantage de dollars. Et ce statut privilégié pousse aussi les Etats-Unis à imprimer des dollars et à acheter des marchandises avec leur propre monnaie. Les Etats-Unis importent environ 50% de biens manufacturés (ou 310 milliards de dollars) de plus qu’ils n’en exportent. Cela rend leur position précaire. Sans le statut central du dollar, et par conséquent sans le flux constant de capitaux provenant du monde entier qui viennent s’investir aux Etats-Unis, ceux-ci seraient précipités dans une crise catastrophique de leur balance des paiements. Depuis que la livre a quitté la ligue des grands, l’euro est la première monnaie qui pourrait rivaliser avec le dollar. Si l’euro prenait la place du dollar au centre du commerce mondial, ce serait désastreux pour les capitaux américains. D’où l’hypothèse que la guerre d’Irak constituerait une frappe préventive pour empêcher cet Etat de continuer à se faire payer en euros, et dissuader d’autres pays producteurs de l’imiter.

Marx défendait une idée brillante : selon lui, des processus économiques discrets soutiennent et structurent les événements politiques et idéologiques les plus voyants. Mais ce qui brille peut aveugler. Il ne suffit pas de repérer un phénomène économique jusqu’ici négligé, puis d’établir un lien artificiel entre ce phénomène et un événement politique pour démontrer que l’on a une intuition géniale. Ce « marxisme »-là est plutôt simplet. Soulignons trois points :

1) La décision irakienne, en 2000, d’avoir recours à l’euro était un stratagème politique. Les capitalistes français et allemands désiraient nouer des relations commerciales avec l’Irak. Les capitalistes américains ne le souhaitaient pas - ou plus exactement, même s’ils en avaient envie, le gouvernement américain les en empêchait. Saddam Hussein a pris une décision logique en essayant de resserrer ses liens avec la France et l’Allemagne pour établir un contrepoids possible face aux menaces américaines qui pesaient déjà contre lui. Mais de là à en déduire une nouvelle tendance mondiale dans l’industrie pétrolière, il y a une marge.

2) Il faut lire attentivement les explications qu’ont élaborées les « faucons » américains pour justifier préventivement l’intervention américaine en Irak. Pas le baratin qu’ils servent à l’opinion publique, mais ce qu’ils ont écrit pour convaincre leurs collègues, plus hésitants, de la classe dominante. Sous un vernis idéologique assez mince, on distingue clairement des calculs capitalistes évidents. Et dans aucun de ces documents je n’ai trouvé une analyse qui parte de l’opposition entre le dollar et l’euro. D’ailleurs ceux qui, à gauche, défendent la théorie de l’opposition dollar/euro n’ont pas déniché de citations à l’appui de leur thèse.

3) Il serait temps de tirer les leçons des grandes prophéties sur la prétendue éclipse des Etats-Unis face aux autres grandes puissances capitalistes. Ces théories avancées dans les années 1970 et 1980 par des commentateurs de gauche mais aussi par les idéologues officiels, se sont révélées pour le moins grossièrement prématurées. Pour le moment, l’Union européenne est fort loin de pouvoir concurrencer les Etats-Unis comme puissance mondiale. Et le Japon, encore moins, ce pays dont de nombreux auteurs prédisaient qu’il allait bientôt dominer le monde.

La dernière guerre avec l’Irak l’a confirmé. Non seulement la France et l’Allemagne ont échoué à stopper la guerre, mais elles n’ont même pas réussi à réaliser l’unité européenne contre l’intervention américaine. Non seulement la Grande-Bretagne, qui entretient des liens anciens et particuliers avec les Etats-Unis, mais aussi des pays de la zone euro comme l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas, ont pris le parti de Washington. Lorsque l’administration américaine menace de « punir » la France pour son opposition à la guerre, ce pays n’a aucun moyen de riposter à une éventuelle sanction.

La montée en puissance des « néo-conservateurs » reflète l’humeur triomphaliste de la classe dominante américaine, pas la vision d’une oligarchie cherchant désespérément à éviter d’être éclipsée sur la scène mondiale. Il y a cependant un petit grain de vérité dans la théorie sur l’antagonisme entre le dollar et l’euro : la France et l’Allemagne, qui sont les deux puissances centrales de l’Union européenne, seront désormais enclines à se battre plus durement pour l’avènement d’une Union européenne plus déterminée. Ils lutteront plus durement pour empêcher les Etats-Unis de mettre sur la touche des organisations « multilatérales » comme les Nations unies, l’OTAN, le G8 et l’OMC, et chercheront à s’exprimer plus fermement dans ces organismes. A long terme, la rivalité entre les Etats-Unis et l’Union européenne risque de jouer un rôle de plus en plus important dans la politique mondiale. Mais cela ne signifie pas que la guerre d’Irak était « effectivement » une guerre par procuration entre les Etats-Unis et l’Union européenne.

Depuis la Seconde Guerre Mondiale, la classe dirigeante américaine a développé une vision d’un « impérialisme du libre échange », vision qui englobe le monde entier. Cette vision ressemble à celle de la classe dirigeante britannique lorsque la Grande-Bretagne était la plus grande puissance industrielle du monde. Mais les États-Unis disposent de ressources, humaines et naturelles, beaucoup plus importantes, et celles-ci peuvent soutenir leur vision de l’avenir à une échelle qui n’a rien à voir avec les rêves qui bercèrent, dans le passé, une petite île comme la Grande-Bretagne.

Depuis 50 ans, les stratèges américains considèrent les Etats-Unis comme le centre financier, technologique et militaire de leur monde idéal, qui doit bénéficier d’un riche flux de dividendes et de royalties. Mais ils ont rejetté l’impérialisme colonial, la domination directe des puissances européennes, car ils les trouvaient coûteux, dangereux et inutiles à une époque où les pays du « tiers monde » développaient des populations urbaines importantes et déterminées. Selon eux, les forces du marché - soutenues par quelques interventions militaires exceptionnelles ici ou là - seraient plus efficaces.

Pendant des décennies, cette vision eut du mal à prendre forme. La politique étrangère américaine se réduisait à la doctrine du containment (au fait de contenir le communisme), en soutenant d’ignobles dictatures dont le seul mérite était d’être « anticommunistes ». Et c’est dans ce contexte que les industries manufacturières allemande et japonaise en vinrent à concurrencer l’industrie manufacturière américaine.

Mais au moment apparemment le plus sombre pour les Etats-Unis, dans les années 1970, des processus souterrains étaient en cours, processus qui allaient montrer que cette situation morose était plus apparente que réelle. Les États staliniens connurent une décadence interne. L’évolution vers un monde « globalisé » où les échanges commerciaux et les investissements se développent, et où le capital financier est de plus en plus mobile, a renforcé la position des Etats-Unis sur plusieurs plans : pays d’accueil de la seule monnaie de réserve, plus grand centre financier mondial, et extraordinaire centre de technologie et d’information.

Depuis 1991,

1. Les Etats-Unis se sentent capables d’intervenir brutalement, sans craindre, comme auparavant, de pousser des pays et des populations entières dans les bras du stalinisme, crainte qui auparavant limitait leurs interventions. Les stratèges américains s’inquiéteront peut-être un jour d’avoir alimenté le fondamentalisme islamiste (comme ils s’inquiétaient auparavant d’alimenter le stalinisme) mais pour le moment la stratégie américaine est claire : la façon dont la Guerre froide s’est terminée prouve qu’une agression froide, brutale, marche mieux que n’importe quelle politique prudente de containment.

2. Les nouvelles technologies militaires et la colossale supériorité américaine ont donné aux États-Unis une possibilité dont aucune puissance n’a jamais bénéficé dans l’histoire : mener des guerres longues en subissant très peu de pertes. Quatre succès déjà : le Koweit en 1991, le Kossovo en 1999, l’Afghanistan en 2001 et l’Irak en 2003. La logique de l’arrogance du pouvoir poussera les faucons américains à continuer dans cette voie jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés par une guerre qui ne s’avérera pas aussi aisée que prévu et deviendra un long et sanglant bourbier.

3. L’attaque contre les tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, a donné aux faucons une base dans l’opinion publique américaine - pas une base solide ou hégémonique mais une base - pour poursuivre leurs attaques. La dernière guerre d’Irak s’intègre parfaitement dans un tel contexte. Les faucons américains ont saisi une occasion politique, dont ils savaient qu’elle ne resurgirait peut-être pas de sitôt, pour essayer de restructurer à leur façon le Golfe, zone qui abrite les deux tiers des réserves pétrolières mondiales. Ils ont tué dans l’œuf la tentative de l’Irak de devenir une grande puissance régionale à un moment où cette menace était encore lointaine. Et ils ont donné une impressionnante démonstration des capacités des Etats-Unis en tant que Globocop (Flic mondial). Ils considèrent que leur intervention en Irak pourrait servir d’avertissement à tout gouvernement tenté de défier les règles fixées par les Etats-Unis.

La théorie de la « toute-puissance » américaine a conduit certains révolutionnaires à soutenir toute force qui semble contester le pouvoir américain (le fondamentalisme islamiste, par exemple). La théorie du conflit entre le dollar et l’euro devrait logiquement mener ses partisans à ne soutenir ni la puissance fondée sur l’euro, ni celle fondée sur le dollar, ni les alliés des Etats-Unis ni ceux de l’Europe, mais à lutter pour affirmer l’existence d’un troisième camp, le nôtre, celui du prolétariat. Malheureusement les théories du conflit entre le dollar et l’euro ont tendance à soutenir la politique de n’importe quel Etat en dehors des Etats-Unis ; ils présentent la prétendue résistance des Etats-Unis à son déclin comme un facteur agressif, brutal et destructeur, et l’alternative européenne comme une politique implicitement plus pacifique, moins effrayante. A ce propos, il est intéressant de se pencher sur ce que Karl Marx écrivait à l’époque où la Grande-Bretagne essayait d’imposer l’« impérialisme du libre échange ». Aux États-Unis, des auteurs comme Henry Carey défendaient des positions violemment anti-britanniques. Marx le comparait à David Urquhart, franc-tireur conservateur qui détestait tellement la politique étrangère tsariste qu’il était prêt à soutenir, contre la Russie, n’importe qui, y compris une puissance aussi corrompue et réactionnaire que l’Empire ottoman.

« Sur le plan politique la Russie représente, pour Urquart, ce que l’Angleterre représente pour Carey sur le plan économique (…). Carey explique (l’absence d’harmonie) par l’influence destructrice exercée par l’Angleterre qui lutte pour que son industrie détienne le monopole industriel sur le marché mondial (…). En tant que puissance dirigeante du marché mondial, l’Angleterre nuit à l’harmonie des relations économiques dans tous les pays du monde. (…) et suscite donc un ’pessimisme incantatoire et exaspéré’ » (Grundrisse). Les révolutionnaires auraient tort aujourd’hui de se laisser piéger par un sentiment semblable, un « pessimisme incantatoire et exaspéré ». La lutte de la classe ouvrière doit se tourner non vers le passé, vers le soutien désespéré aux forces réactionnaires qui s’opposent aux Etats-Unis, mais vers l’avenir, contre « l’impérialisme du libre échange » et pour l’unité du prolétariat mondial.

(On peut consulter en anglais des articles sur la discussion des rapports conflictuels entre l’euro et le dollar sur les sites www.iskra-it.com/yatw/oupa.pdf et www.iskra-it.com/yatw/UsvEU.rtf.

Colin Foster, Alliance for Workers Liberty, Grande-Bretagne

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