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Argentine : la crise, l’interclassisme, l’autonomie

mercredi 28 avril 2004

Deux réflexions sur la situation argentine, un an après les grandes manifestations de l’hiver 2001-2002. (Paru dans Echanges n° 104 (printemps 2003).

Que s’est-il passé en Argentine depuis les événements des 19 et 20 décembre 2001 ? D’un côté, les structures de l’Etat sont toujours en place, même si on peut douter de leur efficacité, servies par la même classe politique corrompue qui essaie de se maintenir au pouvoir avec l’aide du FMI et des groupes et Etats capitalistes les plus intéressés par des manipulations diverses.

La répression sournoise vise avant tout à affaiblir, voire éliminer les diverses manifestations d’autonomie surgies des violents affrontements d’alors. D’un autre côté, ces formes d’auto-organisation, dans la mesure où elles se pérennisent sans que des transformations politiques en fassent des organisations d’un pouvoir social, sont l’objet d’une double évolution qui en transforme leurs caractères originels : elles sont devenues le champ d’affrontements entre tous les groupes politiques (pas seulement d’extrême gauche, mais aussi des syndicats et partis « officiels »), qui tentent de les contrôler ; d’un autre côté, cette pérennité statique autorise cette mise en condition, d’autant que leur mutation en organisation de la survie dans la misère économique, si elle paraît particulièrement intéressante en terme d’initiatives de base et de formation d’un double pouvoir social, n’en constitue pas moins un amortisseur à l’extension de la misère économique et sociale, d’une certaine façon un auxiliaire du système resté en place. C’est le sens de la dialectique qui se joue actuellement (hiver 2002-2003) en Argentine. La promesse d’élections prochaines (en elles-mêmes de peu d’intérêt car elles ne changeront guère la situation, sinon justement qu’elles redonneront, même avec un fort taux d’abstentions, une certaine légitimité au système) a permis d’utiliser quelques mesures provisoires semblant répondre à certaines revendications populaires : un prêt du FMI, le report d’un an du remboursement de la dette (qui suivaient une décision de la Banque centrale de libérer le paiement des importations et le transfert des bénéfices des entreprises étrangères), une décision récente de la Cour suprême rétablissant pour les comptes bloqués la convertibilité 1 peso pour 1dollar, des secours attribués aux chômeurs via les organisations piqueteros, etc. Tout cela vise par la bande, à défaut d’attaques directes, à entraîner des ruptures de solidarité entre les différents courants de révolte qui avaient paru s’associer il y a plus d’un an.

Que valent dans cet ensemble les conclusions d’un article de l’hebdomadaire britannique The Economist du 24 août 2002 ? « Aussi sombre que la vie soit devenue, l’Argentine montre bien peu de signes de nouvelles manifestations de rue recommençant les protestations et les pillages qui ont fait tomber deux présidents. L’humeur de tous est la dépression et la honte, plus que la colère face à la situation du pays. Aucun mouvement réel de masse n’a émergé pour formuler des revendications précises. Les quelques protestations de rue n’ont rien de commun avec les épargnants des classes aisées qui se rassemblent devant les banques en chantant l’hymne national pour demander le déblocage de leurs comptes en dollars. Les assemblées de quartier qui surgirent lors de protestations de décembre ont dégénéré en cercles de discussion pour gauchistes barbus nostalgiques des années 1960. Les nouveaux pauvres ont trouvé de nouvelles manières de joindre les deux bouts. Quelques-uns sont devenus les cartoneros [ce qu’on appelait en France chiffonniers, ramassant tout ce qui peut être récupéré dans les ordures de la ville, ce qui pose une question : s’ils peuvent ainsi proliférer, c’est qu’il y a des ordures dignes d’alimenter cette activité, ce qui laisse supposer qu’il y a encore une importante classe bourgeoise et classe moyenne consommatrice productrice de déchets – NDT]. Beaucoup d’autres sont devenus vendeurs de rue, en nombre dans le centre des villes. D’autres ont abandonné l’échange marchand et se sont rabattus sur le troc (…) [Mais le système a été totalement faussé par] l’afflux massif de ceux qui n’apportaient rien d’autre que leur faim et l’émission de faux bons d’échange, à une dimension telle que leur valeur a été dévaluée, divisée par 10... Crimes et délits de toutes sortes se sont fortement développés... La classe moyenne est la cible de kidnapping “express” dans lesquels la victime est retenue pour quelques heures et relâchée pour aussi peu que 100 dollars (100 euros) (il y aurait même des faux kidnappings, tout aussi peu rémunérateurs, jouant sur des absences de quelques heures).... »

Comme nous l’avions promis, nous reviendrons dans une autre brochure sur l’ensemble de ce qui se déroule en Argentine et les nombreux commentaires et textes, d’ailleurs relégués au second plan par toute la médiatisation des palinodies autour de l’Irak. Nous ne donnons ci-après que deux critiques sur des documents, parus en 2002, qui nous ont semblé les approches les plus sérieuses de la crise argentine, même si nous pouvons leur adresser des critiques.

- Le premier de ces textes critiques, est une lettre adressée par un membre de Théorie communiste au groupe Mouvement communiste, à propos de sa brochure : « Argentine, la cohésion sociale vole en éclats » (1). Il est en même temps une critique de la brochure d’Echanges L’Argentine, de la paupérisation à la révolte. Une avancée vers l’autonomie (toujours disponible – publiée en ligne sur ce site) :

« On écrit plus spontanément pour critiquer que pour remercier, pourtant après la lecture de votre brochure [« Argentine, la cohésion sociale vole en éclats »] c’est essentiellement dans ce but que je vous écris. Votre texte sur l’Argentine est extrêmement intéressant, c’est un travail remarquable donnant connaissance d’une lutte de classe que je connaissais mal ou pas du tout (je ne pense pas être le seul). On ne peut que regretter de ne pas disposer de travaux équivalents sur d’autres pays mais j’imagine aisément la somme de travail que cela représente. Je me permettrais cependant quelques remarques qui ne remettent pas du tout en cause ce que je viens de dire et qui sont même le résultat de la lecture de votre texte et peut-être de mon manque de connaissances du sujet.  » Deux points de détail sans grande importance : le caractère un peu décousu du plan du texte qui parfois nuit à la clarté de l’exposé ; je pense entre autres au péronisme ou à la crise économique dont les analyses sont un peu dispersées dans le texte, c’est également le cas de la dernière vague de luttes traitée au début et à la fin de la brochure. J’aurais également bien eu besoin d’une chronologie à laquelle me référer à certains moments de la lecture.

 » D’autres remarques :

 » à propos des premières pages sur la crise économique. Il me semble que l’approche est un peu contradictoire entre la page 9 et la page 10 [de la brochure de Mouvement communiste]. Page 9 : “Mais ceci (l’alignement du peso sur le dollar) n’a que très peu d’importance sur la croissance économique du pays tant les exportations jouent un rôle mineur (moins de 9 % du PIB).” Page 10 : “Mais, voilà le problème, le retournement du cycle économique argentin en l’an 2000 s’est produit au pire moment de la conjoncture internationale, quand, en raison en particulier de l’entrée en crise des Etats-Unis, la concurrence mondiale s’est exacerbée, les investissements directs à l’étranger des pays forts du capitalisme vers l’Argentine se sont raréfiés et l’accès au crédit s’est fait plus difficile. Pendant ce temps, contrairement à ce qui s’est passé lors de la crise de 1990-1991, le taux de change du dollar n’a pas cessé de croître. Ceci, couplé aux dépréciations du peso mexicain et du réal brésilien, a mécaniquement rendu plus chers les coûts de production en Argentine (main-d’œuvre, services aux entreprises, sous-traitance, biens intermédiaires et matières premières non importées, etc.) relativement aux pays voisins. Conséquence, les flux du crédit et des investissements directs se sont progressivement détournés du marché argentin”.

 » En outre, si vous faites bien ressortir la restructuration de l’économie argentine durant la période Menem, il semblerait qu’à l’issue de cette période la question de l’articulation internationale dépasse largement la simple question de la part des exportations dans le PIB et devienne un problème général de financement de toute l’économie argentine ;

 » toujours à propos de la crise : il n’y a pas d’articulation entre la partie “économique” et les formes de luttes actuelles. Vous laissez de côté la relation qu’il peut y avoir entre la forme de la crise et le mouvement social : la fin du grand mouvement ouvrier argentin, aussi bien dans sa forme syndicale collaborationniste que dans ses formes plus autonomes et radicales, et, surtout, le caractère interclassiste des luttes de la période actuelle avec leurs aspects nationalistes. Sans faire explicitement le lien, dans sa brochure sur l’Argentine, Echanges de son côté écrit : « En avril 1991, la loi de convertibilité, qui établit qu’un peso égale un dollar, allait avoir pour conséquence d’ôter au gouvernement toute possibilité d’émettre de la monnaie. L’Argentine devenait, pour se financer, dépendante des capitaux étrangers, et la dictature, une bourgeoisie compradore, agent direct du capital financier international. Elle ne représente plus les “citoyens argentins” mais ses intérêts propres comme nous allons le voir. La ruine du pays sera son propre enrichissement ainsi que celui du capital financier. » (p. 51) ; « Cette dette est odieuse et illégitime » (p. 53) et, citant sans critique O Globo : « (...) l’entreprise pétrolière YPF a été forcée de s’endetter à l’extérieur alors qu’elle disposait de ressources suffisantes pour soutenir son propre développement » (p. 54). Sans que l’articulation soit nettement affirmée, le lien est pressenti. Dans votre texte il me semble que la crise vous amène simplement à dire, en caricaturant un peu : “Ça va mal”, “le chômage augmente ”, “la pauvreté s’accroît”, etc. ; de là vous pouvez passer aux luttes, mais alors vous ne tenez plus compte de la spécificité de la crise (Echanges non plus). Tenir compte de cette spécificité est important pour aborder sa possible résorption tant économique que sociale ;

 » à propos de l’interclassisme. Souligner l’importance de l’interclassisme est essentiel, comme y voir le problème fondamental du mouvement. Cependant la critique classiste classique de l’interclassisme peut ici être un leurre. L’interclassisme ne “menace” pas, il me paraît inclus dans le mouvement à partir du moment où celui-ci se “limite” à des luttes sur la reproduction. C’est ce contenu qui, me semble-t-il implique cet interclassisme. Séparée de la production, la reproduction de la force de travail devient une question de pauvreté et la pauvreté ne définit aucune classe. Je pense que ce qui se passe en Argentine relève d’une transformation (au niveau du procès d’ensemble) qui est en train de prendre une certaine ampleur mondiale : la disjonction entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail. La radicalité du mouvement argentin tenant au fait que là nous n’avons pas de “repli” possible dans la revivification de forme précapitaliste de reproduction. Il est même possible alors que ces luttes inventent une porte de sortie pour la classe capitaliste argentine (le capital n’invente de solution que dans sa confrontation avec le prolétariat). Je pense cela à la suite de ce que vous envisagez vous-mêmes : une alliance entre grande bourgeoisie et syndicats avec pérennisation des organismes d’auto-assistance et faire payer la facture aux fonctionnaires, aux classes moyennes et aux petits patrons (pp. 18 et 109 de votre texte). De son côté, Echanges note : “Mais le plus inquiétant pour le devenir de ce réseau (le réseau de troc), c’est que différentes collectivités, municipales et provinciales, ont d’une certaine façon reconnu ce mode de répartition des marchandises, admettant même le credito comme monnaie « légale »”. (p. 41). Echanges formule l’hypothèse que l’on puisse avoir là “des formes destinées à suppléer les carences de certaines structures permettant au système de survivre malgré le chaos économique (...)” (p. 36).

 » L’interclassisme détermine également la façon de rejeter, plus que d’attaquer, tout le personnel politique et non pas l’Etat. Tout cela lié à la forme de la crise qui peut amener à légitimer un “vrai” Etat (national, social, démocratique, non-corrompu, etc.) ;

 » à propos de l’autonomie. Votre texte montre que celle-ci est menacée et même disparaît dès que l’on dépasse un niveau immédiat et très local. Cela ne tient pas à l’absence d’une “force politique défendant cette autonomie” (p. 26). Là je suis en désaccord avec vous, d’abord sur la question générale du rôle que l’on peut attribuer à une “force politique” défendant l’autonomie (nous avons déjà eu un échange à ce sujet, cf. TC 16) et surtout sur la notion même d’autonomie. Pour moi celle-ci ne désigne pas n’importe quelle activité où des prolétaires se concertent directement pour faire quelque chose ensemble, une sorte de forme générale de l’action indépendante des institutions, mais un moment historique particulier de la lutte de classe. Je pense que l’on ne peut parler d’autonomie que si la classe ouvrière est capable de se rapporter à elle-même contre le capital et de trouver dans ce rapport à soi les bases et la capacité de son affirmation comme classe dominante.

 » Tout cela a disparu. Si l’on peut, à la rigueur, encore parler d’auto-organisation, celle-ci n’a plus l’autonomie comme perspective ou contenu, c’est-à-dire la perspective d’émancipation de ce que la classe est dans des rapports de production qui n’apparaissent alors que comme “contrainte”. L’auto-organisation peut être alors une forme de lutte efficace mais qui ne sort pas de son rapport au syndicalisme (cf. dans Echanges n° 102 la discussion sur la grève des travailleurs des entreprises sous-traitantes des chemins de fer italiens). Si l’autonomie comme perspective disparaît, c’est que la révolution ne peut avoir pour contenu que la communisation de la société, c’est-à-dire pour le prolétariat sa propre abolition. Avec un tel contenu, il devient impropre de parler d’autonomie.

 » Vous relevez que “les exploités n’affichent pas un programme révolutionnaire propre” et qu’il n’y a donc pas “d’organisation autonome” (p. 34). A l’heure actuelle, en Argentine ou ailleurs, un “programme révolutionnaire propre” ne peut être pour le prolétariat que sa propre abolition, il est peu probable qu’un tel programme passe par ce que l’on entend habituellement par “organisation autonome”. Les quelques cas d’occupations avec reprise de la production que vous signalez et appelant à la reprise de l’entreprise par l’Etat sont le contenu actuel de l’autonomie (l’autonomie de la classe ouvrière c’est le travail et la valeur).

 » La grande période de l’autonomie des luttes à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (une des parties les plus passionnantes de votre texte) est semble-t-il achevée, non pas seulement parce que factuellement on ne relève pas des luttes semblables, mais en raison des transformations mêmes que vous exposez dans le mode d’exploitation, dans la composition de la classe ouvrière, dans les modalités de sa reproduction. Le Rodrigazo en 1975, avec les conseils de zones, apparaît comme le chant du cygne de cette période et de cette époque de la lutte de classe (p. 99). Déjà durant cette période, l’autonomie n’aboutit qu’à la formulation de programme de nationalisations et de planification (p. 84) ou à un renouveau syndical (p. 98). Il est même remarquable que les formes d’autonomie ou d’auto-organisation soient actuellement en Argentine adéquates à un contenu interclassiste.

 » “Les dernières mesures d’une classe politique aux abois : l’amputation des salaires et des retraites, le blocage des comptes bancaires, les manipulations des diverses monnaies de substitution, la fuite des capitaux, font qu’une unité de lutte se constitue. Toutes les classes de la société, à l’exclusion des classes dirigeantes de l’économie, de la politique et de l’appareil répressif, vont s’engager dans la lutte, estompant les divergences qui avaient pu se faire jour auparavant (par exemple, l’hostilité des classes moyennes au mouvement des piqueteros)” (Echanges, p. 11). Il faut répéter que le problème n’est pas l’interclassisme mais ce qui le rend possible : la pauvreté, la forme spécifique de la crise.

 » A partir de là l’autonomie apparaît pour ce qu’elle a toujours été : la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est. Ce qui apparaît en Argentine, c’est que l’autonomie ouvrière stricte est révolue et qu’il n’y a plus d’“autonomie” que formalisant des luttes sur la reproduction (qui justement n’attaquent pas les rapports de production et donc ne remettent pas en cause la classe ouvrière dans son existence même comme classe) donc interclassiste. “Dans toute cette période, depuis janvier, les comités de quartiers qui se fédèrent en assemblée de quartier et en collectifs plus larges sont avec les piqueteros au centre des actions les plus importantes, agissant comme des groupes de pression sur le pouvoir en place.” (Echanges, p. 21). Ces assemblées sont analysées plus loin comme formalisant l’alliance avec les classes moyennes (ibid, p. 29). Mais, ce qui compte c’est que cela soit “une auto-organisation spontanée” (p. 31), même si les revendications des assemblées sont : fin du corralito [restriction des retraits et mouvements bancaires –NDE], nationalisations, effacement de la dette extérieure, une certaine autarcie (des tendances nationalistes).

 » Votre attachement à l’autonomie n’est pas aussi formel que celui d’Echanges, mais il vous amène cependant à voir dans les choses ce qui n’y est pas et à postuler une “dimension communiste cachée” (p. 4). Je ne fais pas d’amalgame, mais de la même façon Echanges, dans sa brochure (très intéressante également bien que moins complète) écrit : “C’est en ce sens [comme affrontement entre le capital et le travail, c’est moi qui résume le paragraphe précédent] que les résistances de classe en Argentine prennent pour nous toute leur signification, et que les formes de ces résistances, pour spécifiques et imparfaites qu’elles soient, doivent être analysées et discutées, en tant que création d’un mouvement autonome de lutte pour une émancipation.” (Echanges, p. 6). Il est bien évident qu’aucun mouvement de classe révolutionnaire ne débute en proclamant “nous faisons la révolution communiste universelle”, mais dans votre brochure le “sens communiste caché” demeure bien caché et, dans celle d’Echanges, la création d’un “mouvement autonome de lutte pour l’émancipation” n’existe que dans l’introduction du texte. Dans les deux cas, tout l’intérêt des brochures réside dans le fait que vous ne cherchez pas à démontrer à tout prix ces affirmations liminaires.

 » Ces remarques ne changent rien à ce que je disais au début et le fait même qu’on puisse les faire tient à l’intérêt et à la richesse de votre texte. L’analyse des luttes de classe en Argentine nous amène à nous poser une question fondamentale : comment, dans son inventivité, la lutte de classe attaquera-t-elle la production sans que cela soit une prise en mains et prise en charge de celle-ci ? Qu’est-ce que l’expropriation, quel sera le lien de cette attaque avec les luttes au niveau de la reproduction qui apparaît de façon assez générale actuellement comme le maillon faible (mais pas fatal) du capital ? De ce lien dépend également la réponse à la question : comment la communisation révolutionnaire de la société pourra-t-elle entraîner ou neutraliser les classes moyennes et éviter que ne se forme un “bloc de la trouille” ? »

R. S.

- Le second texte est la critique, par des camarades d’Echanges, d’un petit livre : “Que se vayan todos”. Le peuple d’Argentine se soulève (2) de François Chesnais et Jean-Philippe Divès :

« Disons tout de suite que l’appartenance trotskiste ou ex des auteurs, qui n’ôte rien à l’intérêt du livre, oblige à le considérer avec beaucoup d’esprit critique. Ils paraissent en particulier, en raison de leurs conceptions organisationnelles et du rôle du parti, et à cause de leurs sources d’informations, les groupes trotskistes argentins (frères ou pas), avoir bien du mal à se débarrasser d’une vision purement politique du mouvement protéiforme d’Argentine et à l’intégrer dans une cohérence. D’où l’impression que l’on peut avoir, la lecture terminée, d’une certaine confusion – tant dans l’économie de textes qui semblent juxtaposés et parfois répétitifs que dans des analyses qui ne soulignent les points nous apparaissant essentiels que du bout des lèvres.  » Cela dit, le livre apporte bien des précisions sur la situation actuelle et sa genèse (notamment sur les origines économiques de la crise, l’histoire politique du pays et les organisation piqueteros) et sa lecture reste indispensable à qui s’intéresse au mouvement de lutte en Argentine.

 » Quant à la genèse de la présente situation, ce que nous pouvons reprocher aux auteurs c’est de ne pas montrer que la “crise argentine” n’est que la crise du capital financier international, son “maillon faible”. Les auteurs du livre caractérisent la crise de “très grave crise économique – crise conjoncturelle mais surtout structurelle, dont les causes sont analysées dans le chapitre 4” (p. 35). C’est bien en effet parce que la crise argentine est surtout structurelle qu’elle paraît “ grave” et que le FMI n’a pas trouvé un moyen d’y parer.

 » Voyons voir ce que le chapitre 4 nous indique comme causes de la crise. Tout d’abord, lit-on, “les politiques capitalistes de contre-réforme conservatrice « néolibérale » sont à l’origine directe de cette catastrophe”. Il s’agit en fait de la politique du capital financier international, celle du crédit, très classique et qu’expliquait déjà Rosa Luxemburg. Ensuite, les dirigeants de l’Argentine “ont joué contre leur pays”, “ils ont participé activement au saccage” et “les capitaux liquides qui ont pris la direction de l’étranger sont estimés d’un montant presque équivalent à la dette extérieure” ; nous sommes ici déjà très loin d’une crise structurelle et plus proche d’une pratique de gangster et de pillage (propre aussi au capitalisme). Ce qui nous semble intéressant, c’est la conclusion du chapitre 4, selon laquelle “A l’Etat-économique et à l’Etat-providence a donc succédé un Etat spoliateur” ; la spoliation par l’Etat capitaliste en crise n’est pourtant que la révélation profonde de son être – qu’il s’agisse d’un Etat “de voleurs” est dans sa nature même,le reste n’est que le vernis “démocratique” qui ne parvient plus à tromper.

 » Puis il est fait état de l’association avec le capital étranger et des dirigeants travaillant sous ses ordres ; cette situation n’est pas propre à l’Argentine, elle concerne tous les pays dont l’indépendance n’est que formelle, c’est-à-dire politique mais pas économique. Quand les auteurs du livre arrivent à la conclusion que le peuple argentin pense que l’Etat est un corps étranger et hostile – sans doute pas encore l’Etat capitaliste en général, mais en tout cas cet Etat-là – et à rechercher des solutions différentes fondées sur leur propre intervention, “indépendante et autonome”, ils voient bien que les illusions d’une régénérescence du nationalisme argentin est sous-jacente au mouvement social, qui ballote aujourd’hui entre la république sociale et la réaction.

 » Nous assistons, à une autre époque et dans d’autres circonstances, à une sorte de révolution communale (3) telle que Marx en parle dans La Guerre civile en France : “Elle peut être le point de départ de réactions violentes et de révolutions tout aussi violentes. Elle commence l’émancipation du travail – son grand but – en balayant l’œuvre improductive et malfaisante des parasites d’Etat : elle extirpe, d’une part, les racines du mal qui livrait une immense partie du revenu national à la nourriture du monstre étatique.” – “Pour la première fois dans l’histoire, la bourgeoisie petite et moyenne a ouvertement rallié la révolution ouvrière et proclamé qu’elle était le seul instrument de son propre salut et de celui de la France ! Elle constitue, aux côtés des ouvriers, la masse de la Garde nationale, elle siège à leurs côtés à la Commune, et son Union républicaine joue en leur faveur un rôle de médiation ! Les principales mesures de la Commune ont été prises en faveur de la classe moyenne (la classe des débiteurs de Paris, dressée contre la classe des créanciers !” Nous retrouvons en Argentine une situation similaire, où la “classe moyenne”, la classe des débiteurs d’Argentine, autrefois du côté du pouvoir, bascule, dressée contre la classe des créanciers, dès que ses intérêts sont touchés Aussi Chesnais et Divès écrivent-ils : “Le rôle joué par la classe moyenne pour chasser De la Rúa et le gouvernement du pouvoir a « mis en pièces les prétentions gouvernementales de diviser la population entre « pilleurs de la banlieue » et « propriétaires du centre ». Le positionnement nouveau des couches appauvries de la classe moyenne constitue le facteur majeur qui prive le pouvoir politique de sa base sociale « normale » et qui empêche donc, du moins pour l’instant et à l’inverse de ce que l’on a connu dans le passé, toute tentative de coup d’Etat militaire” (p. 60).

 » Reste l’appréciation du contenu et des formes de lutte qui se sont dégagées de cette crise du capital en Argentine. Les mots prennent ici tout leur sens. Dire d’emblée que « les 19 et 20 décembre [2001], l’Argentine a vécu deux journées révolutionnaires au sens que ce terme revêt en Europe depuis les révolutions de 1830 ou de 1848” (p. 10) nous semble faux à la fois historiquement et quant aux faits eux-mêmes. D’une part 1830 et 1848 amenèrent des changements de régimes politiques, ils eurent une conséquence politique importante (la consolidation du pouvoir de la bourgeoisie face aux velléités de pouvoir monarchique) : rien de cela en Argentine, où le problème en cause n’est pas une révolution politique mais sociale. D’autre part le concept de “prise d’assaut” du pouvoir, jacobin s’il en fut, ne s’est nullement réalisé dans ces deux journées argentines, certainement parce qu’il ne correspondait pas à la réalité de l’affrontement social : la mutation intervenue alors vers l’expansion en profondeur d’organisations autonomes à base sociale montre précisément que la restructuration sociale ne passait plus du tout par ce concept de conquête du pouvoir politique par un affrontement direct.

 » C’est cette même forme de pensée politique qui conduit les auteurs à des analyses particulièrement ambiguës de ces différentes expressions pratiques de l’autonomie : ils voudraient bien les faire cadrer avec leurs schémas traditionnels, mais la réalité est rebelle et ils en sont réduits à des acrobaties tentant de concilier idéologie et réalité. On y trouve même dans une note (en bas de page 123) une référence aux écrits de Castoriadis sur l’autonomie. A première vue, cela peut paraître un aveu de l’impuissance des schémas léninistes à servir de cadre à un tel mouvement d’émancipation. Pourtant cette référence n’est peut-être pas si paradoxale qu’il y paraît, vu les positions de Castoriadis sur l’organisation.

La clé en est donnée par le passage suivant concluant l’analyse de la réalité argentine : “L’un des éléments constitutifs de la situation actuelle est en effet l’absence, sur la scène politique, d’un parti ou mouvement anticapitaliste et anti-impérialiste offrant un cadre d’organisation large, permanente et démocratique aux hommes et aux femmes qui se portent à la tête des luttes dans le but d’aider à centraliser les processus d’auto-organisation et surtout d’offrir une stratégie d’ensemble face aux possédants et à leur Etat” (p. 222). Pour les auteurs, ce n’est pas le mouvement de base qui doit s’auto-organiser à tous les échelons (jusqu’à l’échelle mondiale éventuellement) mais un parti ou mouvement (lequel ? venu d’en haut ? de quelles élites politiques ?) qui doit “offrir un cadre”.

 » On laisse à chacun le soin de méditer. »

G. B. et H. S.

(1) Document de travail n° 5, juin 2002. 5 euros. BP 1666, Centre Monnaie, Bruxelles, Belgique.

(2) “Que se vayan todos”. Le peuple d’Argentine se soulève (“Qu’ils s’en aillent tous”), éd. Nautilus, 230 p., 13 euros.

(3) « La Commune n’est pas le mouvement social de la classe ouvrière, et, par suite, le mouvement régénérateur de toute l’humanité, mais seulement le moyen organique de son action. La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s’efforce d’abolir toutes les classes. » (Marx, La Guerre civile en France, éd.de Pékin, pp. 181-182.)

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