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Mitchell Abidor (2008) : A propos de "Auschwitz ou le grand alibi"

lundi 25 août 2014

Si tout ce qu’il y avait à reprocher à « Auschwitz ou le grand alibi » de Bordiga était son interprétation mécaniste du marxisme, sa négation du rôle de l’action des hommes durant le plus horrible des événements, sa réduction de l’individu à un comportement uniquement dicté par ses intérêts de classe, « Auschwitz, ou le grand alibi » ne représenterait qu’une trahison supplémentaire de la riche pensée de Marx. Si l’on ajoute à cela son traitement impitoyable et froid de l’Holocauste comme le simple fait que des millions d’êtres humains auraient été « rejetés du processus de production », la façon dont cet article préfigure la façon dont Jean-Marie Le Pen écartera cet événement comme un « point de détail » de la Seconde Guerre mondiale, ce texte prend une dimension odieuse. Et enfin, si l’on tient compte de sa postérité, de son utilisation par un petit courant de la gauche (principalement française) qui aboutit à la négation de l’Holocauste, sa véritable horreur est mise à nu.

Cet article a une histoire un peu controversée, puisqu’il n’a jamais été publié sous le nom de Bordiga. Il a d’abord paru, cependant, en 1960, dans une revue française bordiguiste, Programme Communiste, et Bordiga lui-même n’a jamais pris position contre ses thèses. C’est pourquoi, en écho aux Anciens, nous appellerons l’auteur le pseudo-Bordiga.

L’article a été publié sous forme de brochure en 1970 par Pierre Guillaume, ancien membre du Parti communiste international (1) de Bordiga et du groupe autour de la librairie ultragauche « La Vieille Taupe » [fermée en 1972]. Quelques années plus tard [en 1979], La Vieille Taupe devint le porte-parole du négationnisme de gauche, et c’est dans l’attirance ancienne de Guillaume pour cet article – accueilli non seulement sur marxists.org, mais aussi sur des sites révisionnistes – que nous pouvons voir le germe de ce mouvement.

En effet, il est assez facile de passer d’ « Auschwitz ou le grand alibi » à la négation de l’Holocauste.

L’auteur de l’article place les nazis et les antifascistes sur le même niveau, les rejetant tous les deux parce qu’ils considèrent que la « haine des Juifs » a provoqué l’Holocauste (« les idéologues bourgeois (...) en tirent la conclusion que la haine des Juifs est un caractère universel de la “nature humaine”, indépendant des conditions économiques, sociales et historiques »). Pour l’auteur, la « haine des Juifs, loin d’être la raison a priori de leur destruction, n’est que l’expression de ce désir de délimiter et de concentrer sur eux la destruction ». Leur choix en tant que victimes serait dû à la fois à leur place dans la société capitaliste et à la facilité de leur « identification ». L’antisémitisme ne serait donc rien d’autre qu’une question secondaire, un élément accessoire à la discussion. Après tout, ils n’ont pas été tués « parce que juifs, mais parce que rejetés du processus de production, inutiles à la production ». Deux décennies de diatribes antisémites hitlériennes ne signifiaient rien. Der Sturmer (2) ne signifiait rien. La Nuit de cristal (3) non plus. Le capitalisme cherchait un moyen de sortir d’une crise, telle est la seule explication admise.

A partir de cette hypothèse, l’auteur en vient à rendre l’Occident partiellement responsable de la mort de millions de personnes. Et puisque l’Occident n’a pas accepté d’accueillir les Juifs, il est clair, d’après le ton de l’article, que c’est lui qui porte la plus grande responsabilité. Si « seule une faible partie de Juifs a pu partir, la plupart sont restés, malgré eux et malgré les nazis. Suspendus en l’air en quelque sorte », alors le Reich devient une figure secondaire dans le drame du judéocide. Non seulement les nazis voulaient expulser les Juifs dans d’autres pays et ne pas être obligés de les tuer, mais l’Occident a refusé de les sauver : « Les Alliés n’en voulaient pas, de ce million de Juifs ! Pas pour 10 000 camions, pas pour 5 000, même pas pour rien.  »

Dans l’un des passages les plus énormes et scandaleux de cet article, l’auteur va jusqu’à écrire que les SS « croyaient, eux, aux idéaux de l’Occident ». Lorsque le pseudo-Bordiga évoque les négociations entre Joel Brand et Eichmann en vue d’échanger des Juifs contre des camions, c’est Eichmann et les Allemands qui semblent préoccupés par le sort des Juifs, puisqu’ils vont même verser « un “acompte” de 1 700 Juifs en Suisse » pour préparer l’échange final.

Ensuite le pseudo-Bordiga se lâche jusqu’à balancer une ultime ignominie : « Le capitalisme allemand s’est d’ailleurs mal résigné à l’assassinat pur et simple. Non certes par humanitarisme, mais parce qu’il ne rapportait rien. » Sa main a apparemment été forcée de tuer six millions d’hommes, de femmes et d’enfants juifs. On peut presque entendre Himmler soupirer tristement en lisant la prose du pseudo-Bordiga. Et bien sûr, dans l’univers bordiguiste, c’est le « capitalisme » qui a tué les Juifs, pas une forme spécifique, le nazisme allemand, et ils ne sont pas morts à cause du Zyklon B, de maladies ou des pelotons d’exécution ; ils sont morts parce qu’ils ont été « rejetés de la production ».

Mais l’ignominie de cet article ne s’arrête pas là : les « impérialistes » sont coupables d’utiliser la mort des Juifs « pour justifier leur guerre et justifier après leur victoire le traitement infâme infligé au peuple allemand ». Sur ce point, le pseudo-Bordiga est parfaitement cohérent. Aucun Allemand n’est tenu responsable des crimes commis ; seul le capitalisme, entité abstraite, est responsable de tout. Et en tout état de cause, dans le dernier paragraphe, nous apprenons que la vie capitaliste est partout et serait un enfer dans tous les sens du terme (« Les horreurs de la mort capitaliste doivent faire oublier au prolétariat les horreurs de la vie capitaliste et le fait que les deux sont indissolublement liées ! ») Une équivalence précise est posée entre la vie quotidienne sous le capitalisme et les camps de la mort, puisque si les « bons démocrates antifascistes se sont jetés sur les cadavres des Juifs (et) depuis les agitent sous le nez du prolétariat (...), si on montre les abat-jour en peau d’homme, c’est pour faire oublier que le capitalisme a transformé l’homme vivant en abat-jour ».

Visiblement le mot « honte » ne fait pas partie du vocabulaire de l’auteur.

Les camps de la mort sont banalisés, les Allemands sont disculpés, le sort des Juifs est réduit à un simple hasard. La négation de l’existence même de la Shoah ne peut que découler naturellement d’une telle analyse.

Mitchell Abidor, 2008, introduction à la traduction en anglais de « Auschwitz ou le grand alibi » sur le site marxists.org

Notes du traducteur

1. En fait, Pierre Guillaume a été exclu de Pouvoir Ouvrier, lui-même issu de Socialisme ou Barbarie, mais n’a jamais appartenu au Parti communiste international, l’un des groupes de la Gauche communiste italienne, dite « bordiguiste ». Pierre Guillaume et la plupart des sympathisants de la librairie « La Vieille Taupe n° 1 » étaient, comme les situationnistes qu’ils admiraient, ce qu’on appelle des « conseillistes » (partisans du pouvoir des conseils ouvriers) farouchement anti-léninistes et hostiles à l’idée d’un Parti unique d’avant-garde, comme c’était, par contre, et c’est encore le cas du PCI (NPNF).

2. Journal nazi publié de 1923 à 1945 sous la direction de Julius Streicher, instituteur puis député du parti nazi. Sa devise affichée sur sa première page : « Les Juifs sont notre malheur. » Son contenu : beaucoup de caricatures et de photos, une phraséologie anticapitaliste, des histoires « drôles ». Son public : jeune et prolétarien. Sa diffusion : 27 000 exemplaires avant 1933, jusqu’à 600 000 exemplaires après (NPNF).

3. On appelle « Nuit de cristal » (certains préfèrent l’appeler la « Nuit du pogrom dans le Reich ») un pogrom, organisé par les plus hautes autorités nazies mais qu’elles ont présente comme une manifestation spontanée. Il s’est déroulé dans la nuit du 9 novembre au 10 novembre, et durant la journée du 10 dans toute l’Allemagne, suite à l’assassinat à Paris d’Ernst von Rath, fonctionnaire de l’ambassade d’Allemagne. Bilan de 2 000 à 2 500 morts (le jour même et par la suite) et 30 000 Juifs déportés en camp de concentration. L’importance de ce pogrom ne fut reconnue en Allemagne qu’en 1978, quarante ans plus tard ! (NPNF)

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