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La Révolution espagnole et Michael Seidman

dimanche 19 janvier 2014

Cette correspondance a paru dans Echanges n° 145 (automne 2013).

D’un camarade américain :

Je suis en train de préparer un article sur l’anarchisme dans la révolution espagnole, un thème qui a surgi il y a cinq ou six semaines, m’étonnant autant que d’autres, alors que je préparais une présentation sur l’histoire des révolutions pour le groupe de jeunes de Queens et du Bronx dont je crois t’avoir parlé.

En poursuivant des lectures, je me suis senti obligé de « faire face » aux livres de Michael Seidman. Comme tu le connais, je voulais demander ton avis. Sans entrer trop dans les détails (j’ai lu Workers against Work, Republic of Egos [2-3 chapitres]), ainsi que 150 pages de son livre le plus récent sur le camp franquiste en 1936-1939).

Au total, tout en reconnaissant énormément de « faits » intéressants dans ce qu’il écrit, et une approche très originale, la vraie optique de ce qu’il fait franchement me répugne.

Quand il a terminé avec la « vue d’en-bas », l’histoire matérielle, sa propre vision tout à fait « individualiste » de l’Espagne en 1936-1939, il ne reste plus aucune révolution, juste une « poignée » de « militants idéologiques » (des deux côtés) et une grande masse de gens qui ne croient à rien en particulier, mais qui essaient tout simplement de se débrouiller dans la tempête où, par hasard, ils se trouvent.

Est-ce que je suis injuste, à ton avis ? Ton opinion m’intéressera beaucoup.

L. G.

Réponse

Ton courriel, suite à la lecture des ouvrages de Michael Seidman sur l’Espagne des années 1936-1939, touche une question qui n’est pas nouvelle et qui peut se poser à propos de toute lutte, qu’il s’agisse d’une simple grève ou d’événements de grande ampleur comme dans ce qu’il est convenu d’appeler (plutôt improprement à mon avis) la révolution espagnole.

Le problème qu’évoque cette question est celui du rôle respectif, dans de tels événements, d’un côté des militants et éventuellement de leur organisation politique, et de l’autre de la masse des présents concernés (ce qui implique nombre de personnes, depuis les participants actifs jusqu’aux hostiles en passant par les neutres qui attendent que « ça passe »).

Je ne suis pas d’accord avec ce que tu écris lorsque tu parles de la « grande masse des gens qui ne croient à rien en particulier ». Je laisse de côté ceux que l’on appelle les « croyants » qui peuvent autant se référer à une religion, ou à une organisation politique leur proposant une version quelconque de messianisme, ou à des coutumes qui peuvent conditionner la vie ou laisser des bribes d’irrationnel . Car la grande majorité ne croit pas, au sens où tu l’entends d’adhésion à une quelconque vision révolutionnaire qui pourrait être purement idéologique ou imposer une règle de vie ou d’action. Mais cette grande majorité croit pourtant d’une façon ou d’une autre à la défense de ses intérêts dictée par sa place dans la société, c’est-à-dire dans le quotidien, à faire de sorte à conserver ou améliorer les conditions de vie qui lui sont plus ou moins imposées par le système. Ces intérêts sont bien sûr différents selon la fonction occupée dans cette société et la place que l’on occupe dans la hiérarchie de cette fonction. Mais la lutte de classe commence par les faits élémentaires de la défense de ces intérêts, dans l’unité de travail et parfois en dehors.

Ils sont bien peu ceux qui, dans les temps ordinaires, peuvent transgresser la défense étroite de leurs intérêts parce qu’ils croient qu’un processus de libération doit aller au-delà de la défense de leurs intérêts particuliers, laquelle serait alors résolue par le problème global d’un changement de société. Cette notion de transgression des intérêts particuliers se fait dans le développement de la lutte, si elle existe : c’est ce qu’on appelle la conscience de classe, qui se transforme à mesure de ces développements.

Cette « conscience » n’est pas tant le fait de ce que professent les militants, qui peuvent effectivement jouer un rôle, mais de la réflexion de chacun sur ce qu’il apparaît nécessaire de faire pour que la lutte se développe, ce qui pose des problèmes différents et à un autre niveau que ce qui pouvait exister avant la lutte. C’est dans ce sens que des préoccupations plus générales prennent le pas et effacent en quelque sorte les intérêts particuliers, y compris les revendications qui avaient pu être à l’origine de la lutte. Si, par contre, à un moment, la lutte stagne ou régresse, il en est de même de cette conscience et les intérêts particuliers refont surface, accentuant la stagnation et la régression.

On peut penser qu’une telle régression se produit lorsque la lutte trouve ses limites, lorsque la lutte bute sur son extension à d’autres entreprises, à un autre Etat, ceci indépendamment des manifestions d’une solidarité virtuelle n’impliquant pas une action collective étendant la lutte dans une généralisation à tous les exploités dans un espace géographique non limité. C’est ce retour des attitudes individuelles après un élan révolutionnaire qui trouve ses limites que soulignent justement les recherches de Michael Seidman qui, peut-être néglige, d’une part la période d’essor où les conflits spécifiques sont dépassés et, d’autre part, dans la période de déclin, la persistance d’ilots de résistance, qui, de toute façon, ne peuvent pas subsister longtemps.

Pour en venir à l’Espagne de 1936, j’ai écrit au début de cette réponse, que le terme « révolution » au sens d’une libération du système capitaliste me paraissait assez impropre. La République n’a pas été établie de haute lutte comme la révolution française de 1789, mais, à la suite de mouvements qui pouvaient passer pour insurrectionnels (l’Espagne en connaissait beaucoup depuis des années aussi bien ouvriers que militaires) et l’impuissance de la monarchie à les endiguer a conduit au départ du roi et à la fin de la monarchie. On pouvait parler alors de république bourgeoise, mais la domination de la bourgeoisie sur l’aristocratie foncière paraissait particulièrement fragile (en France, 1789 n’avait pas non plus réglé ce problème qui mit près d’un siècle à être résolu par une domination sans conteste de la bourgeoisie). L’insurrection asturienne de 1934 (isolée par défaut de réaction de classe dans les autres régions d’Espagne et son isolement politique, particulièrement par le non soutien de la CNT sauf localement) vit sur certains points des tentatives révolutionnaires, ce qui inquiéta particulièrement la bourgeoisie : l’intervention de l’armée pour écraser cette insurrection dans le sang conduisit au paradoxe d’une armée dont les chefs étaient issus de cette aristocratie foncière et monarchiste appelée à sauver une république bourgeoise naissante.

Historiquement, chaque fois que l’armée est appelée à sauver un régime, elle s’impose comme une force essentielle de ce régime. Les élections de 1936 portant au pouvoir politique, de manière tout à fait légale, une faible majorité d’une coalition de tous les partis « républicains », depuis les partis bourgeois jusqu’aux anarchistes, sous l’étiquette du « Front Populaire », l’auraient placée, si le coup d’Etat militaire n’avait pas eu lieu, devant un dilemme : comment répondre aux aspirations populaires souvent radicales mais émanant en fait d’une classe ouvrière très différenciée parce que se référant à des structures économiques très différentes ? La tentative de coup d’Etat militaire ne réussit pas, à cause d’une réaction populaire spontanée présentant souvent des caractères et des modes d’organisation révolutionnaires, mais dont l’objectif était quand même de sauver une république bourgeoise. Cet élan révolutionnaire transcendait pourtant les divergences d’intérêts pouvant exister entre les différentes couches du prolétariat.

Allégeance

On peut épiloguer sur le fait que cet élan ne se hissa pas au point de tenter de créer les propres organes d’une autre société (qui aurait eu un caractère défini par les tâches économiques à accomplir) et attendait semble-t-il que cette tâche incombât aux organisations se disant « révolutionnaires » (dont une bonne partie des militants et de travailleurs adhérant à ces idéologies participaient à la réaction populaire). Mais dans ces circonstances, ce que l’on pourrait appeler la « démission des avant-gardes » , fit que les leaders qui auraient pu répondre à cette attente des masses ouvrières insurgées, firent en fait allégeance aux dirigeants en place de la république bourgeoise (ce qui appelle à une réflexion sur le rôle des organisations révolutionnaires face aux aspirations des masses en révolte). L’entrevue des dirigeants de la CNT avec Companys, président de la Généralité de Catalogne, le 21 juillet 1936, est assez édifiante à ce sujet (1). C’est ce dernier qui comprend la situation, mieux que les leaders de la CNT : en lui rendant visite, ils accréditent sa fonction et en fait font allégeance aux représentants de la république bourgeoise. Les conséquences quant à l’élan révolutionnaire ne se feront pas attendre. Comme le constate Gerald Brenan :« A la fin de 1936 la période des comités et de la révolution sociale est révolue (2). »

Les journées de mai 1937 seront le chant du cygne des derniers défenseurs de l’élan révolutionnaire. Les plus radicaux seront aussi éliminés comme Durruti.

Dans cette évolution, et progressivement, l’essentiel des participants de cet élan retournent à la défense de leurs intérêts particuliers c’est-à-dire aux formes traditionnelles de résistance en fonction de leurs intérêts spécifiques. Ceci d’autant plus que la lutte armée classique et l’internationalisation de cette guerre civile imposent les règles infrangibles de conservation du régime capitaliste et de la défense de la démocratie bourgeoise. C’est ce que souligne le travail de Michael Seidman qui pèche peut-être par la trop grande importance qu’il accorde aux attitudes individuelles, mais dont le grand intérêt est de montrer que les travailleurs, s’ils ne sont pas ou ne sont plus pris dans un mouvement où ils mettaient de grands espoirs, autre chose que l’application d’une idéologie, retournent à la défense classique de classe individuelle ou collective quel que soit celui qui leur impose l’exploitation. Dans le cas de l’Espagne ils comprirent rapidement que ce pourquoi on leur demandait de faire des sacrifices ne correspondait pas à ce qu’ils avaient pu espérer à l’origine du mouvement.

Outre la masse de ceux qui se sont impliqués dans la réaction populaire à la tentative de coup d’Etat militaire et dont je viens de décrire l’évolution possible, mis à part ceux que tu appelles les « militants idéologiques », il y a évidemment dans une société aussi diversifiée que l’est alors l’Espagne, et particulièrement la Catalogne, une masse non négligeable de gens qui, dès le départ ne voient aucun intérêt à participer et, comme tu le soulignes, « essaient tout simplement de se débrouiller dans la tempête où par hasard ils se trouvent ». Ceux qui se cachaient ou se tenaient à carreau quand tout était trop chaud et contraire à leur intérêt viennent, dans le reflux du mouvement, renforcer les résistances des désabusés de l’action.

Bien sûr, ce que je viens d’exposer peut paraître schématique, mais à mon avis, c’est l’explication de la contradiction que tu soulèves dans ton mail. Si Michael Seidman accorde parfois trop d’importance aux attitudes individuelles et ne les relie pas trop à la défense de positions de classe, de ton côté, tu sembles privilégier l’engagement politique détaché de la défense des intérêts de classe et de la manière dont elle se manifeste (une collection d’actes individuels et/ou une action collective qui se développent par une perspective commune dans des actes différenciés). Dans la situation confuse des mouvements de base et des différents groupes politiques, et dominant tous les impératif de la guerre menée par des moyens classiques (là aussi il y aurait beaucoup à dire), tu pourras trouver beaucoup d’arguments qui pourront contredire mes analyses. Je dois dire que je les tire non pas de mes connaissances théoriques (bien moindres que les tiennes) mais de mon expérience de militant d’entreprise. Mon tort est peut-être de l’extrapoler car mis à part mai 68, je n’ai pas vécu de périodes historiques de l’ampleur de ce qui s’est passé alors en Espagne.

H. S.

Réponse du camarade américain :

Un grand merci. J’ai lu rapidement ton courrier d’un seul trait et je le relirai en méditant mieux ses implications. Tu auras entre-temps reçu le texte The Spanish Revolution, Past and Future, Grandeur et Poverty of Anarchism. How the Working Class Takes over (or doesn’t). Then and Now qui m’a poussé à lire quelques livres de Seidman. Qui sans doute pèche aussi par les mêmes défauts soulignés dans ta lettre. Ce que je reproche à Seidman, surtout dans Workers Against Work, c’est sa façon de mélanger n’importe quelle « résistance ouvrière », que ce fût en août 1936 ou en décembre 1938, comme si le contexte immédiat n’avait rien à voir. Il ne mentionne guère mai 1937, comme si c’était de la « grande politique » (à le lire) qui ne l’intéressait pas. Une petite escarmouche, qui a quand même accéléré les tendances autoritaires dans toute la République. Il ne mentionne pas non plus la transformation remarquable de 800 usines de Barcelone en industrie de guerre (inexistante avant) en deux mois après juillet 1936, avec une productivité élevée, quand les ouvriers, de fait, se sentaient concernés par la guerre.

L. G.

Bibliographie

Rappelons quelques ouvrages de Michael Seidman sur l’Espagne :

- Workers Against Work : Labor in Barcelona and Paris during the Popular Fronts (University of California Press, 1991) ; traduction française : Ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris pendant les Fronts Populaires (éd. Senonevero, 2010)

- Republic of Egos : a Social History of the Spanish Civil War (University of Wisconsin Press, 2002)

- The Victorious Counterrevolution : The Nationalist Effort in the Spanish Civil War (University of Wisconsin Press, 2011)

- « Towards a History of Workers’ Resistance to Work in Paris and Barcelona during the Popular Front and the Spanish Revolution », Journal of Contemporary History, vol. 23, avril 1988 ; traduction française : Pour une histoire de la résistance au travail, Paris et Barcelone 1936 (Echanges et Mouvement, 2001)

- The Strange History of « Workers Against Work ». The Vicissitudes of a Book/L’étrange histoire de « Ouvriers contre le travail, les vicissitudes d’un livre, bilingue français-anglais (Echanges et Mouvement, 2011).

D’une manière générale, consulter notre rubrique Résistance au travail/Refus du travail et en particulier, outre les ouvrages signalés ci-dessus, Sur la résistance au travail, « Résistances au travail » (note de lecture) et Correspondance. A propos du refus du travail et du sabotage.

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