Nous avons reçu, par l’intermédiaire d’un site Internet en anglais sur les événements d’Argentine (d’ailleurs pas spécialement à jour) (http://argentinanow.tripod.com.ar/) une lettre que nous reproduisons, non parce qu’elle donne des détails sur l’activité des différentes formes d’action en Argentine, mais parce qu’elle évoque l’atmosphère qui règne actuellement dans la capitale, Buenos Aires.
J’essaie de m’évader des nouvelles qui continuent d’être déversées chaque jour, en couleurs voyantes et sensationnelles par la télé et les journaux : 7 enfants sur 10 vivent dans la pauvreté, 1 Argentin sur 4 est dans l’indigence et ne peut trouver à manger, des gens kidnappent leurs voisins pour se faire payer une rançon, la police est aussi corrompue que jamais et les activistes sont toujours menacés voire torturés.
Pendant ce temps, les politiciens se battent pour avoir l’honneur de présider tout ce bordel en mars 2003. Un des commentateurs politiques peut déclarer : Seul quelqu’un comme Carlos Menem, avec une telle avidité pour le pouvoir, peut souhaiter être président , ou bien Rodríguez Saá (1). Ou n’importe quel autre dont on peut parler incidemment.
La plus grande partie du public ne fait aucun cas de ces élections. Toujours la même chose , exsudant leur ennui. Qu’ils partent tous ( que se vayan todos ). Alors que le vieux système se meurt, les politiciens combattent sur ses restes comme un vol de vautour sur un cadavre
Maintenant que vous avez écouté les mauvaises nouvelles et en même temps ma compagne de chambre chantant un tango et se délectant du penchant des Argentins pour le dramatique, je dois dire que deux personnes rencontrées la semaine passée, des vrais Argentins, m’ont dit exactement chacun la même chose, montrant le même enthousiasme : des choses merveilleuses se passent ici et pour rien au monde ils n’iraient ailleurs .
L’un d’entre eux, un musicien, revenant juste d’une tournée en Europe où les choses étaient quelque peu moribondes , les comparait à la renaissance d’une communauté culturelle qui a explosé ici. Et l’autre homme, qui travaille avec des pauvres pour créer une communauté agricole et des projets de logements, disait à peu près la même chose : Cela prendra du temps, mais dans dix ans nous allons voir une Argentine totalement différente.
Après avoir discuté avec ceux qui se rassemblent ainsi pour construire cette communauté agricole et réaliser des projet de logements, et bien qu’aucun ne possède beaucoup d’argent, ils avaient une étincelle dans les yeux : Nous sommes ceux qui vont créer un nouveau pays, pas les politiciens , m’a déclaré une femme.
Solidarité est aujourd’hui le maître mot. Depuis que la police a encore tué, en juin [2002], deux manifestants, les gens ont communiqué les uns avec les autres encore plus qu’avant, les participants classe moyenne des assemblées de quartier apprenant plus que jamais de chômeurs de la classe ouvrière, manifestants piqueteros, voisins, formant des alliances avec les cartoneros, ceux qui ramassent les cartons dans les ordures. Quelques-uns pensent que les médias se concentrent sur les délits et les crimes afin que les activistes abandonnent et réintègrent leur domicile, et que cela crée une exigence populaire pour un leader autoritaire. Mais si les efforts en ce sens sont bien réels, cela ne marche pas du tout, au moins chez tous ceux qui sont actifs politiquement.
Hier, je me suis trouvée dans le Forum social pour une thématique mondiale où se rassemblaient des gens venus de toute l’Amérique du Sud pour discuter des principes d’une utopie possible pour une autre Argentine, pour une autre Amérique Latine. Une autre histoire s’ajouta à la longue biographie de la place de Mai alors qu’elle était remplie par une foule discutant et mangeant dans le soleil, vendant des saucisses et des livres et des tambours et des drapeaux et des portraits du Che [Guevara], d’Evita [Perón] et [du sous-commandant] Marcos, les tentes sur le trottoir grouillantes de jeunes brésiliens. Trois ou quatre bâtiments universitaires proches sont remplis d’ateliers de travail, de conférences sur l’Alena [Traité de libre-échange entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique], sur le théâtre spontané, sur les mouvements populaires, sur la non-violence, sur les projets globaux pour combattre la globalisation .
Je suis passée par un des stands où un jeune Argentin vendait une édition bilingue de Howl d’Allen Ginsberg (2) et je ne résistais pas à le prendre et à déclamer en anglais : J’ai vu les plus beaux esprits de ma génération détruits par la folie, la faim, etc. Le garçon était impressionné d’entendre déclamer le poème en anglais et me demanda si quelques-uns de ces vieux beatniks étaient toujours vivants ; je pensais au vieux Ferlinghetti (3), gérant encore à 80 ans sa librairie à San Francisco, et lui dit que oui, certains vivaient encore.
Deux cinéastes qui étaient descendus ici pour tourner un documentaire projetaient un film intitulé No se vende, qui parle de la manière dont les multinationales achètent les brevets de n’importe quoi, graines, semences, gènes, recettes de médecine indigène. Les petits fermiers qui pendant des années ont utilisé ces graines doivent maintenant les acheter aux grandes firmes. Après cela, je quittai ce meeting pour rejoindre la place de Mai et au milieu, je recommençai à déclamer le poème Howl de Ginsberg encore plus fort.
J’arrivai à la conférence sur l’Alena, quelques indiens se levaient et s’opposaient à des habitants de Buenos Aires, intellectuels rompus à la discussion, pour demander des suggestions concrètes plutôt que des bavardages sans fin. Ils furent applaudis à tout rompre. Pendant une interruption dans cette discussion, je parlais avec une femme à la peau blanche, aux cheveux clairs et aux yeux bleus, qui me rappelait de ma grand-mère Beulah Mae Dickey. Elle disait qu’elle s’était toujours senti étrange, étant enfant, d’être une indienne à la peau claire, mais sa grand-mère lui disait que lors de sa naissance le soleil était plus fort que la lune et que par suite, elle avait une mission spéciale à remplir....
L’Indienne aux cheveux clairs et aux yeux bleus me dit qu’il y avait onze communautés indigènes indiennes vivant dans la banlieue de Buenos Aires, la plupart parlant encore leur propre langue.
Personne ne savait ça. Combien nous étions jusqu’alors ignorants les uns des autres et je pensais et comprenais que la crise ici avait réveillé beaucoup d’entre nous à tous ceux qui gravitaient autour de nous. Et que moi, une Yanqui résidant ici, j’avais ma part à jouer dans tout ceci. La nuit précédente, j’avais fait un rêve sur la communauté Mapuche (4) du sud de l’Argentine. Aussi allais-je à une conférence sur ce qui était arrivé à cette population, dont la terre avait été prise par une multinationale du pétrole, de sorte qu’ils ne pouvaient plus avoir accès à de l’eau potable et que leurs enfants naissaient avec des malformations...
Plus tard, dans une salle supérieure, un groupe d’Argentins s’étaient rassemblés pour parler d’un projet de création d’uvres à partir des bannières multicolores des Quechua (5) qui représentent la diversité dans l’unité. Une femme Quechua, qui savait quelque chose sur ce que la bannière représentait, se leva pour l’expliquer à tous ceux qui étaient là, raconter comment cela représentait originairement toutes les populations indigènes de l’Amérique du Nord et du Sud. Parlant doucement, âgée de vingt-trois ans, avec de longs cheveux ornés de perles et une plume bleue pendant d’un côté et une autre plume blanche et brune de l’autre, elle était certainement la personne la plus calme et la plus équilibrée que j’ai rencontrée pendant l’année au cours de laquelle j’avais résidé ici.
Elle disait qu’il y avait une croyance parmi son peuple, les descendants des Incas, que cinq cents ans après l’invasion espagnole, les ancêtres de son peuple reviendraient et que le monde commencerait à s’éveiller.
J’espère seulement qu’elle ait raison.
Quand chacun s’en fut allé, elle et moi allâmes voir si nous pouvions trouver une place dans la salle où Evo Morales, un indigène qui s’était récemment présenté à l’élection présidentielle, était en train de parler. Mais la salle était si bondée que nous nous sommes assises sur les marches à l’entrée de l’université, à contempler un groupe de flûtistes andins et de tambours, ainsi que des danseurs qui se déplaçaient sur le trottoir, dans un cercle, portant de grands chapeaux et des habits rouge fuchsia, dans la nuit inhabituellement chaude. Nous parlions de Morales et des mouvements indigènes boliviens tout comme de la lune et du soleil. () Quand ce fut fini, nous fûmes rejoints par une femme uruguayenne qui s’occupe d’une émission de radio. Alors avec la mère de ma compagne indienne, plusieurs autres compagnons et compagnes — des frères et des surs — et Jorge, de l’assemblée de quartier Colegiales, dont le visage était tout illuminé de joie, nous improvisâmes sur les marches du bâtiment universitaire une sorte de forum social, qui nous parut tout autant important que les discours qui se déversaient à l’intérieur.
Il était presque dix heures du soir (c’est tôt pour Buenos Aires) et la nuit bruissait de la vie des discussions, des danses, de la musique et de petits groupes de gens divers créant leurs propres mini-forums sociaux sur la place, des discussions fourmillant de propositions, d’idées, d’espoirs, de rêves...
L. G.
2 septembre 2002
NOTES
(1) Memem et Saa furent des présidents de l’Argentine, Le premier sort tout juste de prison pour une sombre histoire de pots de vin autour de commerce d’armes sur le plan mondial . Le second n’a été président par intérim que quelques jours en décembre 2001 et a dû démissionner devant la vague du mouvement de révolte.
(2) Allen Ginsberg (1926-1997), poète américain, sorte de porte-parole de la beat generation dont les ouvrages, entre autres le premier Howl and other poems, lui ont créé une réputation de fou inspiré . Dans un de ses derniers poèmes Fall of America , il prédit le déclin et la chute des Etats politiques et le développement potentiel de nouveaux états de la conscience .
(3) Ferlinghetti, libraire de San Francisco, seul éditeur des uvres d’Allen Ginsberg.
(4) Mapuche : population indienne des Andes dans une région à cheval sur le Chili et l’Argentine dans la région de Neuquén appelée autrefois Araucanie et qui résista farouchement à la colonisation espagnole.
(5) Quechua, ce nom désigne la langue encore parlée par les descendants des Incas qui avec d’autres indiens, les aymaras, forment 60% de la population de la Bolivie.