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G. Munis (1946) : Les révolutionnaires devant la Russie et le stalinisme mondial

lundi 6 août 2012

I. Nécessité de ce travail

Contrairement à nos prévisions, les partis et groupes de la Quatrième Internationale, à de rares exceptions près, se sont montrés excessivement réticents à modifier leur politique à l’égard de l’URSS. Pour certaines raisons, en Europe, et aux États-Unis pour d’autres (là, à cause des terribles illusions engendrées par les triomphes d’une armée que les masses croyaient révolutionnaire, ici par opportunisme), nous n’avons pas su transformer le schéma de la « défense inconditionnelle » en une lutte contre le Kremlin et une défense du défaitisme révolutionnaire, à mesure qu’avec la modification de la situation militaire et l’externalisation de la politique stalinienne, l’ampleur du danger principal pour le prolétariat soviétique et de l’Europe orientale se déplaçait de Berlin à Moscou. Dans certains cas, la « défense inconditionnelle » a même pris une forme droitière, étrangère à la position de la Quatrième Internationale.

Notre espoir que la Quatrième Internationale serait capable de changer rapidement sa politique était fondé sur l’assurance que l’Armée « rouge » montrerait brutalement le caractère oppresseur et réactionnaire de la politique extérieure du Kremlin, reflet de sa politique intérieure. Il en fut en effet ainsi et nos prévisions furent même dépassées.

Cependant, en règle générale, soit nos camarades ont réduit au minimum l’importance actuelle et la portée future du vandalisme stalinien en Europe orientale et en Asie, craignant de le regarder en face, soit ils l’ont négligé pour aller se réfugier derrière le caractère rassurant de l’économie soviétique et la définition de l’État « ouvrier dégénéré », dont, jadis, nous avions déduit la « défense inconditionnelle » de l’URSS. L’urgence d’un changement de notre politique envers l’URSS est, à des degrés divers, évidente dans la pensée intime de la majorité ; le problème nous saute aux yeux et menace de nous briser les côtes, mais presque tous les militants s’arrêtent superstitieusement devant lui comme les israélites du désert s’arrêtaient devant l’Arche de l’Alliance, par crainte de tomber foudroyés à son approche.

En réalité, tout ce qui menace de nous foudroyer, ou tout au moins de nous laisser pour une longue période dans un impuissant rachitisme organisationnel, c’est notre position déjà fausse à l’égard de l’URSS et du stalinisme mondial, pure réaffirmation de positions périmées sans l’ombre d’une justification durant tous les événements des six dernières années. D’énormes chamboulements se sont produits dans le monde entier, y compris en URSS, et nous continuons de paraphraser nos positions antérieures alors qu’aucun grand événement ne s’était encore produit. Nous nous trouvons confrontés ici à une paresse mentale et une pusillanimité idéologique étrangères à l’esprit révolutionnaire et, ben entendu, dangereuses, indépendamment du problème de l’URSS.

Nous avons non seulement le devoir urgent de reconsidérer le problème de l’URSS à la lumière des événements des six dernières années, mais aussi celui de jeter un coup d’œil en arrière et de signaler ce que nous pourrons découvrir de juste et d’erroné dans l’analyse qui sous-tendait la « défense inconditionnelle » de l’URSS. Ce sera très instructif, étant donné l’importance du phénomène russe pour dégrossir l’interprétation matérialiste de l’Histoire. Je ne peux traiter ce dernier point qu’incidemment, en l’effleurant et sans approfondir l’analyse. Le plus urgent, ce qui est au centre de ce travail, c’est la nécessité de changer notre position vis-à-vis de l’URSS et du stalinisme mondial.

Ce qui paralyse la Quatrième Internationale et la retient sur des positions dépassées par les événements, c’est l’idée du système de propriété régnant en URSS. Plus que statique, cette idée s’est transformée en un mythe avec lequel nous croyons répondre à toutes les objections et étouffer toutes les protestations. La bureaucratie est une caste tyrannique comparable seulement à la bande de Hitler. Son système policier répand la terreur – spécialement contre les révolutionnaires – en URSS et partout où elle pénètre. Ses millions de sangsues sucent une énorme partie de la rente nationale. Aucune liberté n’est concevable sous sa domination. Il existe entre elle et le prolétariat, économiquement et spirituellement, autant de différences ou davantage qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie de n’importe quel chien de pays capitaliste. La révolution mondiale incarne pour elle le mal suprême. Elle traite le prolétariat international comme une vile marchandise, comme une monnaie d’échange dans ses trafics répugnants avec les grands pays impérialistes. Tout cela et les innombrables exemples que nous pourrions y ajouter sont connus dans nos rangs ; personne ne le niera.

Mais après nous avoir écoutés avec un air indulgent, la Voix de la routine tranche de son trône : « Oui, mais en URSS il existe la propriété nationalisée et planifiée qui, à elle seule, est un grand facteur progressif dans l’Histoire. La bureaucratie n’est qu’une excroissance. Le système est bon, mais les méthodes sont mauvaises ; il faut défendre le premier et combattre les secondes. L’ennemi principal est l’impérialisme, la bureaucratie tombera ensuite. “Il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain.” »... Et tout le monde connaît le reste de cette chanson par cœur. Avant la guerre, ces arguments avaient un fondement (bien qu’il ne fût pas immuable) et un sens politique sérieux, même s’il n’était pas prouvé. Ce ne sont plus aujourd’hui que des paroles vides qui manquent de toute base réelle et leur sens politique est désormais absurde.

En posant le problème sérieusement, quelle preuve avons-nous aujourd’hui que la planification des moyens de production existe encore en URSS ? Aucune, sinon l’absence d’un décret du Kremlin l’abolissant formellement. Il y a certainement, dans notre Internationale, des camarades qui auraient besoin de ce décret ou du rétablissement du capitalisme par la violence pour cesser de réciter des formules rancies. Si nous ne pouvons pas présenter un semblable décret, personne, en échange, ne peut présenter de faits et de chiffres garantissant la planification, car si l’on n’a jamais su exactement ce qui se produisait économiquement en URSS, depuis le début du troisième plan quinquennal, on en sait beaucoup moins encore. Le peu qui en a filtré à travers les données officielles et les déductions qu’elles permettent ne parle pas en faveur de la planification. Tout ce que peut offrir la Voix de la routine c’est le mot « plan » prononcé par Staline. Napoléon III avait, lui aussi, coutume de dire : « Mon nom est inséparable de la révolution. » Eh bien, dans la bouche de Staline l’invocation de la planification, en tant que vestige de la révolution d’Octobre, a beaucoup moins de réalité. Ecoutez bien ! Il a beaucoup moins de réalité que l’invocation de la révolution française dans la bouche de Napoléon III. Nous allons voir pourquoi.

II. Planification et contre-révolution bureaucratique

D’où doit-on partir pour analyser le phénomène russe : du caractère objectif de la planification ou du caractère objectif-subjectif de la contre-révolution stalinienne ? Si la première a existé et même si nous admettons qu’elle existe encore dans une proportion x, la seconde (qui oserait le nier ?) existe depuis suffisamment d’années et a affermi sa domination. Il ne s’agit pas d’une domination purement politique qui se laisse cataloguer facilement sous la dénomination « d’excroissance », mais d’une domination reposant sur de solides bases matérielles dans le système économique soviétique. Quelque regret qu’exprime la Voix de la routine, c’est un fait d’une objectivité si écrasante qu’elle ne pourra pas l’étouffer sous l’objectivité unilatérale de la planification, même si, pour l’obliger à répondre, nous lui concédons hypothétiquement que celle-ci reste intacte.

Dans le passé, nous avons accordé à la planification la prééminence sur la contre-révolution stalinienne. C’était justifié par l’espérance d’un renouveau révolutionnaire du prolétariat soviétique et par l’assurance que le triomphe de la révolution dans un pays quelconque modifierait le rapport mondial des forces et provoquerait la chute de la bureaucratie. De toute manière, nous avons sous-estimé l’importance du facteur contre-révolutionnaire. L’expérience a montré que la planification n’a pas réussi à modifier la bureaucratie, alors que la bureaucratie a évidemment modifié la planification jusqu’à enraciner et renforcer objectivement sa position économique. Si, hier, avec le seul pouvoir politique et des privilèges économiques relativement restreints, la bureaucratie a pu conduire la planification à son profit, on peut affirmer qu’aujourd’hui elle considère sa gestion économique comme une fonction de ses intérêts particuliers ; elle agit donc essentiellement comme une bourgeoisie quelconque, c’est-à-dire animée par le bénéfice. C’est par conséquent une absurdité monstrueuse que de continuer à parler du caractère « objectivement révolutionnaire » de la planification qui s’imposerait à la bureaucrate et se manifesterait, malgré elle, dans la politique intérieure et extérieure de la Russie. Toute manifestation de ce genre n’exige aujourd’hui rien de moins que la destruction révolutionnaire de la bureaucratie et de ses principales institutions.

Zigzaguant entre la gauche et la droite, les divers régimes de l’Histoire, fondés sur la propriété privée, ont eu, à leur meilleure époque, des manifestations politiques qui traduisaient leur caractère progressif, sans dépasser les bases du système économique sur lesquelles ils reposaient. Le capitalisme a pu accorder, sous la pression des masses, sinon volontairement, le suffrage universel et ce qu’on a appelé les garanties individuelles. Mais si l’on admettait, en URSS, l’existence d’une authentique planification, nous aurions, sur la base du système le plus progressif de l’Histoire – dépassable seulement par la société communiste sans classes et sans État – le plus réactionnaire des systèmes politiques, comparable, à l’époque moderne, au fascisme et, dans l’Antiquité, avec la phase la plus réactionnaire de l’Empire romain. Même si l’on ne se livre à aucune analyse économique, on est contraint de reconnaître que le système économique russe ne conserve plus rien de progressif – ou bien alors les rapports entre l’économique et le politique, pierre angulaire de nos notions et de l’interprétation matérialiste de l’Histoire, s’écroulent. Développement économique et développement politique prendraient alors des directions opposées, l’Histoire humaine serait le chaos inexplicable de Schopenhauer.

L’argument de l’« excroissance » qu’on nous opposera certainement ici boite au premier coup d’œil. L’affirmation du paragraphe précédent n’est pas réfutée par la reconnaissance du fait que la bureaucratie ne représente pas un nouveau système économique, mais un moment d’indécision entre deux pôles et que, par suite, tout ce que nous voyons en URSS est transitoire.

En premier lieu, le caractère transitoire d’un régime n’implique nullement la disparition des lois historiques et l’apparition concomitante d’une structure économique progressiste et d’une structure politique réactionnaire, puisque, entre un système économique donné et son organisation politique, il existe une interpénétration constante.

En second lieu, il n’y a aucune raison de croire que, dans les cinq ou les vingt années à venir, la sauvage dictature bureaucratique se relâchera. Par conséquent, on peut seulement espérer une révolution nouvelle qui rendrait au prolétariat le pouvoir et l’économie. Si la gestion économique de la bureaucratie continuait à être objectivement progressive, cela se serait manifesté dans les domaines de la politique intérieure et extérieure, surtout depuis l’écrasement de l’impérialisme allemand. Mais, au contraire, nous avons vu l’absolutisme stalinien se renforcer en URSS et pratiquer à l’extérieur une politique de spoliation économique et de persécution du mouvement révolutionnaire qui surpasse celle des impérialismes. Le fait qu’on considère la bureaucratie comme une caste provisoire, loin de justifier la séparation entre développement économique et système politique, jette le doute sur l’existence réelle de cette séparation. Qui ne sent la nécessité de s’arrêter et de réfléchir sérieusement à ce problème ?

Par ailleurs, en qualifiant la bureaucratie d’ « excroissance », en signalant son caractère provisoire, nous croyons nous livrer à une analyse très sérieuse et scientifique, mais il n’en est rien. C’est là, au contraire, qu’apparaît la vulnérabilité, ou l’insuffisance, de notre analyse antérieure qui reste actuelle pour une grande partie de notre Internationale, et c’est là que se manifeste la gravité et la fausseté du défensisme.

Dans toute forme sociale transitoire, ce qui compte, ce n’est pas son caractère transitoire mais le sens de sa marche, à moins de tomber, qu’on le reconnaisse ou non, dans l’hilarante notion d’un transitoire fixe où l’excroissance bureaucratique ne dépasserait jamais les proportions d’une verrue sur le corps humain.

La Quatrième Internationale a souvent signalé le caractère contre-révolutionnaire de la bureaucratie et sa régression vers le capitalisme. Cependant, la défense inconditionnelle de l’URSS reposait intégralement sur la confiance que la planification, arrivée à un certain degré de développement, se débarrasserait de l’excroissance bureaucratique et retrouverait son visage socialiste et révolutionnaire. Cette perspective intérieure se combinait, sur le plan extérieur, avec l’espoir que la révolution en Europe donnerait la main au prolétariat soviétique avant que la bureaucratie ait pu écraser les derniers vestiges de la révolution d’Octobre.

Bien que le triomphe de la révolution ait tardé davantage que ne le prévoyait la Quatrième Internationale, il nous semble aujourd’hui que la confiance qu’on lui avait accordé justifiait plus la défense de l’URSS que le simple facteur objectif de la planification, même en laissant pour le moment en suspens son degré d’existence effective. Pourquoi ?

Justement parce qu’en attendant un développement ininterrompu de la planification, nous n’attribuions pas à la bureaucratie les caractéristiques d’une caste provisoire, d’une excroissance, mais d’une classe consubstantielle avec la planification. En effet, le caractère intrinsèque d’une classe réside dans son unité avec le système économique sur laquelle elle repose, celui qu’elle se voit, par intérêt, obligé à développer, créant ainsi les conditions de leur commune destruction. Au contraire, le caractère intrinsèque d’une excroissance sociale ou d’un régime provisoire est son opposition d’intérêt avec le système économique sur lequel il repose, qu’il ne peut développer sans l’ajuster à lui-même, sans supprimer la contradiction.

En exposant partiellement cette idée, la Quatrième Internationale a toujours dit que la bureaucratie introduisait des changements quantitatifs qui, à défaut d’une nouvelle révolution, se transformeraient en changements qualitatifs. Eh bien ! Existe-t-il quelqu’un dans l’Internationale qui ait besoin de plus d’exploitation de la plus-value de la part de la caste dominante russe, plus de vols légaux ou subreptices, plus de millions d’hommes condamnés au pur et simple esclavage, plus d’assassinats et de déportations en masse, plus de terreur policière, plus de misère des masses, plus de distance économique et sociale entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas », plus de suppression méthodique des libertés, plus de prostitution de la conscience sociale, plus d’asphyxie de toute manifestation culturelle, plus de pillage économique des territoires occupés, plus d´inondation [de diffusion] de l’opium religieux et de l’opium civil, plus de despotisme totalitaire en général, pour reconnaître une transformation de la quantité en qualité ? Que réponde la voix de la routine qui fréquemment se rassure elle-même en effrayant les autres avec le mot dialectique ?

Pour creuser notre idée, recourons à la notion du bonapartisme, plus ou moins familière à toute l’Internationale. Nous devons attirer principalement l’attention sur les différences entre le bonapartisme napoléonien et le bonapartisme stalinien. Jusqu’à maintenant nous nous sommes trop unilatéralement fixés sur les ressemblances.

En tant que subversion sociale, en tant qu’action de l’homme sur son histoire, la révolution française ne fut pas l’œuvre de la bourgeoisie mais des masses pauvres des villes et de serfs féodaux. La destruction complète et rapide du système économique et de l’appareil politique du féodalisme aurait été impossible sans la conquête, par les artisans et les ouvriers, du droit d’insurrection, facteur dont le prolétariat moderne devra tenir compte contre de futurs Thermidor.

Grâce à ce droit, les quartiers pauvres de Paris arrachèrent une mesure après l’autre à la majorité modérée de la Convention, fréquemment aux Jacobins eux-mêmes, et effectuèrent une incursion dans le pouvoir politique en établissant la domination de la Commune et en proclamant le gouvernement révolutionnaire. C’est seulement ainsi que la révolution bourgeoise put atteindre son propre achèvement. Mais la domination politique des masses pauvres devait être éphémère, car elles ne jouaient pas encore, dans le système capitaliste, le rôle nécessaire pour imprimer à la société une direction socialiste, les moyens de production n’étaient pas encore suffisamment développés. Cependant, des mesures économiques dirigées contre la bourgeoisie elle-même ne manquèrent pas. C’est un fait souligné par Mathiez que le coup d’État de Thermidor éclata lorsque le Comité de salut public essaya de mettre en pratique une loi d’expropriation au bénéfice des indigents, qui affectait un grand nombre de bourgeois et de spéculateurs. La Commune et les masses pauvres en général furent réduites à l’impuissance, mais elles avaient déjà, et pour toujours, anéanti le féodalisme.

Le processus de réaccommodation sociale et politique, qui a eu lieu entre Thermidor et l’époque bonapartiste proprement dite, ne peut être considéré que comme la stabilisation de la révolution bourgeoise. Le bonapartisme ne niait pas la révolution, il ne détruisait pas son œuvre : il lui donnait la légitimité juridique et la tranquillité politique indispensables au développement de l’économie capitaliste. Sous ses lauriers militaires et son éclat d’empereur parvenu, Napoléon cachait la sordidité d’un système dont la progression exigeait que fût repoussée l’incursion politique des masses urbaines et qu’elles fussent enfermées dans l’ordre limité par l’esclavage du salariat et la dictature des capitalistes.

En somme, vu que la capacité des moyens de production cachait la perspective d’une révolution socialiste, les ouvriers et artisans, les « sans-culottes » en général, devaient être éloignés des affaires de la bourgeoisie après qu’ils eurent détruit le système féodal. Thermidor entreprit cette œuvre et le bonapartisme l’acheva. Sans donner à cette affirmation un sens trop littéral, on peut assurer que la révolution bourgeoise avait besoin d’un Thermidor et d’un bonapartisme, car son but fondamental consistait à développer une classe propriétaire des moyens de production et du pouvoir politique et une autre classe de salariés privés des deux.

De la nature profondément différente de la révolution prolétarienne se déduisent les effets destructeurs que le bonapartisme stalinien doit y produire. Il est impossible de considérer le bonapartisme stalinien comme la stabilisation de la révolution sociale, ni comme sa légitimation juridique, ni comme nécessaire au destin historique de l’œuvre d’Octobre.

Le système de production et de distribution auquel aboutissait la révolution française était consubstantiel avec la bourgeoisie, et la nécessité de mettre à la raison les classes inférieures produisit le bonapartisme. Au contraire, le système de production et de distribution auquel aboutit la révolution prolétarienne est consubstantiel avec le prolétariat.

Le triomphe du bonapartisme prend par conséquent un caractère complètement différent puisqu’il attaque la classe identifiée avec le système de production socialiste, la dépouille du pouvoir politique et de la gestion économique et ceux-ci passent à des couches sociales – bureaucraties politique, technique et administrative – qui n’ont rien de consubstantiel avec le destin socialiste de la révolution. Le seul trait commun entre le bonapartisme napoléonien et le bonapartisme stalinien est la défense de leurs positions respectives contre les classes possédantes antérieures à la révolution et contre les masses.

Mais, tandis que le bonapartisme napoléonien, en frappant l’extrême droite et l’extrême gauche, défendait le nouveau système de propriété, le bonapartisme stalinien, particulièrement acharné contre l’extrême gauche, loin de défendre la propriété socialiste, se constitue lui-même son principal assaillant. Son opposition aux anciennes classes possédantes ne vient pas de son identification avec la propriété socialiste mais de l’empire qu’il exerce sur elle et contre elle, ce qui lui ouvre des perspectives économiques propres.

Le bonapartisme de la révolution française était une expression politique de la propriété capitaliste ; en s’affirmant, il affirmait le nouveau système économique. Etant une expression politique des intérêts de couches sociales non prolétariennes – sauf de la vieille bourgeoisie –, le bonapartisme stalinien, à mesure qu’il s’affirme, détruit au contraire le système économique né de la révolution.

C’est pourquoi nous avons dit précédemment, sous une forme purement affirmative, que, dans la bouche de Staline, l’invocation de la planification, en tant que continuation de la révolution d’Octobre, avait beaucoup moins de sens que l’évocation de la révolution française dans la bouche de Napoléon III. Celui-ci était indiscutablement une émanation des nécessités du système de propriété issue de la révolution française, alors que le capitalisme n’avait pas encore achevé sa phase de progrès.

Mais, qui oserait soutenir que Staline et sa caste de parasites sont aussi fermement enracinés dans la propriété socialiste ? Et s’il n’en est pas ainsi, à quoi rime l’identification des intérêts de la bureaucratie avec ceux de la planification ? À moins de nier avec nous cette identification, elle aboutit à l’idée essentielle soutenue par la théorie du « collectivisme bureaucratique ». En effet, selon les défenseurs de celui-ci, la bureaucratie technique et politique est intéressée à développer l’étatisation et la planification de l’économie, elle se fond avec elles et en extrait les caractéristiques d’une classe. Tout en la condamnant, une bonne partie de l’Internationale se trouve aujourd’hui prisonnière de l’idée essentielle du collectivisme bureaucratique.

L’erreur provient d’une conception purement statique de la bureaucratie et d’une idée trop grossière de la planification. Nous avons fréquemment comparé la bureaucratie de « l’État ouvrier dégénéré » avec celle d’un syndicat jaune. Jusqu’à un certain point et, pendant un laps de temps déterminé, la comparaison était juste et expressive. Mais une différence essentielle existe entre les deux bureaucraties dont l’importance croissante, d’année en année, doit constituer aujourd’hui une des pierres angulaires de notre analyse du phénomène russe et de notre attitude à son égard.

La bureaucratie syndicale, aussi bien que celle des partis réformistes, est maintenue dans ses propres limites [1] par l’existence du capitalisme, propriétaire des moyens de production et du pouvoir politique. Sa fonction sociale est précisément déterminée par le choc entre les pôles antagonistes de la société ; elle amortit la lutte de classes en la rendant compatible, dans la mesure du possible, avec la société actuelle. Elle est utile à la bourgeoisie comme butoir des activités révolutionnaires et, en même temps, elle ne peut se détacher complètement des intérêts du prolétariat sans détruire la source de ses privilèges et perdre, dans les masses, l’influence qui la rend utile à la bourgeoisie. De là, sa stabilité considérable en tant que bureaucratie ouvrière.

Tout autre est la situation de la bureaucratie stalinienne en URSS. Au départ, elle était aussi située entre le prolétariat et les tendances restauratrices de la bourgeoisie, de la petite-bourgeoisie urbaine et des koulaks. C’était l’époque où elle pouvait être considérée sans aucune réserve comme une bureaucratie ouvrière. Pour ne pas perdre ses positions, elle devait développer l’économie d’État planifiée. Mais à mesure qu’elle le faisait, en éliminant complètement la possibilité d’une restauration capitaliste par le truchement des vieilles classes, la bureaucratie s’est différenciée de plus en plus du prolétariat, économiquement et politiquement, en créant un centre propre d’intérêts conservateurs. À la veille de la guerre, son empire sur le pouvoir, la production et la distribution est devenu absolument totalitaire ; elle a cessé d’occuper une position intermédiaire. En effet, il semble indéniable que dans la société soviétique ou russe – nous préférons l’appeler russe – les pôles extrêmes sont, depuis des années, la bureaucratie à l’extrême droite et le prolétariat à l’extrême gauche. Mais c’est là un fait essentiel qui modifie d’une manière décisive la fonction sociale de la bureaucratie et dont l’Internationale doit tirer toutes les conclusions qui en découlent, sous peine de s’abandonner à un ronronnement théorique aux graves conséquences.

En vertu de quel mécanisme ou loi historique, l’extrême droite de la société russe devrait-elle s’ériger en gardienne – toujours malgré elle – de l’économie planifiée ? Si elle agissait ainsi, la bureaucratie ne travaillerait pas malgré elle en pleine liberté, pour défendre ses intérêts. Ce qui, autrefois, l’obligeait à développer la planification, c’était la crainte d’être délogée de ses postes de commande et de ses privilèges par une restauration des anciennes classes. Ce danger est aujourd’hui absolument inexistant. S’il est vrai que, aussi bien à la campagne qu’à la ville, subsistent quelques vieux éléments de propriété privée, ou qu’il s’en est créé de nouveaux dans les deux cas, la majorité sont étroitement liés à la bureaucratie et la fraction indépendante de cette propriété ne représente qu’une plume en comparaison de la masse écrasante des intérêts économiques conservateurs de la caste dominante. Économiquement et politiquement, la bureaucratie est l’extrême droite réactionnaire. Rien n’existe qui puisse l’obliger à s’appuyer sur le prolétariat et à développer la planification. Si, malgré tout, la Voix de la routine maintient que la bureaucratie veille aux intérêts de la planification, il faut alors se dépouiller de tout camouflage terminologique et reconnaître carrément que la théorie du collectivisme bureaucratique est dans le vrai : bureaucratie et planification sont consubstantielles pour toute une période historique, elles se combinent en un système où la première a le pouvoir d’associer la production socialiste avec le système capitaliste de distribution, d’exploitation et de hiérarchie.

Il est bon d’affronter ici une objection probable. Ce ne serait guère qu’un jeu de prestidigitation que d’essayer de situer la bureaucratie russe entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiales, de la représenter comme tiraillée et tremblante entre la menace révolutionnaire de l’un et la menace réactionnaire de l’autre et, en conséquence, obligée de continuer de porter la croix de la planification dans le but de se défendre des attaques extérieures. Quand les statistiques russes susceptibles de montrer le processus moléculaire de l’évolution sociale pourront être examinées librement, nous verrons que ce fut précisément lors de l’attaque de la bourgeoisie extérieure que la bureaucratie concentra dans ses mains la plus grande quantité de ressources économiques identifiables à celles du capital privé et qu’elle grignota définitivement la planification.

L’attaque de la bourgeoisie extérieure (représentons-nous celle de l’impérialisme allemand, ou une attaque future de l’impérialisme anglo-américain) ne trouve, à l’intérieur de la Russie, aucune classe située à la droite de la bureaucratie et qu’elle pourrait sauver de la « barbarie bolchevique ». Dans le cas d’une future défaite militaire de la Russie, toute transformation imposée par les vainqueurs devra être effectuée avec la complicité de la bureaucratie et sur la base de celle-ci. Même en supposant – chose improbable – qu’on indemnise avec de nouvelles propriétés les descendants des vieux capitalistes et propriétaires fonciers expropriés par la révolution, l’énorme majorité des richesses, qui est de création postérieure, ne pourrait trouver ses plus « légitimes propriétaires » qu’au sein de la bureaucratie, compte tenu du butin que s’adjugeraient les vainqueurs. La situation de la Russie ressemblerait à celle de l’impérialisme allemand vaincu.

Toute possibilité de transformation sociale droitière qui détruirait complètement la bureaucratie étant donc exclue, celle-ci contemple la menace extérieure de la même manière que la classe capitaliste de n’importe quel pays. Elle part en guerre pour défendre sa proie et en profite pour renforcer les chaînes imposées au prolétariat, son principal ennemi, puisqu’il est le seul à la menacer de la détruire radicalement, et rejette sur lui la totalité des sacrifices. Elle n’a nullement besoin de faire des concessions au prolétariat en développant la planification, ce qui ne signifie pas qu’elle s’interdit le bénéfice démagogique de certaines traditions révolutionnaires. Ce fut au moment où les armées allemandes paraissaient le plus près de la victoire que Moscou plaça le prolétariat tout entier – déjà lié à l’usine comme le serf féodal à la terre – sous la loi martiale appliquée par la Guépéou, et qu’il annonça à son de trompe l’apparition des « millionnaires soviétiques ». Ceux qui se montrent incapables de déduire ce que cachent ces faits, et s’obstinent à réclamer des chiffres et encore des chiffres, ne sont que de pauvres révolutionnaires séchant sur des statistiques.

En regardant les choses de près, on voit que l’intervention des armées impérialistes – même en lui accordant d’avance la victoire – menace moins la bureaucratie, aujourd’hui en tant que couche sociale, que l’intervention des puissances féodales ne menaçait la bourgeoisie française en 1814. Ce n’est pas une exagération.

Avant tout, avec son organisation actuelle, la Russie est, comme les États-Unis et l’Angleterre, une puissance contre-révolutionnaire de première grandeur. Les impérialismes doivent se sentir épouvantés à la seule idée que les camps de concentration et de travail, les prisons et les isolateurs politiques pourraient s’ouvrir et vomir par tous les pays leurs millions d’hommes avides de vengeance contre la bureaucratie, soutenus par l’espoir d’un retour à Octobre et parmi lesquels survivent peut-être des centaines ou des milliers de bolcheviks. Un affaiblissement de la bureaucratie engendrerait facilement des possibilités insoupçonnées de restauration du pouvoir révolutionnaire. On le sait à Londres et à Washington, et l’on accorde au pouvoir stalinien le respect dû à un gardien d’un ordre qu’eux-mêmes n’amélioreraient pas en occupant la Russie. En second lieu, la bureaucratie ressemble beaucoup plus à la grande bourgeoisie impérialiste que la bourgeoisie française de 1814 à la noblesse féodale de ses attaquants. Les chefs staliniens, souvent richissimes, manquent en effet de titres de propriété sur les moyens de production. Mais la propriété collective de ceux-ci est devenue une fiction juridique de plus en plus éloignée de la réalité sociale. L’intervention des impérialistes pourrait tout au plus accélérer le processus d’appropriation par la bureaucratie, unique voie possible d’un retour complet à la propriété privée.

Il n’existe donc rien, ni intérieurement ni extérieurement, qui lie la bureaucratie au prolétariat et l’oblige à continuer de développer la planification. La Quatrième Internationale doit se débarrasser de son concept statique de la bureaucratie russe. Son évolution est déjà arrivée très loin. On n’a pas le droit de lui attribuer les caractères particuliers d’une bureaucratie ouvrière, mais plutôt ceux d’une classe dont la structure définitive se trouve encore en voie de cristallisation et qui, pour se cristalliser entièrement doit étouffer la révolution prolétarienne là où elle apparaît et s’intégrer aux formes décadentes qu’adoptera le capitalisme mondial. Nous verrons plus loin que l’organisation stalinienne de la Russie pourrait peut-être représenter l’avant-garde de ces formes.

Mais avant d’aborder plus largement ce problème, pénétrons dans la forteresse de la planification stalinienne où se retranchent les partisans de la défense de l’URSS ; définissons la planification selon le critère marxiste et mesurons avec cet étalon ce qui se passe en Russie. Nous découvrirons que la forteresse, manquant de fondations, non seulement ne peut pas être défendue, mais menace de s’écrouler sur la tête de ceux qui continuent à s’y retrancher.

Pour mieux situer la question et éviter que la forêt nous cache les arbres, il faut recourir à une notion marxiste très simple qui, croyons-nous, a été assez négligée par rapport à l’économie et la bureaucratie soviétiques. Nous voulons parler du caractère de la société de transition. La différence entre celle-ci et la société capitaliste consiste, économiquement, en ce que la propriété des moyens de production est passée de la bourgeoisie aux classes productrices qui organisent la production selon un plan satisfaisant les nécessités sociales.

Si nous prenions au pied de la lettre cette idée essentielle de notre conception du développement socialiste, il faudrait conclure rigoureusement que la société russe a cessé d’être en transition vers le socialisme et a subi une nouvelle expropriation au moment où les classes productrices ont été chassées du pouvoir politique et de la direction économique, ce qui, depuis de nombreuses années, est un fait sauvagement établi en Russie. Mais, admettons qu’entre la pureté de la conception idéologique et la réalité vivante, il se produise parfois un décalage avec des interstices qui peuvent être différemment remplis selon la situation concrète, sans que la société perde son orientation fondamentale vers le socialisme.

Dans le cas de la Russie, la bureaucratie stalinienne remplirait les interstices mis en évidence par le décalage pratique de la société de transition par rapport à la conception pure de cette même société ; elle trouverait là, à la fois, la base de sa différenciation par rapport au prolétariat en tant que bureaucratie et le lien de sa fonction particulière, en tant que bureaucratie ouvrière, avec la fonction historique du prolétariat. De toute manière, quelque ampleur qu’on accorde au décalage, il ne saurait dépasser certaines limites sans altérer la nature même de la société. Il est déjà, à première vue, monstrueux et répugnant de supposer un lien quelconque entre la bureaucratie stalinienne, qui a dépassé largement toutes les limites imaginables, et la fonction historique du prolétariat. De fait, aussi bien l’Internationale que Trotsky personnellement ont nié à maintes reprises l’existence de ce lien. Mais mettons un frein à la sensibilité, bien que dans des questions d’élucidation difficile elle soit fréquemment le meilleur guide, et ayons recours à l’objectivité jusqu’à friser la loufoquerie.

Nous savons, par les évidences les plus criantes, qu’en Russie le prolétariat n’a pas plus de participation au pouvoir politique que celle que lui fait sentir la constante terreur de la Guépéou ; nous savons qu’il est rigoureusement exclu de la direction économique et soumis à un système d’exploitation beaucoup plus inique que dans n’importe quel pays capitaliste ; nous savons que sa part dans la distribution des produits est exactement celle de l’esclave, cependant que la bureaucratie s’entoure d’un faste oriental ; nous nous résignerions malgré tout à croire que la société continue à être en transition vers le socialisme, si la bureaucratie, tout en étant criminelle et voleuse, dirigeait la marche de l’économie en obéissant aux nécessités historiques de la consommation générale. Tels sont la raison et le but de la planification, qu’on ne doit pas confondre avec un plan de production quelconque ; sans cela la société peut être en transition vers où l’on voudra, sauf vers le socialisme.

Il est nécessaire de dire ici que l’escamotage des statistiques, pratiqué avec un soin tout spécial par la bureaucratie en établissant les projets et les bilans des plans quinquennaux, a si bien atteint son but de cacher les réalités économiques les plus importantes pour le prolétariat soviétique et mondial qu’elle continue à tromper même de nombreux trotskistes. Mais si nous scrutons un peu le fouillis des chiffres publicitaires nous nous rendrons compte que ni nous ni personne hors des hautes sphères bureaucratiques n’a eu connaissance, au cours des dix dernières années, des chiffres de base d’une économie qui marcherait vers le socialisme, même à pas de tortue, à savoir vers la distribution concrète du produit du travail social, base de la reproduction et de l’élargissement de la richesse totale. Et ce serait là l’unique élément qui nous aurait permis de considérer, de façon panoramique, la marche de l’économie et d’assurer sans risque d’erreur que la bureaucratie continuait à développer la planification dans un sens progressiste ou que ses insertions [incisions] capitalistes, que personne ne nie dans l’Internationale, déviaient et faussaient la planification.

Dans la société bourgeoise, la reproduction élargie du capital s’effectue en partant des intérêts de la classe propriétaire. Dans la société de transition, de même que dans la société communiste, la reproduction élargie doit s’effectuer en partant des nécessités sociales. Marx a donné dans son œuvre fondamentale, la formule de la reproduction capitaliste : c + v + pl, où c représente le capital constant ou les moyens de production, v le capital variable ou les moyens de subsistance pour les travailleurs et pl la plus-value des capitalistes qui se divise en une partie consommée par eux sous forme de moyens de subsistance et une autre partie capitalisée pour l’accroissement de la production, ou reproduction élargie.

Dans la société capitaliste, c ne peut s’accroître que dans la mesure où les capitalistes trouvent un marché pour réaliser la plus-value contenue dans l’excédent de marchandises qui en résulte. Et c’est seulement dans une certaine proportion de l’accroissement de c que v augmente aussi. Au contraire, dans une société planifiée, l’accroissement de c dépend uniquement des nécessités de v qui comprend la totalité de la population et de la grandeur de pl. Mais pl cesse d’être la plus-value à proprement parler, c’est-à-dire le bénéfice des capitalistes, mais du surtravail à la disposition de la société pour l’accroissement du capital constant et la reproduction élargie conformément à ses nécessités. En d’autres termes, dans la société planifiée, les moyens de production nécessaires sont déterminés par les moyens de subsistance nécessaires, la consommation préside à la capitalisation, tandis que dans la société capitaliste les deux sont dominés par la plus-value réalisée et n´existent que dans la mesure où ils satisfont les intérêts particuliers de la classe propriétaire.

Karl Marx et Rosa Luxemburg ont observé que le schéma de la reproduction élargie du capital conserve sa valeur objective pour l’économie planifiée sauf que dans celle-ci le rapport des termes c + v + pl est définitivement altéré. Essayons de fixer la différence pour juger ce qui se passe en Russie.

Sous le capitalisme v, salaires ou biens de consommation pour la classe travailleuse, se trouve réduit au minimum indispensable par rapport aux conditions régnant sur le marché du travail. Loin d’intervenir comme facteur déterminant dans le processus de la reproduction élargie, il n’est qu’un de ses résultats. De son côté pl, la plus-value concentrée dans les mains de la classe propriétaire, est en grande partie dépensée pour la consommation exorbitante de ses détenteurs et va d’autre part accroître le total de c, c’est-à-dire des moyens de production, mais uniquement s’il a le moyen de se transformer de nouveau en plus-value augmentée. Tout le processus de la reproduction élargie dépend donc, sous le capitalisme, de pl, plus concrètement de l’appropriation du surtravail qui se transforme ainsi en plus-value pour la classe propriétaire des moyens de production. De là vient le développement chaotique et toutes les contradictions inhérentes au capitalisme. Moyennant une unification ou un contrôle des capitaux privés – déjà en voie d’application dans les principaux pays – le développement chaotique peut être atténué considérablement, mais c’est seulement pour faire ressortir avec une plus grande violence la contradiction fondamentale qui oppose le caractère de la production et de la distribution capitalistes aux intérêts de la consommation et du progrès technique et culturel de l’humanité. Pour surmonter cette contradiction, il ne suffit pas d’éliminer la propriété privée des moyens de production, il faut éliminer aussi l’appropriation de la plus-value par une catégorie sociale. En effet, l’économie arrivant à un point donné – déjà atteint mondialement depuis un certain temps –, le processus de reproduction élargie est entravé par la dépendance complète de la relation c + v + pl à l’égard des intérêts de la catégorie sociale qui bénéficie de pl. Ceci entraîne d’importantes conséquences surtout dans le cas d’une organisation sociale comme celle de la société russe.

L’intervention de la révolution prolétarienne résout cette contradiction en mettant les moyens de production entre les mains de la société, en faisant disparaître pl en tant que plus-value maniée par une catégorie de la population et, en la traitant comme surtravail, elle fait dépendre sa capitalisation des nécessités de la consommation. Le point d’appui de la formule c + v + pl passe ainsi intégralement de pl à v.

Ce dernier devient, d’un résultat accessoire de la reproduction élargie, son facteur déterminant. Et par ailleurs pl, rendu à sa légitime nature de surtravail social, peut se transformer directement en nouveaux moyens de production, sans passer par les métamorphoses que doit subir la plus-value capitaliste pour se réaliser et s’investir de nouveau ; ou bien pl peut se diviser en une partie destinée à l’accroissement subséquent de la production et en une autre destinée à l’accroissement de la consommation immédiate.

Le problème dépendra en grande partie, naturellement, de la forme que les produits auront en venant au monde, du rapport entre les chiffres des biens de production et des biens de consommation fabriqués au cours de chaque cycle. Nous nous trouvons déjà dans le domaine souhaité de l’économie planifiée et cela ne peut être indifférent au sort de celle-ci.

Dans le but d’alléger le plus possible cette étude, nous avons éliminé jusqu’à maintenant la division qu’établit Marx dans la reproduction élargie du capital. Il distingue un secteur dédié à la production des moyens de production et un autre à la production de biens de consommation. Il faut en tenir compte à l’avenir car ce n’est pas arbitrairement que Marx fait partir la reproduction élargie, sous le capitalisme, des nécessités de la section des moyens de production alors que dans une économie planifiée elle doit naître des nécessités de la section des biens de consommation. La différence est essentielle et implique tout le concept de planification de la consommation. Sur la base du capitalisme, l’accroissement du capital constant s’oppose au capital variable, ou consommation des travailleurs, dans un double sens : il constitue une fin en soi pour les exploiteurs de la plus-value, et la disproportion entre l’accroissement de l’un et de l’autre est plus désavantageuse pour le capital variable à mesure que s’accroît la productivité du travail. Sur la base de l’économie planifiée cette double opposition disparaît. Tout calcul d´élargissement de la consommation devra avoir pour raison et pour but l´élargissement de la consommation, dans le cas contraire il ne peut y avoir de société en transition vers le socialisme.

Essayons enfin de fixer le caractère des termes de la formule c + v + pl et leurs rapports réciproques dans la reproduction élargie d’une économie planifiée.

Le capital constant c est passé des capitalistes à la communauté. Se divisant en moyens de production de biens de production et en moyens de production de biens de consommation, il ne peut être regardé que comme la mine d’où la population extrait la richesse nécessaire à l’organisation de la société communiste. Il n’est plus régi par les capitalistes de pl mais par les travailleurs de v.

Le terme v a cessé de représenter les travailleurs salariés ou le capital variable proprement dit. Il comprend la consommation de la totalité de la population travailleuse puisque les catégories qui ne sont pas strictement incluses dans ce terme (bureaucrates, soldats, policiers, instituteurs, écrivains, malades, personnes incapables de travailler, etc.) recevraient leur pouvoir d’achat du produit total de v directement, ou par l’intermédiaire de l’organisation sociale. Le fait que v ait cessé de représenter du travail salarié signifie que si, sous le capitalisme, les nécessités de la population disparaissent entre c et pl, c’est-à-dire entre les moyens de production, propriété d’une catégorie sociale, et les bénéfices de cette dernière, dans la planification v apparaît en dominant et combinant c et pl, devenant lui-même la mesure des deux autres termes. Lorsque v perd cette qualité déterminante et se transforme de nouveau en travail salarié, la planification s’embrouille [se complique], fait marche arrière et tout développement économique progressif devient impossible.

De son côté, pl cesse également d’être la plus-value contrôlée par une catégorie de la population qui la réinvestit ou la dépense selon ses intérêts ou ses velléités. Elle n’est plus que le surtravail sur lequel compte la société pour envisager la reproduction élargie ; elle est intégralement à la disposition de v pour le développement de c et pour sa propre consommation. L’impersonnalisation de pl est la condition la plus indispensable pour la conservation et le développement de la planification socialiste. La concentration de la plus-value entre les mains d’une catégorie sociale (il est inutile qu’elle soit propriétaire des moyens de production au sens strict) modifie forcément la distribution dans le sens capitaliste et ne peut manquer d’imprimer à la reproduction élargie la direction nécessaire pour aggraver les différences de distribution. Le caractère des moyens de production en est ainsi affecté.

Sans doute, dans la première étape de la société de transition, lorsque la répartition des produits et les coutumes conservent l’empreinte capitaliste, certaines catégories de la population bénéficient encore de la plus-value. C’était le cas, pendant les premiers temps de la révolution russe, des techniciens non affiliés au parti bolchevique, dont le travail se payait à prix d’or. Cependant v, la population travailleuse, étant en possession des instruments de travail, disposait de la distribution de pl. En échange, il devient impossible d’attribuer le même caractère exceptionnel et inoffensif à l’exploitation systématique de la plus-value pratiquée par la bureaucratie stalinienne.

Si nous prenons un cycle de production suivant immédiatement la société capitaliste, la reproduction planifiée devra commencer par déduire du produit total :

- une quantité de biens de consommation pour la population approximativement égale à celle employée dans le même but sous le capitalisme ;

- une autre quantité de moyens de production pour remplacer ceux qui ont été usés, quantité qui se trouve incorporée dans les produits obtenus.

Le reste de la production, ce qui constitue le surtravail qui, dès le premier instant, sera très supérieur à celui obtenu sous le capitalisme, grâce à la disparition du gaspillage des classes capitalistes et à la diminution des dépenses d’administration et de gouvernement, restera entre les mains de la société pour élargir la production dans le cycle suivant.

Cette image de la société de transition est celle laissée par Karl Marx dans la Critique du programme de Gotha.

Il n’est pas superflu de rappeler que Marx, après avoir déduit le nécessaire pour accroître la production, suppose qu’il en reste encore pour augmenter la consommation immédiate des travailleurs. Il indiquait ainsi, d’un côté, que, dans la société de transition, les produits perdent la caractéristique de marchandises qu’ils ont sous le capitalisme et que, d’un autre côté, par rapport aux buts historiques, la répartition est le but, la propriété collective et la planification, les moyens.

Nous pouvons, en cela, faire une concession à l’objectivité mécaniste derrière laquelle se retranche la Voix de la routine, et reconnaître que l’emploi intégral du surtravail social à l’accroissement du capital constant n’altère pas le caractère de la société de transition durant ses premiers cycles. Cela ne fait que poser avec plus d’ampleur le problème de la répartition dans les cycles suivants qui donneront une masse croissante de produits.

Même si nous allons jusqu’à supposer qu’au début tout le surtravail social apparaît dans la section des moyens de production, excepté un minimum de biens de consommation indispensables pour la consommation des travailleurs supplémentaires qui mettront en marche les nouvelles machines, il est impossible d’envisager une série de cycles de production de dix ou vingt ans par exemple, sans que l’accroissement ininterrompu de c n’entraîne un accroissement de la consommation de v. Le sort de la société de transition, c’est-à-dire de l’économie planifiée, s’y décide. Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction immédiate d’une classe ouvrière qu’une objectivité boiteuse mésestime avec trop de désinvolture, mais des conditions matérielles qui doivent permettre une élévation constante du niveau technique et culturel, élévation sans laquelle la planification devient impraticable, se transforme en un simple plan et le plan en l’expression des intérêts d’une catégorie sociale.

En somme, pour que la reproduction élargie de la société de transition conserve sa tendance socialiste, il faut :

- Que le surtravail pl cesse de se concentrer entre les mains d’une catégorie sociale, sans quoi sa distribution entre c et v ne peut se faire en accord avec les intérêts de v, mais s’opère en accord avec les intérêts de la catégorie sociale qui manie pl. C’est la pierre angulaire de la planification.

- Que les produits perdent le caractère de marchandises qu’ils ont sous le capitalisme ; dans le cas contraire, la consommation des masses et la capitalisation se trouveraient entravées par la réalisation de la plus-value sous forme monétaire ou sous forme de possessions, comme dans la société bourgeoise, favorisant le développement de couches sociales qui y sont spécialement intéressées.

- Que l’éducation technique et la culture générale de la population travailleuse comprise dans v s’élève. Cette condition est une conséquence de la distribution. Sans elle, l’accroissement même de c et la planification se trouvent limités par la capacité – qui représente également des intérêts économiques – de la minorité techniquement capable. Par ailleurs, c’est également une condition de l’affaiblissement et de la disparition de l’État.

Sans ces trois conditions, la propriété collective des moyens de production devient fictive et l’homme continue d’être séparé des instruments de travail, origine de toute société divisée en classes.

Même les plus chauds défenseurs de la Russie n’oseront pas affirmer que la distribution du produit du travail est effectuée par la population travailleuse comprise dans v, ou qu’elle respecte ses intérêts élémentaires. Depuis que la planification est un fait mondialement connu – depuis le triomphe du Thermidor stalinien –, c’est la bureaucratie qui contrôle le surtravail social.

Derrière pl il y a eu dès ce moment, comme sous le capitalisme, un groupe d’hommes ; pl récupérait ainsi son caractère de plus-value dans la mesure où la bureaucratie affirmait sa domination. Nous ne disons rien de nouveau en affirmant que, dans la planification russe, les intérêts de la bureaucratie ont toujours été présents.

Mais nous avons le plus impérieux devoir de reconnaître toutes les conséquences qui découlent du fait que c + v + pl n’était pas régi par v, chose indispensable dans un système de production pour la consommation, mais par une catégorie sociale embusquée derrière pl.

Ce qu’on peut observer tout d’abord c’est que même à sa meilleure époque, celle du premier plan quinquennal, la planification a produit uniquement pour satisfaire les nécessités militaires et les nouvelles nécessités de consommation de la bureaucratie, pas moins exorbitantes que celles de la bourgeoisie. Sans doute, les nécessités militaires, dans un pays révolutionnaire encerclé par le capitalisme, font-elles partie des nécessités générales du pays. Mais, interprétées par la bureaucratie, elles portaient le sceau de son caractère politique et social réactionnaire. En renonçant au grand objectif stratégique du prolétariat, la révolution mondiale, le stalinisme n’effectuait pas une manœuvre de défense ou une simple erreur opportuniste, il traduisait à l’échelle internationale ses nécessités contre-révolutionnaires intérieures.

La nature et la mission de l’armée devaient donc souffrir une altération radicale. Il lui fallait une grande armée de caserne, une armée prussienne dans le sens le plus strict du mot, dirigée aussi bien contre les puissances extérieures que contre la révolution internationale, principalement dans les pays limitrophes, et surtout contre les masses soviétiques. En effet, l’armée stalinienne est avant tout une force de police contre-révolutionnaire intimement liée aux bases économiques de la bureaucratie. L’armée lui offre le plus vaste champ de différenciation en même temps que l’appareil militaire indispensable pour maintenir la population écrasée.

Lorsque, au milieu de la seconde décade de ce siècle, Staline, déjà affermi au pouvoir, jetait à l’Opposition de Gauche : « Les cadres actuels ne pourront être changés que par une guerre civile », ce n’était pas une phrase polémique, il se référait à l’armée et à la police et donnait le signal d’un monstrueux développement des deux, si bien qu’aujourd’hui la Russie est le pays le plus militariste du monde. L’Espagne franquiste elle-même lui est inférieure dans ce domaine. Franco destine aux dépenses militaires un peu plus de 35% du budget total de l’État pour 1946. Staline, en 1945, dédiait aux mêmes fins plus de 45%. Et l’on sait qu’il a promis d’augmenter, non de diminuer, les dépenses de guerre du premier budget de paix. Ajoutons que, dans le pourcentage de Franco, nous avons inclus les dépenses de police qui figurent à part. Il est impossible d’en faire autant avec le budget de Staline, parce qu’il cache les dépenses de police sous d’autres dénominations, peut-être sous la rubrique : « Secteur social et culturel ».

Depuis l’année 1929, le niveau de vie des masses travailleuses russes a baissé continuellement. Il était arrivé à son point le plus élevé en 1928, à 25% au-dessus de son niveau de 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale. À mesure qu’ont été appliqués les plans quinquennaux, l’inflation, la hausse continuelle des prix et la masse des impôts pesant de plus en plus lourdement sur les articles de consommation populaire ont restreint progressivement les salaires réels de telle sorte que si, par rapport à 1913, ils étaient en 1928 à l’indice 125, à la veille de l’entrée de la Russie dans la Seconde Guerre mondiale , en 1940, ils étaient tombés à 62 [2]. Cette chute du niveau de vie des masses est indirectement confirmée par la bureaucratie qui ne publie pas d’indices des prix depuis 1930. Trois plans quinquennaux ont réduit la consommation des masses à la moitié de ce qu’elle était avant la consolidation du Thermidor stalinien.

Nous pouvons nous faire une idée approximative de l’exploitation intensive à laquelle est soumis le prolétariat russe par le fait suivant, exhibé avec optimisme dans les statistiques officielles : en 1939, la journée de travail d’un kolkhozien produisait 98 kilos de grain et la paye de la même journée équivalait à 4 kilos, ce qui donnait un solde de travail non payé, ou plus-value, supérieur à 96% [3]. Les ouvriers d’usine ne se trouvent très certainement pas en meilleure posture aujourd’hui. Ainsi l’on s’explique que le président de la Chambre de commerce américaine, Johnston, ait pâli d’envie en observant les méthodes d’exploitation pratiquées dans les usines russes. Qu’est-ce qui détermine cette horrible exploitation : les nécessités d’une économie en transition vers le socialisme ou celles d’une économie simplement progressive ? Non-sens ! Uniquement les intérêts économiques réactionnaires de la caste dominante.

Dans la mesure où l’on réduisait la part dans la distribution du produit total du travail, le surtravail restant croissait nécessairement. Qu’en a-t-on fait ? Comment a-t-il été employé ? Une énorme partie que personne n’est en état de calculer, car c’est celle que le Kremlin a le plus intérêt à cacher, est dilapidée par ce que les gouvernants eux-mêmes appellent l’intelligentsia, c’est-à-dire la caste privilégiée, depuis les contremaîtres ou stakhanovistes jusqu’au « père des peuples », en passant par les ingénieurs et directeurs d’usines, les présidents de kolkhozes, les officiers de l’armée, les agents de la Guépéou et les écrivains mercenaires. Une autre partie, encore moins calculable, a été thésaurisée par cette même racaille d’où sont sortis les « millionnaires soviétiques » tant célébrés. Le reste a été capitalisé avec le plus complet mépris des nécessités de la consommation sociale ou plus exactement de la consommation des masses, puisque, parmi tous les biens de consommation, la production des articles de luxe est la seule qui ait cru de façon notoire.

La reproduction élargie s’est polarisée dans la section des moyens de production et, à l’intérieur de celle-ci, non dans le secteur qui permettrait de développer les moyens de production des biens de consommation, mais presque exclusivement dans le secteur de la production de guerre. En 1929, les biens de consommation représentaient 55,6% de la production totale, en 1939 seulement 39%, soit une réduction de plus de 16%, ce qui représente beaucoup plus en réalité, si l’on tient compte de l’accroissement de la population. En conséquence, les dépenses de guerre sont passées de 8,9% du budget de 1933 à 45% en 1945 et le développement dans ce sens continue. Cependant, malgré le gouffre sans fond des investissements militaires, le total des investissements dans l’industrie est descendu de 60,8% du budget en 1933 à 33% en 1940. La reproduction élargie se heurtait évidemment aux intérêts économiques de l’intelligentzia. Et quelle dimension objective révolutionnaire contient une économie dont le développement est limité et déterminé par les intérêts d’une minorité sociale ? Aucune. Cette même caractéristique constitue l’origine de la nature réactionnaire de l’économie capitaliste, nature à laquelle n’échappe pas l’économie russe d’aujourd’hui. En affirmant le contraire, les partisans de la défense de l’URSS tombent une fois de plus dans le champ du « collectivisme bureaucratique », à moins qu’ils n’identifient la mission du stalinisme avec celle de la bourgeoisie à son époque progressive.

Nous pouvons encore citer quelques faits impressionnants sur le caractère réactionnaire de l’économie russe. Par exemple, les impôts.

Le stalinisme a eu recours à un système de taxation sur les articles de première nécessité, système qui a disparu au Moyen Age en Europe occidentale. Le pain paye un tribut de 75%, d’autres produits agricoles 89%. Et, pendant que les articles de soie sont taxés de 21 à 37%, la percale est grevée de 48% et le pétrole, nécessaire à l’éclairage et au chauffage populaires dans beaucoup d’endroits, de 88%. De là vient le fait que 20% des revenus de l’État en 1940 étaient constitués par les impôts indirects et 40% en 1945 [4].

Par contre, les produits de l’industrie lourde ne sont grevés que de 0,05 à 1% ce qui ne représente pas une facilité pour l’industrialisation mais pour la concentration de la plus-value dans les mains de l’intelligentzia. Les directeurs d’usines et de trusts participent aux bénéfices de leurs entreprises : 4% jusqu’à la limite prévue et 50% des excédents. Mais nous n’insisterons pas plus sur ces faits considérés comme des bagatelles par ceux qui se consolent avec ce qu’il y a « malgré tout » de progressif dans la planification et la nationalisation dans l’« État ouvrier dégénéré ». Attaquons-les dans leurs derniers retranchements.

Nous devons pour cela revenir un instant à la formule de la reproduction élargie qui, bien qu’aride, dévoile de façon implacable la nature d’une économie. Comme nous l’avons vu, depuis le début du premier plan quinquennal jusqu’à la fin du troisième plan, les salaires réels ont souffert une réduction de 50%. Le solde global de pl doit avoir augmenté dans la même mesure ou davantage, si le stakhanovisme, l’universel travail à la tâche et la mécanisation ont accru la productivité moyenne. Si les rapports de la formule c + v + pl étaient régis par les intérêts ultérieurs sinon immédiats de v, hypothèse de base indispensable à la planification dans le sens marxiste, chaque cycle de rotation économique compris entre 1929 et 1940 aurait dû enregistrer une hausse géométrique de la capitalisation de la production. La réalité qui se dégage des chiffres donnés dans les pages antérieures est relativement insignifiante et, fréquemment, se transforme en baisse. Où sont allés les 50% de plus-value arrachés au prolétariat entre 1929 et 1940 ? Nécessairement dans les poches de l’intelligentzia car la plus-value ne s’évapore pas.

Par ailleurs, dans une société qui vient d’exproprier les expropriateurs, les multiples et monstrueux privilèges matériels détenus aujourd’hui en Russie par plusieurs millions d’individus ne peuvent se constituer sans renforcer l’exploitation des masses à un degré plus élevé que sous les anciennes classes possédantes. Il y a vingt ans, la bureaucratie partait de rien, tandis que la bourgeoisie s’appuyait sur des siècles d’accumulation progressive et de consécration de ses « droits ». De là vient que pour la contre-révolution stalinienne ce soit une question de vie ou de mort, un impératif historique dans le sens réactionnaire, de grever continuellement v avec plus de travail et moins de salaire. Splendide transition vers le socialisme !

À partir du moment où la reproduction élargie, c + v + pl, trouve dans le terme pl, non un véritable solde de surtravail social indispensable au progrès social, mais une catégorie de la population qui se l’approprie et l’administre, il devient impossible de parler de planification. Pour un révolutionnaire, planifier ne signifie pas projeter un plan quelconque de production, ce que de nombreux et méprisables pays capitalistes sont en état de faire aujourd’hui, mais un plan qui combine les investissements et c avec les nécessités de v. Des trois termes de la formule, c est continuellement passif, qu’il s’agisse du capitalisme ou de la société de transition. La reproduction peut seulement reposer sur v ou sur pl.

Si elle repose sur v, les produits cessent d’être des marchandises et se répartissent entre v, consommation immédiate, et c, capitalisation pour l’augmentation subséquente de la consommation en accord avec les intérêts de la majorité de la population.

Si elle repose sur pl, ni c ni v ne peuvent croître à moins d’affirmer et d’augmenter les possessions économiques de la minorité qui transforme le surtravail social en sa propriété. Les produits deviennent de nouveau des marchandises, empêchant l’accroissement normal de c et le système de production entre en contradiction avec les intérêts du prolétariat et de l’humanité [5].

Sans qu’on puisse fixer une date exacte, c’est ce qui s’est passé en Russie. Pour affirmer le contraire, il faudrait démontrer que l’intelligentzia ne s’est pas constituée propriétaire de la plus-value. Parler aujourd’hui de planification en Russie est une affirmation d’une ironie sanglante pour les masses et une concession aux tendances décadentes du capitalisme mondial. Sous le stalinisme, il n’existe qu’un plan déterminé par une minorité accaparant pl, plan tout aussi en contradiction avec les intérêts du progrès historique que l’économie anglaise ou américaine.

Ce serait faire preuve d’un absurde aveuglement que de chercher à dénaturer l’argument antérieur en embouchant les trompettes de la « défense nationale ». Les nécessités industrielles de la défense militaire ne laissent pas de porter le sceau ignominieux de l’esclavage stalinien. Supposons, en faisant une autre concession au mécanisme défensiste, que par nécessité ou en raison des caractéristiques politiques de la bureaucratie, la presque totalité du surtravail ait dû être orientée vers l’industrie lourde. A plus forte raison la reproduction élargie, dans ce domaine aurait dû s’élever verticalement. Les résultats cadrent peu avec l´idée de la planification et avec le total exorbitant de plus-value extrait des masses. En 1929, l’industrie lourde fournissait en Russie 44,4% de la production totale, en 1940, 61%. Cette même proportion dans l’industrie japonaise était de 33,7% en 1929 et de 61,8% en 1939. En partant d’une base relativement inférieure, un pays capitaliste pâtissant d’une technique retardataire et d’une organisation sociale féodale, obtient un accroissement notablement supérieur à la prétendue planification socialiste. Même si nous faisons passer de force les nécessités des masses sous les fourches caudines de la défense nationale stalinienne, nous voyons la planification s’évanouir devant les intérêts particuliers de l’intelligentzia, intérêts prééminents et prioritaires par rapport à tous les autres. Il est évident que la défense nationale est une fonction de la minorité sociale qui accapare la plus-value. La bureaucratie stalinienne deviendrait, comme tant de bourgeoisies le sont devenues récemment, l’agent et l’instrument de l’ennemi extérieur dès que le prolétariat menacerait gravement sa souveraineté. Il est à peine nécessaire d’ajouter que la concentration de la plus-value en tant que propriété collective ou semi-collective de la bureaucratie – dans de nombreux cas elle est individuelle – est ce qui imprime à l’État sa terrible idiosyncrasie contre-révolutionnaire aussi bien dans le domaine national et international que dans le domaine économique, celui de la répartition des produits.

En somme, la société russe nous offre une image totalement opposée à l’image de la société de transition donnée par Marx dans la Critique du programme de Gotha. Elle ressemble étonnamment au contraire à la description de l’État capitaliste unipropriétaire, faite par Engels :

« Mais, ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété de l’État n’enlève aux forces productives la qualité de capital. Pour les sociétés par actions, c’est chose manifeste. Et, à son tour, l’État moderne n’est que l’organisation que se donne la société bourgeoise pour maintenir les conditions générales extérieures du mode de production capitaliste en face des empiètements, tant des travailleurs que des capitalistes individuels. L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, l’État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal. » [6]

Dans le premier document du Groupe espagnol au Mexique sur la Russie, il était dit : « La bureaucratie doit être aujourd’hui consciemment restauratrice. » C’était une inexactitude issue d’une étude incomplète du problème. La bureaucratie est déjà un capitaliste collectif, chaque bureaucrate est un « encaisseur de revenus » dont parle Engels à propos de la transformation de la propriété particulière en propriété de l’État. Dans l’économie russe nous avons un type particulièrement féroce de capitalisme d’État qui double les tares du capitalisme classique étudié par Marx : opposition entre la production et les nécessités sociales ; luxe et gaspillage en haut, paupérisme en bas ; accroissement de l’esclavage du salariat et établissement d’un esclavage semi-légal qui fixe l’ouvrier à l’usine comme un écrou supplémentaire de la machine ; production de marchandises et exploitation de la plus-value ; interdiction aux masses de toute intervention dans l’administration économique et dans la direction politique ; centralisation étatique furieuse et dégénérée. Et il est inutile de parler des millions d’hommes condamnés aux travaux forcés, ilotes de la contre-révolution, ni des exactions permanentes de la dictature policière. Dans ce sens large, la restauration capitaliste a déjà eu lieu, nous ne faisons que reconnaître avec retard. En fouinant dans ses intérêts, l’intelligentzia voit qu’elle n’a pas devant elle une rupture de la planification qui la transformerait brusquement en une bourgeoisie de l’ancien type. La rupture est un fait plus que consommé et ce qui continue de s’appeler planification est vide de signification révolutionnaire. La bureaucratie verra ses différents clans lutter pour la distribution de la plus-value et le contrôle de l’État. Il n’est pas superflu de signaler ici que, selon des statistiques publiées par Moscou, l’intelligentzia ou l’encaisseuse des revenus, représente de 13 à 14% de la population, proportion semblable à celle de la bourgeoisie, des propriétaires fonciers, des commerçants et des koulaks réunis dans la Russie tsariste : 15,9%.

Définissant ce qu’on doit entendre par planification, nous avons signalé comme une de ses conditions le progrès continu de la capacité technique et culturelle des travailleurs. En effet, la mise à profit de toutes les ressources économiques et des connaissances scientifiques au bénéfice de la société exige l’incorporation des masses à la technique et à la culture. Sans cela, toute révolution, aussi profonde soit-elle, se résoudra de nouveau dans l’exploitation de l’homme par l’homme. L’œuvre de la bureaucratie dans ce domaine la dénonce sans équivoque comme un capitaliste collectif.

Depuis 1933, les ouvriers ont un accès de plus en plus difficile aux universités, aux écoles techniques et secondaires. Parmi ceux qui réussissent encore à y aller, il faut compter une grande partie d’aristocratie ouvrière en voie d’incorporation aux « encaisseurs de revenus ». Cependant, de 1933 à 1938, la proportion d’ouvriers dans les écoles secondaires a baissé de 41,5% à 27,1%, ce qui signifie qu’il n’y avait plus que l’aristocratie ouvrière. Dans les écoles industrielles, les ouvriers ont encore une plus grande participation en 1938, 43,55%, mais déjà la minorité bureaucratique et ses fils accaparent 45,4% des postes, sans compter l’aristocratie ouvrière stakhanoviste, une des pires espèces de contremaîtres ou de gardes-chiourme qui ait jamais existé, camouflée dans le pourcentage des ouvriers. Par ailleurs, avec le rétablissement des droits d’inscription scolaire en 1940, l’accès des écoles techniques ou secondaires et des universités est devenu pratiquement et définitivement interdit à ceux d’en bas. Des centaines de milliers d’étudiants pauvres ont dû abandonner les écoles. La bureaucratie se définit comme une institution aussi fermée que la bourgeoisie, obstacle réactionnaire au progrès social. De même que sur le terrain économique, sur le terrain technique, le plus petit pas en avant est limité par les intérêts de la bureaucratie capitaliste-collective. Le monopole de la culture est inséparable du monopole de la plus-value, même lorsque la culture a été aussi dégradée que sous le stalinisme.

C’est en vain qu’on fera des cabrioles métaphysiques, c’est en vain qu’on se réclamera de la dialectique pour ajuster ces faits avec une prétendue continuité de planification. Si la dialectique ne doit pas se transformer en une camisole de force qui paralyse la pensée au lieu de l’aider, si nos idées ne doivent pas aboutir à un credo racorni et fermé, la dialectique doit être à notre service et non pas nous au sien. Entre l’un et l’autre il y a autant de différence qu’entre la science et la religion, l’authentique et l’ersatz.

Trop fréquemment nous entendons dans nos rangs crépiter des expressions comme « d’un point de vue dialectique », « la position dialectique du problème », « la dialectique de la situation », etc., couronnant ou commençant des raisonnements dont seul le diable sait quel rapport ils ont avec la dialectique. Dans ce cas, la dialectique commence à être employée comme un préjugé ou un dogme remplaçant le raisonnement et l’investigation avec lequel on cherche à convaincre en effrayant. Plus une idée perd de sa vivacité primordiale et plus on recourt à la sonorité du saint principe, plus on l’élève, on l’abaisse, on la tripatouille en cherchant à impressionner les esprits simples avec un « Vade retro satanas ». Dans le cas de la dialectique, cet emploi est la négation même de son essence. Mais nous verrons la tendance défensiste y recourir d’autant plus fréquemment que sa situation sera plus désespérée. En réalité, des insinuations ont déjà été faites dans ce sens en cherchant à mettre en mouvement l’élément conservateur qui existe chez chaque trotskiste, comme chez tout être humain. Qu’importe ! Aux vade retro superstitieux nous opposons, non des conjurations mais l’analyse matérielle du devenir historique, l’essence de la dialectique irréconciliablement en lutte avec le dogmatisme ; nous agiterons avec elle l’esprit profondément révolutionnaire du trotskisme en danger d’être anesthésié.

Passant du général au particulier, nous n’employons pas la dialectique en répétant jusqu’à l’écœurement que la planification économique est très progressive, que son existence objective définit l’URSS comme « État ouvrier dégénéré » malgré sa superstructure bureaucratique et que la contradiction entre l’objectif de la planification et la superstructure bureaucratique doit produire une nouvelle synthèse, soit le rétablissement du pouvoir prolétarien, soit le retour au capitalisme. Seuls des esprits pieux qui recherchent une consolation aux terribles épreuves engendrées par le stalinisme peuvent vider la dialectique de toute substance jusqu’à la réduire à l’exposé simple, schématique et sot d’une thèse établie en 1917, d’une antithèse bureaucratique plus ou moins croissante, et d’une future synthèse, foudroyante, instantanément visible, qui sera nécessairement soit bourgeoise, dans le sens classique de cette notion, soit socialiste.

En effet, la thèse ne fut jamais, même dans les cinq années qui ont suivi 1917, une force pure et solidement établie ; l’antithèse bureaucratique ne s’est jamais limitée au domaine de la superstructure ; quant à la synthèse, au cas où elle serait négative, rien ne nous permet d’affirmer qu’elle se résumerait à un brusque retour au passé bourgeois.

Du fait de sa différenciation économique croissante – déjà monstrueuse aujourd’hui – la bureaucratie constitue désormais, d’une manière progressive et évolutive, un facteur structurel qui s’oppose à la structure vacillante implantée par la révolution ; de plus, elle s’oppose à la thèse initiale et enfin, qu’on nous pardonne de recourir à une terminologie ingrate, elle s’efforce de se donner un visage avenant grâce aux douches de dialectique que commencent à lui administrer les partisans de la défense de la Russie. Par ailleurs, après une révolution qui a complètement anéanti les vieilles classes possédantes, une synthèse réactionnaire ne pourra jamais se produire brusquement. C’est à cela que se référait Léon Trotsky quand il évoquait l’assimilation des coutumes des vaincus par les vainqueurs, comme l’une des voies d’introduction de la contre-révolution.

C’est sur cet entrelacement et cette modification continuelle des divers facteurs que la dialectique doit se fonder pour déterminer s’il reste quelque chose à défendre en Russie, ou si la contre-révolution est déjà un fait accompli.

Nous avons déjà répondu : le triomphe de la contre-révolution est un fait, ni le prolétariat russe ni le prolétariat mondial n’ont rien à défendre en Russie. Mais nous voulons rabâcher une idée insinuée au début de ce travail. Si le poids objectif économique de la bureaucratie était relativement insignifiant vers 1922-1923, la possession du pouvoir politique lui a donné le moyen de l’accroître. À son tour, cet accroissement a provoqué une orientation générale de l’économie au profit de la bureaucratie, la transformation de la planification en un plan ou en une économie dirigée. Le facteur politique s’est donc révélé décisif, l’objectif-subjectif de la bureaucratie a su modifier l’objectif des conquêtes économiques d’Octobre. Thermidor, une fois qu’il a triomphé, est devenu le facteur principal de la détermination ultérieure et non pas la propriété nationalisée qui, dès lors, a entièrement échappé au contrôle des masses.

Le triomphe de la contre-révolution doit être le point de départ de l’analyse marxiste du phénomène russe. Cette question est intimement liée à la nature de la révolution socialiste. Contrairement à la bourgeoisie, le prolétariat ne peut être une classe propriétaire avant de faire sa révolution ; donc, quand il cède le pouvoir politique à des couches sociales situées à sa droite, il leur abandonne aussi des possessions économiques. La révolution bourgeoise pouvait subir un Thermidor et un bonapartisme sans que le contrôle économique de la société échappât à la classe capitaliste, mais pour la classe ouvrière, avec la fin du contrôle politique, le contrôle économique échappe à la révolution prolétarienne. N’oublions pas qu’il s’agit de la révolution des révolutions, de l’émancipation de l’humanité à travers le prolétariat, de la révolution permanente. Ou elle va de l’avant, ou elle périt, tel est son dilemme.

Certains camarades supposent que la Russie en est aujourd’hui à l’étape de l’accumulation primitive du capital, c’est-à-dire le pillage de la majorité de la population par la minorité, ce qui permet à cette dernière de constituer son premier fond de capitalisation. L’expression s’applique mal au phénomène russe puisqu’elle se réfère à une étape de l’Histoire qui ne se répétera en aucune façon en Russie. Si nous l’acceptions – avec les réserves nécessaires – nous ne situerions pas ce pillage primitif en 1946, mais à partir des plans quinquennaux, particulièrement à partir du second et du troisième plans, à partir du moment où la bureaucratie, ayant créé dans l’aristocratie ouvrière la base indispensable pour vaincre les koulaks et empêcher la restauration des vieilles classes, s’est dirigée à toute vapeur vers la consolidation et l’élargissement de ses positions économiques, et a entrevu – peut-être inconsciemment – sa propre perspective.

Les grands travaux des plans quinquennaux, réalisés presque exclusivement avec le travail des prisonniers esclaves, littéralement pétris avec le sang de centaines de milliers sinon de millions d’hommes, constituent une partie du pillage initial de la population par la minorité bureaucratique. L’autre partie provenait de la masse travailleuse en général, plus-value dilapidée, thésaurisée ou convertie par les bureaucrates individuels, soit en propriétés au sens strict du terme, soit en bons de l’État. La chute du niveau de vie des masses était une condition de la prospérité économique de la bureaucratie. Malgré tout, la qualification d’accumulation primitive du capital nous paraît inadéquate parce qu’elle évoque l’étape bourgeoise qui reposait sur le processus de pillage primitif décrit par Marx dans Le Capital. Cette étape ne connaîtra en aucune manière une seconde édition en Russie ; elle s’efface aux yeux du monde entier, même dans les pays capitalistes qui n’ont pas souffert la rupture de continuité de la révolution d’Octobre, elle s’efface de quelque manière qu’évolue l’Histoire, avec ou sans révolution prolétarienne. Les positions économiques et politiques volées par la bureaucratie ne constituent pas le point de départ d’un nouveau développement du vieux capitalisme, ce qu’approuvent certainement les camarades qui ont parlé d’accumulation primitive ; ce qu’elles renferment primitivement c’est un type de société décadente vers lequel, sauf en cas de révolution sociale, s’achemine le monde entier.

Cette idée n’a rien de commun avec le collectivisme bureaucratique qui considère la structure russe actuelle comme une forme déjà stable, au moins dans ses traits essentiels, et, ce qui est pire, comme une étape nécessaire du développement historique. Rappelons en passant que Trotsky admettait le collectivisme bureaucratique comme type possible de société future en cas d’échec général de la révolution. Au contraire, nous le considérons comme inconcevable parce que l’arbitraire bestial que suppose une dictature comme la dictature stalinienne ne peut pas même durer un demi-siècle sans corrompre toutes les relations sociales y compris celles de la bureaucratie. Mais ceux qui s’enferment dans le raisonnement : si l’État russe n’est pas encore un État bourgeois il reste alors nécessairement un État ouvrier dégénéré, se condamnent à un stérile matérialisme mécaniste. La physique atomique a prouvé que le mouvement d’une particule n’est prévisible que dans le cadre d’une loi des probabilités. Quel raisonnement scientifique peut nier à la société, où l’homme est le facteur suprême, la liberté dont dispose une particule de matière inorganique ! Le problème russe doit être compris dans sa dynamique propre, en tenant compte des diverses projections des classes et des tendances politiques, de leur respectif encadrement international, des modifications réciproques qu’elles souffrent dans les conditions données par la crise mondiale permanente et, facteur extrêmement important, des expériences politiques qui vont de la révolution bolchevique au triomphe du Thermidor stalinien et de celui-ci au triomphe des Trois Grands.

Tout ce que l’on peut assurer sur cette base c’est que l’État russe n’a rien à voir avec un État ouvrier, quelque dégénérescence qu’on lui accorde. Mais nous tomberions dans l’utopie en cherchant à prédire de quel genre de société il accouchera. C’est seulement au cas où le prolétariat mondial se montrerait incapable d’accomplir sa mission historique que la contre-révolution aboutirait à une forme plus stable. Il ne s’agira en aucune manière du capitalisme des siècles passés, quoiqu’il lui ressemblera comme lui ressemblent tous les types sociaux qui ont défilé devant l’humanité depuis le communisme primitif, dans la persistance de l’exploitation de l’homme par l’homme. Lorsqu’une forme sociale qui a réalisé ses possibilités ne se résout pas en forme supérieure, ses éléments constitutifs, les classes, la propriété, les idées se décomposent et se refondent durant une longue période de décadence, où ne sont pas exclues certaines montées économiques provisoires. Les vieilles classes dominantes, dégénérées et dépourvues d’énergie, sont irrémédiablement condamnées et, avant d’atteindre une nouvelle organisation stable, l’humanité recule vers des époques aveugles et brutales.

Malgré tout ce qui le distingue de notre temps, le monde gréco-romain décadent nous offre une riche expérience que nous ne devons pas négliger. Après avoir vainement cherché une solution positive à ses contradictions, il s’affaisse dans une décadence prolongée d’où surgit lentement le féodalisme. Mais la vieille classe patricienne qui, en instaurant l’Empire, paraît triomphante en face de la plèbe, est bientôt supplantée à la fois comme propriétaire et comme gouvernante par de nouveaux éléments, sans généalogie ni histoire, mais plus énergiques que les patriciens. Pendant tout le processus de décadence, jusqu’à ce que la société repose sur la forme féodale, le transfert de la propriété et du pouvoir se répète à diverses reprises au bénéfice de nouveaux éléments provenant presque toujours de l’armée. Et au milieu de cette constante et instable refonte, l’État, dieu omnipotent et vengeur, ordonne, règle et centralise tout, y compris la propriété. Le moment où, sans équivoque possible, commencent la décadence et la marche vers le féodalisme, alors que la plèbe a subi une défaite décisive, c’est l’instauration de l’Empire par Jules César et son neveu Octave. Cependant, nombre de gens, y compris une grande partie de la plèbe elle-même et des patriciens, les considérèrent, eux qui s’étaient imposés en combattant contre Pompée et Antoine – les représentants directs du patriciat – comme les continuateurs des frères Gracchus et, en une certaine manière, de Catilina. Quelques historiens modernes qualifient encore le régime de César de « première dictature de gauche ». En réalité, avec César, la balance s’incline définitivement contre la solution positive du conflit social. Le nouveau dictateur et ses successeurs utilisent la plèbe pour imposer aux patriciens un compromis qui oriente la société vers sa décomposition, tout en représentant certaines concessions formelles de la part des patriciens.

De nos jours, les Césars sortent du stalinisme et de la social-démocratie et surtout du premier. La vieille bourgeoisie, en Europe surtout, a perdu confiance en elle-même et tend à abandonner le pouvoir aux parvenus qui démontrent une énergie dont elle manque. A travers la nationalisation de la grande propriété on entrevoit déjà une période pendant laquelle les leaders plébéiens conduiraient la société, plus asservie et exploitée que jamais, par le labyrinthe abyssal de la décadence.

A première vue, ce processus semble impossible et monstrueux, mais à le considérer de près, on arrive à la conclusion qu’il apparaît déjà distinctement. Pour lui couper la route, une puissante action révolutionnaire des masses est nécessaire. Sans doute, les masses offriront-elles des occasions révolutionnaires répétées, mais la victoire exige une réorientation de l’avant-garde dans le sens indiqué ici. Les leaders ouvriers officiels sont de plus en plus indispensables pour empêcher la révolution prolétarienne. L’exploitation des masses et la dictature des privilégiés ne peuvent se soutenir à la longue qu’à travers les leaders ouvriers. Leur victoire qui, répétons-le, nécessite au moins certaines mesures de nationalisation des moyens de production, représentera le point crucial dans la course à la décadence, avec toute la régression culturelle et la décomposition du prolétariat que cela comporte. La force de choc de ce processus est le stalinisme. Il faut être aveugle pour ne pas le voir après l’action qu’il a eue en Europe orientale.

En réalité, le combat que le prolétariat et la société ont à livrer pour trouver une solution positive au conflit de notre temps, se définit ainsi : soit le stalinisme et le réformisme seront détruits ; soit ceux-ci arriveront tôt ou tard, à travers de nombreuses luttes où ils se présenteront comme l’aile gauche, à une fusion ou à un compromis avec la vieille société, ce qui intronisera la décadence sociale face à un prolétariat abattu, ayant perdu toute confiance y compris en lui-même, corrompu idéologiquement et en pleine décomposition matérielle. Et, au moment où pointe cette perspective menaçante, certains trotskistes continuent à considérer le stalinisme comme progressiste, car ils se retranchent derrière le misérable argument : « Donnez-nous des chiffres montrant que la propriété nationalisée n’existe plus en Russie. » Il est impossible de ne pas craindre que la dégénérescence du mouvement ouvrier ne se fasse sentir également dans nos rangs.

Au risque de paraître prolixes, nous insistons qu’un État capitaliste se définit synthétiquement par les traits suivants :

1.- La propriété privée ou étatique, sert à concentrer la plus-value entre les mains d’une minorité sociale.

2. - La production et la reproduction élargie de l’économie ne s’effectuent pas en raison des intérêts de la majorité sociale, mais de la minorité qui s’approprie la plus-value.

3.- Sous une démocratie formelle (parlementaire) ou sous une dictature déclarée, les classes laborieuses sont systématiquement écartées de la gestion économique et de la gestion politique et subissent la dictature de la minorité.

4.- La distribution des produits est déterminée par la loi du travail salarié (la séparation entre l’homme et les instruments de travail).

5.- Les connaissances techniques et la culture en général sont conservées comme un monopole par la minorité dominante ; leur accès est fermé à la majorité de la population.

6. - L’État renforce de plus en plus les traits capitalistes et dictatoriaux qu’il a commencé à prendre avec la formation de la société capitaliste au sein de la société féodale.

Eh bien ! nous voyons chacun de ces traits caractéristiques de l’État capitaliste porté au paroxysme dans l’État russe, à commencer par l’exploitation des masses.

Ajoutons que la propriété étatique ne prive pas la haute bureaucratie des droits d’un actionnaire dans n’importe quelle société anonyme. La bureaucratie a émis, en quantités de plus en plus grandes, des bons et obligations comportant des revenus substantiels. Pendant et depuis la guerre, des émissions de nombreux milliards de roubles ont été instantanément couvertes et au-delà. Les réserves thésaurisées permettaient ces investissements aux encaisseurs de revenus. De nombreux hauts directeurs de l’industrie possèdent personnellement des millions de roubles en bons et obligations. Sans doute, est-ce là le fait principal qui a déterminé la nouvelle loi sur l’héritage. Même un stalinisant honteux comme Strachey reconnaissait, dès avant la guerre, que les bons et obligations étaient un moyen indirect de posséder la propriété des grands moyens de production. Pour justifier ses services à la contre-révolution stalinienne, il prétendait que le Kremlin recourrait exceptionnellement au capital privé et qu’avec le succès des plans quinquennaux, les émissions de bons et d’obligations cesseraient. Elles se sont au contraire multipliées et atteignent des chiffres énormes, ce qui n’empêchera pas tous les Strachey de continuer à rendre des services de recel théorique à la contre-révolution.

Enfin, ce sont ces intérêts, où les vols préalables de la bureaucratie acquièrent déjà une certaine densité, qui ont empêché l’économie russe de se planifier totalement en unissant les producteurs aux instruments de production et ce sont eux qui, en fin de compte, l’ont transformée en une économie simplement dirigée, c’est-à-dire limitée et réglée par des intérêts de la caste dominante, en une économie réactionnaire.

La classe ouvrière russe n’a rien à défendre dans un semblable système. Politiquement, le retour du prolétariat au pouvoir exige la destruction totale de l’État actuel, de même que fut détruit l’État tsariste, ou comme le prolétariat de n’importe quel autre pays devra détruire l’État capitaliste. Ni la police, ni les tribunaux, ni l’armée n’ont rien en commun avec le prolétariat. Leur organisation, leur idéologie et leurs cadres respectifs sont étroitement liés aux intérêts de la contre-révolution stalinienne. Il ne s’agit plus d’employer la machine mais de la détruire. Et quant aux organes du pouvoir, ceux qui s’appellent encore soviets en Russie, on sait qu’ils sont plus éloignés des masses que les chambres parlementaires des pays bourgeois. La renaissance des soviets de 1917-1922 devra extirper ces états-majors de la contre-révolution.

De même dans le domaine économique, c’est toute une révolution sociale et pas simplement politique que le prolétariat russe a devant lui. Non seulement toute la haute bureaucratie possède des propriétés (maisons, terres, automobiles, bijoux, bons, obligations) et de grosses sommes d’argent, mais les moyens de production sont réellement propriété collective de la bureaucratie. En en reprenant possession, le prolétariat expropriera les encaisseurs de revenus, aujourd’hui maîtres absolus de la plus-value, et celle-ci acquerra la qualité de surtravail inséparable de toute société en transition vers le socialisme.

Vingt-neuf ans après la révolution bolchevique, toutes ses conquêtes ont été anéanties par la contre-révolution stalinienne. Si la Quatrième Internationale ne sait pas en tenir compte et changer rapidement sa politique à l’égard de l’URSS et du stalinisme mondial, elle sera incapable d’inspirer au prolétariat la confiance qui lui manque aujourd’hui, elle se condamnera à l’impuissance et la crise de l’humanité, la crise de direction révolutionnaire, acquerra un caractère permanent.

III. La politique extérieure russe et le stalinisme mondial

« La façon traditionnelle dont la Russie poursuit la réalisation de ses buts est loin de justifier le tribut d’admiration que lui paient les politiciens européens. Le résultat de cette politique héréditaire montre bien la faiblesse des puissances occidentales mais l’uniformité stéréotypée de cette politique accuse également la barbarie intérieure de la Russie... Quand on parcourt les plus fameux documents de la diplomatie russe, on constate qu’elle est très rusée, très subtile, rouée et madrée lorsqu’il s’agit de découvrir les faiblesses des rois de l’Europe et leurs ministres et de leurs cours, mais que sa sagesse fait régulièrement naufrage quand il faut comprendre les mouvements historiques des peuples de l’Europe occidentale... La politique russe peut, par ses ruses, ses intrigues traditionnelles et ses subterfuges en imposer aux cours européennes fondées elles-mêmes sur la tradition ; elle n’en imposera pas aux peuples en révolution. » [7]

Ecrites il y a près d’un siècle, ces paroles de Marx acquièrent une nouvelle actualité grâce à la contre-révolution stalinienne. Après avoir détruit l’œuvre d’Octobre, le gouvernement russe renoue avec la tradition, en faisant preuve de la brutalité propre à une époque qui se survit et à l’horrible cruauté particulière au stalinisme. Les paroles de Marx peuvent parfaitement s’appliquer à la diplomatie moscovite actuelle. Les sots tributs d’admiration ne manquent même pas. S’y joignent cette fois non seulement les mercenaires mais aussi, béats et apeurés, une partie des leaders ouvriers réformistes et quelques autres qui croient avoir compris la signification du stalinisme.

C’est sans doute par manque d’occasions que la politique des tsars n’a jamais donné autant d’horribles preuves de son ignorance des mouvements historiques des peuples que n’en a donné le stalinisme. Déjà en Espagne, au cours d’une guerre civile qui aurait dû liquider quatre siècles de décadence, le stalinisme prêcha la réconciliation des masses avec les classes pourries et la pratiqua en liquidant les conquêtes socialistes et en assassinant les révolutionnaires.

Pendant la seconde guerre impérialiste, la politique extérieure du Kremlin, suivie avec une fidélité servile par les partis staliniens du monde entier, a débuté en se mettant au service de Hitler-Staline et a continué au service de Churchill-Roosevelt-Staline, à partir de juillet 1941. Grâce à la capitulation générale de la bourgeoisie européenne devant Hitler et à la maturité des conditions objectives, la résistance des peuples occupés tendait spontanément à s’orienter vers la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, opposant à l’oppression de l’Europe par un impérialisme, l’unification socialiste de l’Europe sous le prolétariat. L’occupation militaire elle-même, avec toutes les facilités qu’elle offrait à la fraternisation entre les populations occupées et les soldats allemands, était un gage de succès supplémentaire. L’Histoire sonnait le hallali contre le capitalisme.

Il fallut toute l’activité du stalinisme pour arrêter le cours historique des peuples vers la guerre civile et pour les emprisonner de nouveau dans la guerre impérialiste. Le nationalisme étroit, barbare et réactionnaire sombrait dans la dernière orgie nationaliste du fascisme ; seule la politique extérieure de Moscou réussit à saisir le chaudron par la même anse que Hitler et à continuer l’orgie nationaliste au rythme marqué à Moscou, Londres et Washington. Les fractions de la bourgeoisie favorables aux Alliés n’en auraient jamais obtenu autant, même en tenant compte de l’appui anglo-américain et de l’inaltérable obéissance de la IIe Internationale. Dans tous les pays, les mouvements de résistance commencèrent à devenir pro-impérialistes et pro-russes dès que le stalinisme, sautant d’un camp à l’autre, entra dans ce dernier en mobilisant ses immenses ressources. Le mouvement historique des peuples vers la guerre civile fut ainsi déformé jusqu’à être métamorphosé en une extravagance nationaliste et bourgeoise ; au lieu de la victoire internationale des peuples en révolution on aboutit à la victoire réactionnaire des Trois Grands.

Jusqu’à la guerre, la contre-révolution stalinienne n’avait pas eu l’occasion de formuler des plans de politique extérieure, sinon de caractère défensif, ce qui freinait ses aspirations et dissimulait ses méthodes. Mais, à mesure que s’esquissait la défaite de l’Allemagne elle commença à sortir de ses poches toutes les antiquailles tsaristes du panslavisme et, d’abord, l’Eglise orthodoxe en tant qu’instrument de pénétration. Avec la victoire, Moscou, exultant, sûr de soi et fort, renverse toutes les barrières et se montre tel qu’il est : la réalisateur des projets tsaristes par les méthodes d’une contre-révolution triomphante. Il s’est emparé de la Pologne orientale jusqu’à la ligne Curzon considérée par Lénine comme injuste pour la Pologne ; il s’est emparé de la Carélie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Bessarabie, de la Bukovine, de la Moldavie, sans parler de la péninsule de Petsamo et d’une partie de la Prusse orientale ; il domine entièrement la Finlande, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, une partie de l’Autriche et la moitié de l’Allemagne, il a pillé l’industrie et la richesse en général de tous ces pays ; il a exigé de lourdes indemnités de guerre et s’est emparé comme d’esclaves de millions de soldats allemands, autrichiens, italiens, etc., sans parler des éléments ouvriers d’opposition qui sont condamnés à l’esclavage lorsqu’ils ne sont pas assassinés. Moscou a suivi une conduite identique en Mandchourie, en Corée et en Mongolie extérieure, mais nous nous occuperons principalement de l’Europe parce qu’elle déterminera le succès ou l’échec final de toute la politique stalinienne.

Le Kremlin s’est imposé dans des territoires aussi étendus, d’abord par le moyen de ses armées habituées, en Russie, à harceler la population, en second lieu, grâce aux trois éléments suivants : le panslavisme, l’Eglise orthodoxe et les partis staliniens. Staline, sûr que ses partis accapareront la haine des masses, compte pour l’apaiser sur l’opium religieux et l’étouffoir racial. L’exemption de confiscations pour l’Eglise – catholique ou orthodoxe – dans les pays occupés, la restitution au clergé orthodoxe russe de quelques terres, la livraison au clergé d’importants moyens de publicité, la cérémonie du couronnement du patriarche de Moscou et les photographies du « Père des peuples » avec les « pères de l’Eglise » sont autant de nouvelles preuves de la nature contre-révolutionnaire de la politique extérieure russe.

Sans cesser d’utiliser les services des partis staliniens, essentiellement des services de police, le Kremlin se constitue un second point d’appui plus durable dans l’Eglise orthodoxe russe qui n’est qu’un des canaux de diffusion du panslavisme, la vieille ritournelle expansionniste des maîtres de la Grande Russie. Pour la présentation d’un nouveau retable, Moscou a paré toutes les ordures de « l’unité slave », ordures recueillies de-ci de-là. La vaste fraternité raciale sous la protection du principal membre de la famille, proclamée au cours du Congrès panslave tenu sous le patronage et avec l’argent de Moscou, n’a rien à envier à la pseudo-théorie hitlérienne de la supériorité de la race aryenne. Pratiquement, et cela dès le premier jour, toute la zone occupée par la Russie a été infestée de préjugés raciaux. Les non-Slaves ont des difficultés pour travailler et se déplacer d’un lieu à un autre, même si leurs papiers sont en règle et ils sont en général écartés. Imitant une fois de plus Hitler, Staline a donné le signal du déracinement des populations non slaves qui, depuis des centaines d’années, travaillaient et vivaient en Pologne, en Russie, en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Le panslavisme et l’Eglise orthodoxe constituent ainsi la clé de toute politique extérieure russe qui n’est pas révolutionnaire, de celle de Staline comme celle des Romanov.

A propos de la signification historique et des effets du panslavisme, il est tout à fait approprié de rappeler le jugement de Marx : « Le panslavisme n’est pas un mouvement d’indépendance nationale, c’est un mouvement qui veut effacer ce qu’a créé une histoire de mille ans, un mouvement qui ne peut aboutir sans balayer de la carte de l’Europe la Turquie, la Hongrie et la moitié de l’Allemagne, un mouvement qui, ce but atteint, ne pourrait se maintenir que par l’assujettissement de l’Europe. » [8]

Il était réservé à la contre-révolution antibolchevique de s’approcher de ce but plus qu’aucun des Romanov. La première partie est déjà largement accomplie. Si la Turquie n’a pas été balayée de l’Europe, cette faiblesse est largement compensée par l’occupation de la Bulgarie, de la Roumanie, de la Yougoslavie et de l’Autriche. Nous sommes déjà en face de la seconde étape : domination de l’Europe pour maintenir la suprématie slave ou l’écroulement de celle-ci et de la contre-révolution stalinienne.

La domination de l’Europe par la Russie ne peut être évitée que par la révolution prolétarienne ou remplacée par la domination yankee, de la même manière que la domination yankee de l’Europe et du monde ne peut être empêchée que par la révolution prolétarienne ou remplacée par la domination russe.

Nous donnons pour acquis que l’Angleterre a été reléguée au second plan, malgré son empire, et que sa capacité d’action est réduite approximativement à celle d’un bélier du colosse impérialiste américain. Pour cette raison même, il ne faut pas dédaigner la possibilité que les États-Unis apaisent la Russie aux dépens de l’Angleterre, en échange de concessions russes en Asie. On obtiendrait ainsi une trêve de quelque durée préparant une guerre décisive entre les États-Unis et la Russie. C’est précisément la solution immédiate que recherche le Kremlin. Les deux autres Grands s’en sont rendu compte, mais bien que les États-Unis paraissent décidés à défendre l’Empire britannique et ses indispensables positions en Europe et en Asie mineure, la solution de compromis entre les deux principaux chefs de bande n’est nullement exclue.

A défaut de celle-ci, l’occupation militaire de l’Europe par les deux rivaux continuera, de même que les gouvernements Quisling, jusqu’à la prochaine guerre, sauf si les masses soulevées interfèrent dans ce processus. La perspective s’en dessinait déjà bien clairement, alors que la défaite de l’Allemagne apparaissait encore incertaine.

Les rivaux immédiats en Europe étant l’Angleterre et la Russie, cette dernière ne manquera sans doute pas d’exploiter, à l’aide de ses agences – les partis staliniens – l’hostilité méritée que la premier a, depuis des siècles, recueillie sur tout le continent en tant que nation impérialiste. De son côté, l’Angleterre mettra à contribution les pillages économiques et les particularités du totalitarisme stalinien, révélées par les occupations à une échelle fantastique, pour conjurer le danger de son écroulement. Dans certains endroits où la domination des uns et des autres est incertaine, surtout en Allemagne dont l’inclination future sera déterminante pour la domination russe ou anglo-américaine, la concurrence se transformera nécessairement – toujours sauf en cas de révolution sociale – en une course désespérée pour la conquête des classes possédantes allemandes. L’Allemagne alliée de la Russie ou des Anglo-Américains, tel est le problème qui, pour les deux rivaux, émergera avec le plus d’évidence de l’écheveau embrouillé de l’occupation. Mais observons en passant que la Russie a le désavantage d’être plus obligée que l’Angleterre et les États-Unis à maintenir l’occupation militaire car, après avoir montré aux peuples ce que signifie son occupation, son influence sombrera instantanément dès qu’elle retirera ses baïonnettes, sans compter que, sur le terrain de la pénétration économique, elle est loin de pouvoir se mesurer avec ses rivaux et complices.

Un dilemme de très graves proportions, positivement insoluble sans changer complètement de politique à l’égard de la Russie et du stalinisme se présente à tous, et à la Quatrième Internationale en particulier. Ce dilemme ne consiste pas à choisir entre le bloc russe et le bloc anglo-américain, ce qui conduirait d’ores et déjà à une honteuse prévarication, quelque bloc qu’on choisisse. Il s’agit d’unifier les masses européennes contre les Trois Grands ou de disparaître en tant que courant prolétarien indépendant. L’évolution des événements et de la caste gouvernante russe condamne à un misérable suivisme toute politique qui ne considère pas les Trois Grands comme un tout contre-révolutionnaire en face des peuples. Prétendre que le Grand oriental a, dans ses querelles avec les Grands occidentaux, une partie même infinitésimale d’intérêts communs avec le prolétariat, constitue aujourd’hui une fiction de plus, c’est du bourrage de crânes. Le parti qui s’oriente dans ce sens se discréditera inévitablement et se laissera attraper dans les fils embrouillés du stalinisme, quelles que soient ses intentions et les traditions qu’il prétende représenter.

Nous avons soutenu tout au long de ces pages que la propriété, en Russie ne conserve plus aucun des caractères de la révolution d’Octobre, que l’État, loin de se laisser définir comme un « État ouvrier dégénéré », réclame désespérément la qualification de capitalisme d’État et qu’à cette notion doivent être liés tous les attributs décadents d’une société mondiale qui pourrit faute de révolution, le principal étant l’exaspération de la fonction oppressive et centralisatrice de l’État. Les aventures de la politique extérieure moscovite soutiennent et guident cette réalité contre-révolutionnaire intérieure. Le plus lointain vestige d’Octobre en est absent et de toutes parts s’en écoulent des flots de sang, d’oppression et de barbarie.

Dans un travail de ce genre, il est absolument impossible d’énumérer tous les vols et les extorsions commis par le Kremlin dans les territoires où il a pénétré. Il faut dire qu’on n’en connaît qu’une faible partie, mais exceptionnellement impressionnante car, malgré leurs bagarres, les Trois Grands se cachent et se protègent mutuellement. C’est la qualification de l’œuvre du Kremlin hors de ses frontières qui nous occupe essentiellement ici : elle émousse ou aiguise la lutte contre le stalinisme selon qu’on l’estime positive ou négative.

Enumérons-en seulement quelques traits. Moscou a pris pour lui divers territoires ou en a fait cadeau à ses amis sans autre droit que celui des armes, en se moquant de la volonté des populations ; il a exigé de lourdes indemnités de guerre aux vaincus ; il a saisi comme butin ou détruit d’énormes installations industrielles sans parler du bétail et des produits industriels et agricoles ; il s’est adjugé, en qualité de travailleurs-esclaves, tous les prisonniers qu’il lui a plu de prendre (de 5 à 10 millions d’hommes) ; il occupe militairement douze nations d’environ 17 millions d’habitants et de plus de 2 millions de kilomètres carrés ; il y maintient des gouvernements fantoches en collaboration avec des militaristes, des réactionnaires, des fascistes d’hier et du clergé, gouvernements dans lesquels le ministère de la police est presque toujours entre les mains d’un stalinien, c’est-à-dire de la Guépéou ; il regarde avec convoitise les anciennes colonies italiennes ; il a remis en circulation le panslavisme réactionnaire et pratique le déplacement des populations si cher au racisme hitlérien.

Peut-on considérer cette œuvre autrement que comme réactionnaire et antihistorique ? Moscou ne fait qu’imiter l’œuvre et les procédés des grands pays capitalistes et les porte à un degré de brutale perfection sans autre précédent que celui de l’expansionnisme nazi. Le camarade Logan a entièrement raison de qualifier d’impérialisme la politique extérieure russe. Pour tout révolutionnaire dont la sensibilité n’est pas flétrie, la haine qu’inspire l’occupant dans les pays occupés par la Russie suffit comme élément de conviction. Le fait que l’impérialisme stalinien présente quelques traits différents de l’impérialisme classique ne lui enlève pas ce caractère et ne le change pas en moindre mal pour les masses. Il impose seulement aux révolutionnaires un devoir supplémentaire de contre-enseignement et de lutte. Quelques-uns de ces traits nouveaux, telle la transformation de millions d’hommes en travailleurs-esclaves, l’appropriation et la destruction d’industries par le vainqueur sont des inventions de Hitler et comportent la décomposition du prolétariat en tant que classe et la destruction de la civilisation.

Cependant, certains dans notre Internationale, font silence sur la menaçante signification de ces faits ou la masquent ; ils voient dans les réalisations de la politique extérieure russe un reflet du système de propriété instauré par la révolution prolétarienne et les défendent comme une chose positive. « Voyez, nous disent-ils, Staline s’est vu obligé à nationaliser l’industrie des pays qu’il occupe et à distribuer la terre aux paysans. Cela ne prouve-t-il pas son incompatibilité avec la propriété capitaliste, n’est-ce pas digne d’être défendu contre les impérialistes d’Occident ? » Si ceux qui nous parlent ainsi essayaient d’éclaircir le problème au lieu de l’obscurcir, ils reconnaîtraient alors que ce qu’ils appellent la survivance du système de propriété établi par la révolution d’Octobre se reflète à l’extérieur de la manière suivante :

Premier pas : réduction à l’esclavage, pour des travaux forcés en Russie, des millions d’ouvriers mobilisés comme civils.

Deuxième pas : vol systématique d’industries et destruction de beaucoup d’autres, sinon de la totalité comme ce fut le cas en Mandchourie, ce qui représente un coup décisif porté aux conditions de vie et à l’existence du prolétariat en tant que classe. Vol de bétail et d’outillage agricole.

Troisième pas : Nationalisation de quelques industries dans quelques pays, et réforme agraire.

Mais nos contradicteurs défensistes ne peuvent pas imposer cette rigueur à leur analyse parce que cela les obligerait à en déduire que le Kremlin commence par détruire les conditions de travail du prolétariat pour, ensuite, prendre dans quelques endroits la mesure qu’ils prônent et brandissent comme très progressiste : la nationalisation. Et comment prétendre alors qu’il s’agit là du reflet de la prétendue survivance de la propriété socialiste en Russie ? Impossible. Tout le schéma s’écroule au seul contact de l’œuvre du Kremlin à l’extérieur de la Russie. Mais nous voyons aujourd’hui, dans nos rangs, les défensistes faire le silence sur les deux premiers pas, ou les minimiser, tandis qu’ils s’époumonent à gonfler le troisième. Leur manière de raisonner se réduit au soutien artificiel d’un mythe.

En nous écartant de leur système, voyons ce qu’il y a derrière la nationalisation et la réforme agraire.

Dans aucun pays la nationalisation et l’expropriation des terres n’ont été une mesure générale, pas même chez les vassaux les plus chers au Kremlin : la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et la Pologne. Les usines et les terres des grands industriels [9], généraux et junkers qui surent à temps se transformer en amis de Staline, ont été exclues de l’expropriation. Il en a été de même, pour toutes les propriétés agraires et industrielles des diverses maisons régnantes et de l’Eglise orthodoxe. La mesure dévoile ainsi, non un but social, mais des représailles militaires.

En second lieu, étant donné la faiblesse économique de la Russie, la nationalisation, dans des pays que ses baïonnettes encerclent et que ses pantins gouvernent, n’est qu’une manière de plier à ses intérêts impérialistes de puissants groupes industriels qui, indépendants, ne se laisseraient pas si facilement placer sous la dépendance économique de Moscou.

Mais le jour où l’on pourra disposer de renseignements complets et véridiques, on apprendra certainement que quelques trusts capitalistes des pays occupés travaillent en parfaite harmonie avec ce « capitaliste collectif idéal » qu’est l’État russe. Dans ce domaine également, Hitler fut le maître de Staline. Faible en capital financier, l’impérialisme allemand n’ayant ni le temps ni l’occasion d’en créer un, alla au plus court, en expropriant les actions des industries et des banques dans les pays qu’il avait conquis.

En troisième lieu, la nationalisation, comme il a été dit au chapitre précédent, est une mesure à laquelle tous les pays industrialisés se voient contraints dans le triple but :

– de renforcer le caractère de plus en plus militaire de l’économie,

– de la maintenir dans le système d’exploitation du travail salarié dépassé par les possibilités mêmes de l’économie,

– et de maintenir les masses en respect devant la propriété de l’État « représentant de la collectivité » [10].

L’unique nationalisation qui pourrait aujourd’hui être considérée comme progressiste en Europe et aux États-Unis serait celle qui partirait du pouvoir prolétarien et serait contrôlée, en toute démocratie, par les travailleurs. En résumé, le genre de nationalisation pratiquée par Staline et ses sbires n’est qu’une manifestation supplémentaire de la pénétration du nouvel impérialisme russe, sa consécration en tant que tel.

La prétendue réforme agraire a été également précédée du pillage du bétail, de l’outillage agricole, des animaux de labour et des récoltes. Les conditions de travail des paysans ont été délibérément aggravées, de même que celles du prolétariat. Les terres expropriées ne sont en aucune manière livrées aux paysans, mais vendues. Le paysan pauvre et l’ouvrier agricole sans terre, manquant d’argent pour se procurer les outils et les bestiaux, dont les occupants ont fait hausser le prix par leur pillage, restent pratiquement exclus de tout bénéfice, mais pourquoi la caste des exploiteurs russes qui se vante de ses kolkhoziens millionnaires s’intéresserait-elle aux exploités des champs ? La période de la collectivisation stalinienne, commencée en 1928, ne peut se répéter dans les pays occupés. La bureaucratie cherchait alors des appuis contre le danger de restauration des vieilles classes possédantes ; elle est aujourd’hui un capitaliste collectif en Russie et, à l’extérieur, elle ne recherche pas l’appui de ceux d’en bas, mais l’amitié soumise de ceux d’en haut.

Sa « réforme » agraire a pour but de créer des noyaux de paysans satisfaits pour s’appuyer sur eux contre les paysans pauvres et la ville. Par ailleurs, le problème de la paysannerie est insoluble s’il n’est pas placé dans le cadre de la révolution socialiste. Tant que celle-ci n’a pas triomphé, toute réforme agraire se fera au bénéfice d’une minorité de la population rurale. On ne doit pas oublier non plus que, secondant Londres et Washington, Moscou s’est proposé de désindustrialiser les pays ennemis en les rendant à l’agriculture, entreprise la plus contre-révolutionnaire qu’on ait jamais vue. En définitive, ce désir se verra contrecarré par les nécessités militaires des deux blocs, mais il n’en subsistera pas moins, pour les chefs, la nécessité de maintenir les industries de leurs zones respectives d’influence en état d’infériorité, surtout en Allemagne.

Ajoutons que l’impérialisme stalinien n’échappe pas non plus aux traits classiques de l’impérialisme financier. La déclaration de Potsdam stipule que : « Le gouvernement soviétique renonce à toute réclamation à titre de réparations sur les actions des entreprises situées dans les zones d’occupation à l’ouest de l’Allemagne de même que sur les valeurs déposées par les Allemands dans tous les pays, excepté » en Bulgarie, Roumanie, Finlande, dans la partie orientale de l’Autriche et dans la zone russe de l’Allemagne. L’Angleterre et les États-Unis ont pris le même engagement pour les zones et les pays dominés par la Russie.

Evidemment la Russie, dans son domaine, s’est approprié, comme butin de guerre, toutes les actions et valeurs qui lui ont convenu, industries et capital financier devant lesquels s’arrêtent respectueusement la nationalisation de ses gouvernements Quisling [11].

Mais si cela ne suffit pas pour annihiler le mythe de la progressivité de l’occupation russe, nous venons d’observer le spectacle édifiant de la dispute autour de l’Iran. La prétendue contradiction entre le système de propriété de la Russie et celui de ses deux complices-rivaux s’est manifestée exactement de la même manière que s’il s’agissait de deux groupes impérialistes déclarés. L’enjeu de la Russie était d’obtenir 51% des actions du pétrole du nord de l’Iran, outre les servitudes politiques nécessaires pour garantir son exploitation sans grèves ni revendications ouvrières. Si tout cela n’est pas de l’impérialisme financier, le concept même s’en évanouit alors dans les zones de l’irréel. Et le prolétariat iranien devrait embrasser la cause de la Russie contre l’Angleterre et les États-Unis ? Ce serait se trahir soi-même, trahir le prolétariat russe et le prolétariat mondial.

L’action de la Russie à l’extérieur de ses frontières est le reflet d’une économie intérieure d’exploitation, le symptôme d’une contre-révolution qui déborde. Le prolétariat des pays occupés et, en général, celui du monde entier doivent la combattre avec acharnement, de même que les opérations menées par l’Angleterre et les États-Unis et, hier, celles menées par l’Allemagne, l’Italie et le Japon.

A propos du Japon, on doit remarquer, en passant, que si les mesures prises par l’impérialisme américain – désacralisation de la monarchie, destruction de trusts, « réforme » agraire, élections parlementaires, vote des femmes et autres mesures pseudo-démocratiques – pouvaient être portées au compte de la politique extérieure russe, les partisans de la formule défensiste ne manqueraient pas de nous les présenter comme autant de signes du « système soviétique de propriété ». Cependant, personne ne doute que le général MacArthur est en train d’enfoncer les serres de l’impérialisme yankee dans le Japon et, simultanément, de sauver les classes supérieures autochtones d’une attaque sérieuse de la part des masses.

Le Kremlin joue le même double jeu dans les territoires qu’il domine. Et sa lutte contre la révolution – il faut le dire – porte un sceau de perfidie et d’extermination, que seuls connaissent bien, outre les travailleurs « libérés » par l’armée stalinienne, les travailleurs russes et espagnols.

L’existence de graves contradictions entre la Russie d’une part, l’Angleterre et les États-Unis d’autre part, est considérée, les yeux fermés, par la tendance défensiste comme une preuve irréfutable de la contradiction entre deux systèmes de propriété antagoniques. S’est-on arrêté ou veut-on s’arrêter à considérer l’objet de ces disputes ? Il s’agit invariablement de l’oppression économique et politique de peuples entiers, de débouchés sur la mer, de voies de communication vers les territoires dominés, de positions stratégiques, de matières premières, de marchés. Que les défensistes considèrent un moment que la Russie est restée l’empire des tsars : son antagonisme avec les impérialistes occidentaux ne se manifesterait-il pas essentiellement sous la même forme ?

Il est impossible d’imaginer une politique impérialiste russe radicalement différente de celle que pratique le Kremlin. En échange, la contradiction entre un système de propriété capitaliste et un autre, socialiste, devrait se manifester d’une manière non équivoque, même si nous imaginons que ce dernier est abâtardi par une « excroissance » quelconque. Elle devrait se traduire non par une lutte pour substituer sa domination à celle du capitalisme, mais par la libération économique de toute domination, y compris la domination russe. L’œuvre dévastatrice et oppressive du Kremlin ne donne pas la moindre possibilité de croire à une telle fable. Il faut être un véritable croyant et un fieffé dogmatique pour le nier.

Bien avant que se terminât la guerre, les impérialistes occidentaux avaient commencé de faire des concessions substantielles à la Russie. De Téhéran à Potsdam en passant par l’Azerbaïdjan, le Kremlin s’est arrangé pour étendre sa pénétration avec le consentement total de ses alliés-rivaux. Il y a quelques mois, on révélait brusquement que, à Yalta, Roosevelt, le représentant du plus puissant impérialisme de l’Histoire, avait fait cadeau à Staline du sud de Sakhaline, de quelques-unes des îles Kouriles, après lui avoir accordé le droit d’emporter ou de s’approprier des industries chinoises. Ayant pu avancer sans résistance et diminuer la zone d’occupation russe en Europe, les troupes anglo-américaines s’arrêtèrent sur le Danube, pour céder le pas à l’armée stalinienne, et lui laisser l’honneur d’entrer la première à Berlin.

Il y a quelques semaines, on a révélé aussi que Roosevelt lui-même s’était opposé à ce qu’un second front fût ouvert dans les Balkans, comme le désirait l’Angleterre. Les impérialistes occidentaux, a déclaré Byrnes, attendent seulement, pour reconnaître les gouvernements Quisling russes, que leur soit accordé le droit de commercer avec eux, même en condition d’infériorité par rapport au « pays le plus favorisé » : la Russie.

De tout cela, doit-on déduire que les impérialistes aveugles et bêtes laissent paisiblement le « système de propriété socialiste » gagner du terrain ? Non. Les masses de France ou d’Italie peuvent être trompées par le faux éclat ouvrier du stalinisme, surtout quand d’honnêtes révolutionnaires contribuent à perpétuer la tromperie, mais les impérialistes savent à quoi s’en tenir. Les véritables difficultés entre les Trois Grands commencent au moment où l’impérialisme stalinien menace les lignes de communication et les points de sécurité de l’impérialisme anglais. C’est la dispute du XIXe siècle entre l’Angleterre et la Russie mais agrandie et au désavantage de l’Angleterre. Déjà, Walter Lippman, un des plus sagaces défenseurs de l’impérialisme yankee, prévoyant que les peuples se soulèveraient un jour contre les Trois Grands, proposait une entente avec la Russie sur la base de plus grandes concessions dans la Méditerranée, ce qui n’est pas du goût de la Grande-Bretagne. Mais les peuples ne trouveront leur salut qu’en détruisant la domination des Trois. Il était réservé à la contre-révolution stalinienne de replacer l’Europe en face de son dilemme maximum : « Etre cosaque ou jacobine. »

En somme, la guerre entre le bloc russe et le bloc anglo-saxon, qu’elle éclate demain ou dans vingt ans – et sans la révolution européenne elle est inévitable – ne sera qu’une guerre impérialiste de plus. Entre les deux blocs, il n’existe pas de contradictions touchant aux systèmes de propriété [12]. Ils s’entendent parfaitement sur le système ; ils combattent pour ce qui revient à chacun dans le partage du butin et pour des positions stratégiques en vue de la future boucherie. Le prolétariat doit combattre également les deux blocs, tracer audacieusement sa politique de révolution sociale et, en cas de guerre, pratiquer le défaitisme révolutionnaire dans les deux camps.

Dans tout cet imbroglio – au fond simple comme une ligne droite – issu de la guerre « démocratique », le rôle des partis staliniens mérite une considération particulière. Nous nous référons aux partis staliniens des pays non occupés par la Russie. Heureusement, dans les pays qu’elle occupe, aussi bien le prolétariat que les révolutionnaires en particulier seront définitivement guéris de toute illusion accordant au stalinisme un rôle progressiste dû à des « vestiges » cachés de la révolution d’Octobre. La réalité est trop brutale, trop sanglante, trop coûteuse et contre-révolutionnaire pour laisser le moindre doute. Même sans aucune analyse théorique, l’incompatibilité des intérêts du prolétariat avec la défense de la Russie, doit s’imposer aux révolutionnaires avec d’autant plus d’évidence que l’empire des armées de Staline et de ses mercenaires locaux est plus grand.

Cette expérience nous permettra de tirer quelques conclusions sur le stalinisme en général. Considérons-la brièvement. Depuis la Finlande jusqu’à la Bulgarie en passant par la Yougoslavie, l’Autriche et l’Allemagne, les partis staliniens s’offrent à nous sous un jour nouveau qui se distinguait déjà nettement dans la guerre civile espagnole. Leur arrivée au pouvoir, seuls ou en compagnie des fascistes d’hier et des mollusques sociaux-démocrates, n’a pas représenté un pas en avant, ni plus de libertés et de facilités pour le prolétariat, ni même un moment favorable à la démocratie bourgeoise. Les mouvements révolutionnaires qui, avec plus ou moins de force, existaient dans tous les pays où est entrée l’armée russe, furent brusquement jugulés et l’ascension au pouvoir de gouvernements staliniens ou soumis au stalinisme, stabilisa la situation, transformant ces gouvernements en autant de dictatures ouvertes ou masquées sous des formes plébiscitaires.

L’emploi, dans certains pays, de termes agréables aux oreilles des masses, tels que « contrôle ouvrier », « comités d’usines », etc., a la même valeur que l’emploi du terme « soviet » en Russie. Il s’agit invariablement d’organismes contrôlés et surveillés par le stalinisme, autant dire par la Guépéou. Comités et contrôle constituent un des bras exécuteurs de l’État et l’État est le même organisme réactionnaire d’hier que le stalinisme chevauche et que les mitrailleuses de l’armée « rouge » protègent. La mission révolutionnaire du prolétariat commence avec la destruction complète de l’État actuel, monstrueuse armature réactionnaire. Au contraire, dans les pays occupés par le stalinisme, celui-ci et l’armée occupante remplissent une mission diamétralement opposée à celle du prolétariat. Personne ne peut le nier sans être amené à défendre cette absurdité que la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, etc., ont commencé par être, par un tour de passe-passe, des « États ouvriers dégénérés ». Rappelons l’expérience de l’Espagne qui aujourd’hui se répète et se complète en Europe orientale. Le contrôle « ouvrier » du stalinisme, sa nationalisation, sa « démocratie », son ordre, en un mot, ont asséné un coup mortel à la révolution espagnole en restaurant l’État capitaliste au point que Negrín se vantait, avec raison, d’avoir imposé un ordre plus complet que n’importe lequel des gouvernements des cinquante dernières années.

Mais s’il existait en Espagne une guerre civile qui rendait difficile, sans toutefois l’empêcher complètement, la conservation de l’ordre stalino-bourgeois représenté par Negrín, la situation est totalement différente en Europe orientale. Là, aucun ordre réactionnaire n’est possible hormis l’ordre stalino-bourgeois, c’est-à-dire l’ordre bourgeois fondu avec le stalinisme et soumis aux intérêts des encaisseurs de revenus russes. Pour le détruire, il faut une révolution. Pour en éliminer seulement le facteur stalinien, une guerre entre les Trois Grands serait nécessaire dans la majorité des cas.

Dans l’éventualité d’une défaite russe, il s’ensuivrait une nouvelle galopade des capitalistes et généraux qui, déjà, dans les huit dernières années ont couru de Londres-Washington à Berlin, puis de Berlin à Londres-Washington et, ceux d’Europe orientale, à Moscou. Nous sommes en face de gouvernements staliniens qui représentent une impasse réactionnaire pour la révolution et le mouvement ouvrier en général. Ils ne peuvent pas être comparés avec les gouvernements réformistes qu’on a vus entre les deux guerres, du type Kerensky, Noske ou Blum, instables par nature et forcément destinés à être renversés par la droite ou par la révolution prolétarienne. Loin de favoriser le mouvement révolutionnaire, l’arrivée au pouvoir des partis staliniens en Europe orientale a produit des effets destructeurs et régressifs comparables à ceux de l’arrivée au pouvoir d’un parti contre-révolutionnaire. Le simple exercice du droit de grève ou de revendications ouvrières devient un délit de haute trahison entraînant la prison, les travaux forcés ou l’assassinat des dirigeants [13]. Ceci introduit de nouveaux éléments dans nos idées sur le stalinisme qui engendrent d’importantes modifications valables pour le monde entier.

Il apparaît évident et irréfutable qu’en Europe orientale au moins, le mot d’ordre : Les staliniens au pouvoir ! équivaut à celui de : Hitler au pouvoir ! employé par le stalinisme allemand en 1932. Celui-ci comportait également l’idée d’expérience : les masses comprendraient ce que signifiait Hitler et alors, en l’espace de quelques mois (on donnait même le chiffre de six mois), nous aurions la révolution. Telle était l’explication tactique du mot d’ordre stalinien. Mais la source des mots d’ordre autrefois employés pour pousser au pouvoir les partis ouvriers sur la base de l’État bourgeois n’était pas l’expérience des masses – auquel cas le stalinisme aurait eu raison en 1932 – mais deux autres conditions qui rendaient possible la condensation de l’expérience en des formes d’organisation et de lutte plus élevées.

C’était, qu’avant tout, l’arrivée au pouvoir des partis réformistes représentait plus de libertés pour les masses, condition essentielle de tout progrès révolutionnaire ; en second lieu, que l’opposition entre les partis ouvriers au pouvoir et les partis réactionnaires rendait impossible la création d’un gouvernement « fort », point mort pour la révolution. A tous égards, ces conditions font défaut en Europe orientale. Au pouvoir, le stalinisme, bien qu’il montre indubitablement aux masses sa nature contre-révolutionnaire, empêche que l’expérience se condense en des formes plus élevées de lutte, supprime toutes les libertés, représente un point mort pour la révolution. Un parti qui adopte le mot d’ordre du stalinisme au pouvoir agit comme le condamné qui crie « Feu » au peloton chargé de son exécution.

Les caractéristiques montrées par le stalinisme en Europe orientale sont également applicables au stalinisme d’Europe occidentale et, en général, au stalinisme de tous les territoires asiatiques en contact direct avec le territoire russe ou proches. Cela ne signifie pas qu’il convienne, dans les autres parties du monde, de porter au pouvoir les partis staliniens, mais simplement que le problème se pose avec un maximum d’acuité là où ils ont de la force et où le Kremlin cherche à substituer sa domination à celle de l’impérialisme anglo-américain.

Il est vrai que, dans les pays non occupés par la Russie, le stalinisme peut apparaître comme un courant ouvrier semblable au réformisme, partisan de la démocratie bourgeoise, capable d’organiser des grèves et d’obtenir certaines améliorations compatibles avec le capitalisme. Il s’orientera plus ou moins dans ce sens selon que les relations de Moscou avec Washington et Londres s’amélioreront ou empireront. Mais la valeur de l’expérience en Europe orientale pour le mouvement ouvrier mondial consiste précisément en ce qu’elle a montré le stalinisme tel qu’il est, agissant et se manifestant dans les conditions les plus idéalement imaginables. C’est cela le stalinisme au pouvoir ; par là, on peut juger ce qu’il serait en Grèce, en Italie, en Espagne, en France, etc. Ce qu’il fait en Europe orientale illustre ce qu’il prétend faire sur tout le vieux continent.

Il dévient impossible d’assimiler le stalinisme à une tendance réformiste. Ses bases ne résident pas dans l’aristocratie ouvrière et dans l’idée d’une évolution progressive du capitalisme, mais dans un État puissant et vainqueur produit d’une contre-révolution qui ne peut être considéré aujourd’hui que comme le « capitaliste collectif idéal ». De là, le répugnant manque de principes du stalinisme, sa rampante élasticité, son absence complète de scrupules, sa nature totalitaire, même quand il « lutte » pour la « démocratie », et son effronterie sans précédent pour vendre les masses de n’importe quel pays soit à Moscou, soit à n’importe quel allié de Moscou.

Dans toute l’Europe, l’avenir du stalinisme est entièrement lié à celui de la contre-révolution russe. En le poussant au pouvoir en France, en Italie, etc., on aide à la consolidation de celle-ci dont l’avenir dépend, en grande partie, de ses manœuvres diplomatiques et celles-ci, à leur tour, de la participation au pouvoir des divers partis staliniens d’Europe occidentale. De nouveau, l’exemple de l’Espagne nous montre que, plus l’influence du stalinisme au pouvoir grandit, plus la liberté des masses diminue jusqu’à disparaître complètement et plus les conquêtes révolutionnaires sont détruites. Et, pendant la guerre civile espagnole, la caste russe n’avait pas encore connu toute la corruption de la guerre, pas plus que le parti stalinien espagnol ne bénéficiait du soutien de l’armée russe. Aujourd’hui, ce soutien se fait sentir même en France. Ajoutons, pour que ne manque pas une touche indispensable à ce tableau, que les partis sociaux-démocrates tendent à se diviser en un secteur stalinien et un autre jouant, par rapport à l’impérialisme anglo-américain, le même rôle que le stalinisme vis-à-vis de la contre-révolution russe.

Les occupations ne peuvent manquer de miner le pouvoir de la contre-révolution stalinienne. Elles constituent son apogée mais aussi l’annonce de son écroulement, à moins que se soit épuisé le souffle de rébellion qui, pendant deux cents ans, a permis à l’Europe de renverser tant de tyrannies et de surmonter la dégradation où la plongeaient les classes dominantes. La ligne de développement économique et territorial marquée par les occupations indique aux encaisseurs de revenus russes le chemin de leur consolidation ; mais ce développement se heurte violemment aux nécessités du progrès économique et de la liberté politique des peuples occupés. Plus l’occupant cherchera à s’enraciner, plus violente sera la haine qu’il éveillera, de la Corée jusqu’à Berlin et à Vienne.

Les partis bourgeois et réactionnaires se divisent en un camp économiquement et politiquement fondu avec le nouveau maître et en autre dépendant des intérêts anglo-saxons qui finira par s’entendre également avec l’occupant, même si un accord entre les Trois Grands n’intervient pas ; les partis staliniens, fréquemment unis aux fascistes, apparaissent comme une force de police de l’armée occupante ; la social-démocratie se soumet. Tout mouvement révolutionnaire, tout pas des masses en avant doit être directement et immédiatement dirigé contre la coalition des staliniens, fascistes d’hier, réactionnaires et sociaux-démocrates, soutenue par les baïonnettes de l’armée russe. Malgré la terreur de la Guépéou, la situation est exceptionnellement favorable à la création d’un vaste mouvement révolutionnaire antistalinien.

Seule la Quatrième Internationale, de par sa tradition de principal ennemi du stalinisme et de continuatrice de la tradition révolutionnaire d’Octobre, est en condition de profiter de l’occasion et d’organiser politiquement la haine des peuples opprimés et ruinés par le Kremlin. Mais elle ne pourra pas le faire sans abandonner radicalement le schéma de la « défense de l’URSS ». Dans le cas contraire, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se réduit à des mots. Le schéma de la défense inconditionnelle de l’URSS, tel qu’il a été défini pendant la guerre contre la Finlande, faisait passer les intérêts du prolétariat finlandais et polonais après les intérêts de la défense militaire russe. Avant tout, cela avait un sens d’appuyer l’Armée rouge car, même si celle-ci apportait avec elle l’oppression stalinienne, les résultats révolutionnaires qu’on attendait de la victoire militaire de l’URSS détruiraient le stalinisme. Contrairement à ce que quelques camarades prétendent aujourd’hui, l’appui que Trotsky et la Quatrième Internationale donnèrent à l’armée stalinienne en 1939-40 ne se fondait pas sur telle ou telle mesure de nationalisation ou de « réforme » agraire prise par elle, mais sur les plus strictes nécessités de défense militaire de la Russie. L’intérêt particulier d’un prolétariat déterminé se subordonnait à ce qu’on considérait comme l’intérêt supérieur du prolétariat international.

La Russie a triomphé militairement, mais le stalinisme a complété son pillage économique du prolétariat soviétique par celui des pays qu’il occupe. Des deux possibilités d’évolution que nous prévoyions comme conséquence de la guerre – l’issue révolutionnaire et l’issue réactionnaire – la dernière s’est produite.

Dans ces conditions, faire passer les intérêts du prolétariat des pays occupés après les nécessités de la défense militaire russe, est une erreur d’envergure historique capable d’entraîner les plus graves conséquences. Cela équivaut à renoncer à une lutte sérieuse contre l’occupant, première condition de tout développement révolutionnaire. Même pour ceux qui croient que l’économie planifiée survit tant bien que mal en Russie, le problème suivant se pose avec acuité : vaut-il mieux pour la révolution mondiale faire passer les intérêts du prolétariat des pays occupés de l’Europe orientale avant ceux de la défense militaire russe ou l’inverse et profiter à fond d’une occasion aussi favorable et asséner des coups graves et multiples à la contre-révolution stalinienne ?

Compte tenu du côté nébuleux et larvé du système de propriété russe, nous pouvons comprendre que quelqu’un se prononce pour le second choix, sans partager notre analyse économique, mais il est inconcevable que de véritables révolutionnaires soutiennent encore la défense militaire russe parce que cela équivaut au suicide idéologique et organisationnel dans toute la zone dominée par Staline, et conduit à ne militer, dans le reste du monde, qu’en vue de la guerre future entre le monde capitaliste et le monde « socialiste ». L’Histoire ne peut progresser en Europe orientale sans passer par-dessus le cadavre du stalinisme. Les intérêts de la défense de l’URSS se sont révélés incompatibles avec la révolution. Pendant toute la période à venir, il deviendra impossible, où que ce soit, de défendre inconditionnellement les intérêts de la révolution européenne, si l’on impose au prolétariat le devoir de soutenir le Kremlin contre Washington et Londres. Demandez à Berlin et à Vienne l’évacuation des armées anglo-américaines en réclamant en même temps le soutien de l’armée de l’État « ouvrier dégénéré » et vous verrez la réaction des masses !

Oui, la Quatrième Internationale doit se débarrasser de la défense de l’URSS, fardeau paralysant, et se lancer à fond dans la lutte contre l’occupation russe, américaine et anglaise.

La Quatrième Internationale doit s’appliquer à organiser immédiatement la fraternisation des trois principales armées occupantes avec les populations occupées.

La Quatrième Internationale doit unifier le prolétariat de l’Europe contre les Trois Grands. C’est uniquement par cette voie qu’elle se montrera capable d’intervenir dans l’histoire de l’humanité. Dans le cas contraire, les conditions objectives de la révolution prolétarienne entreront franchement dans un processus de putréfaction et, avec elles, la Quatrième Internationale également, même si celle-ci, que les esprits religieux se consolent, pourrira à l’aile gauche des autres organisations ouvrières.

En 1933, l’Opposition de gauche a rompu définitivement avec l’Internationale communiste et s’est orientée vers la création de la Quatrième Internationale. La cause en était uniquement la politique suivie par le stalinisme en Allemagne. Les résistances à ce tournant ne manquèrent pas à ce moment, mais l’autorité de Trotsky les réduisit au silence et l’Opposition, dans son ensemble, effectua ce tournant politique sans préjudice.

En 1946, nous sommes en face d’une politique perfidement calculée par le Kremlin pour écraser la révolution européenne et mondiale, politique déjà matérialisée en Europe orientale et pur reflet de sa condensation intérieure en capitalisme d’État. Parallèlement, nous avons une situation objectivement révolutionnaire qui doit se développer et atteindre son but en écrasant les Trois Grands ou pourrir et laisser libre cours à un nouveau massacre mondial. Ce sont des raisons infiniment plus puissantes qu’en 1933 pour effectuer un tournant radical. Si, après l’expérience de l’Allemagne, il aurait été funeste de continuer à être seulement une Opposition de gauche, il serait mille fois plus funeste aujourd’hui de continuer à paraphraser le schéma caduc de la défense de « l’État ouvrier dégénéré ». Tournant ou paralysie ! Voilà le dilemme.

Mexico, D. F., avril-juin 1946.

Notes

[1] Nous parlons ainsi pour simplifier l’analyse, mais en réalité, la rétention est circonscrite à l’évolution du capitalisme. À mesure que celui-ci s’intègre à ses formes décadentes, la bureaucratie ouvrière tend à s’y incorporer complètement en changeant sa position et sa fonction sociale. De toute manière, la bureaucratie ouvrière des pays capitalistes est beaucoup plus stable, dans les limites de ses propres caractéristiques, que la bureaucratie soviétique dans les siennes.

[2] Chiffres calculés, à partir de statistiques staliniennes, par F. Forest : « An analysis of Russian economy », New International, décembre 1942, janvier et février 1943.

[3] Société d´études et d’informations économiques. Extrait du Bulletin Quotidien, Paris, 21-22 septembre 1939.

[4] Ce dernier chiffre et les deux suivants proviennent de la revue française l’Economie, 7 juin 1945. J’ai pris les autres dans les articles de Forest déjà cités.

[5] On sait que, depuis le milieu de la troisième décade de ce siècle, toute industrie non rentable est supprimée en Russie. Par ailleurs, les économistes officiels du Kremlin eux-mêmes reconnaissent que, dans « la sixième partie du monde », les produits sont des marchandises comme n’importe quel sauvage pays capitaliste, fait qu’ils bénissent naturellement comme une des acquisitions du « socialisme » due au génie du « père des peuples ». (Voir l’article de L.-A. Leontief : « Political Economy in the Soviet Union » ; traduction officielle effectuée par la revue stalinienne Science and Society, New York, printemps 1944).

[6] Frédéric Engels, Anti-Dühring, tome III. p. 43, Editions Costes, Paris, 1933.

[7] Karl Marx, Œuvres politiques, tome III, p. 101-102, éditions Costes, Paris, 1929.

[8] Karl Marx : Œuvres politiques, tome VI, p. 196, éditions Costes, Paris, 1930.

[9] Dans un télégramme publié par le journal stalinien américain, la Chambre des industriels bulgares félicitait Dimitrov, en lui souhaitant bonne santé pour qu’il continue à la conseiller.

[10] Aux Etats-Unis, la manière la plus expéditive de liquider une grève est de nationaliser l’industrie affectée et, dans la majorité des pays, les grèves contre les industries étatisées constituent un crime de lèse-patrie ou sont un exploit à peu près irréalisable. En Angleterre, les propriétaires de mines ont poussé les ouvriers à demander la nationalisation.

(Post-scriptum). – Au moment où cette brochure était sous presse, les journaux annonçaient la nationalisation, par le gouvernement autrichien, de 81 industries, dont plus d’une dizaine convoitées par les occupants russes. Ils sont donc entrés en conflit immédiat avec le gouvernement et le parlement au point d’arrêter plusieurs députés. La nationalisation, si follement vantée dans les documents de la Quatrième Internationale comme un résultat naturel et progressif de la « survivance » du système de propriété instauré par la révolution d’Octobre, apparaît clairement cette fois comme un résultat du système de propriété régnant aux États-Unis et en Angleterre car ce sont indubitablement ces pays qui ont inspiré cette mesure. Par contre, le gouvernement russe, touché dans ses visées impérialistes, s’y oppose. Le schéma de la contradiction entre deux systèmes de propriété, l’un progressif et l’autre réactionnaire, s’écroule. Ses partisans seront-ils capables de se dégager des décombres ?

[11] En Hongrie, on a découvert dernièrement que les Russes acceptent généreusement comme indemnités de guerre 50% des actions de compagnies de pétrole et de bauxite dont le capital est intégralement versé par l’État ou des bourgeois particuliers. Et l’on peut être sûr que les hautes autorités russes occupantes savent profiter de l’occasion pour faire leurs propres investissements privés ou les voler à l’instar du Kremlin.

[12] Dans la correspondance entre Hitler et Mussolini, immédiatement avant et après la rupture du pacte Hitler-Staline, il n’est pas une seule fois parlé du « péril bolchevik » ni du « système de propriété soviétique ». On laissait cela pour la galerie. La nécessité de l’attaque se base uniquement sur des considérations militaires et sur l’espoir d’exploiter l’Ukraine. Par ailleurs, un des amiraux de Mussolini déclarait dans la revue américaine Life que son maître, opposé à la guerre contre la Russie, considérait l’alliance avec elle comme une garantie de victoire parce que Staline avait liquidé le péril bolchevique en assassinant les « chiens féroces de la révolution ». Ajoutons que l’occupation hitlérienne conserva les kolkhozes en leur imposant « l’efficience allemande ».

[13] Le premier acte du parlement finlandais élu après la capitulation – où les staliniens se trouvaient en minorité – fut, sur l’initiative de ceux-ci, d’interdire les grèves préjudiciables au paiement des réparations. Dans aucun des autres pays occupés par le « père des peuples » les droits des masses ne sont traités avec plus d’égards.

Source : Traduction originale en français, parue au Mexique aux éditions Revolución (1946) et légèrement revue pour cette édition (NdE).

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