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Au Kazakhstan, un « éléphant » dort sous la mer Caspienne

samedi 14 juillet 2012

Cet article est paru dans le n°139 (hiver 2011-2012) d’Echanges.

« Un loup s’était aventuré jusqu’aux abords de l’île. Comme s’il était venu observer ces encombrants voisins, et qui sait, flairer une menace : Et ça, ça ne manque pas : par exemple, les pétroliers, les ploutocrates concurrents et leurs banksters, qui espèrent bien rafler un maximum de la mise : ils sont bien décidés à empêcher les pauvres du coin à rafler quelques gouttes du magot, quitte à leur faire une guerre féroce, comme en Irak, en Afghanistan et ailleurs, comme ils le font depuis environ un siècle. »

Ces dernières années, des dizaines de milliers de travailleurs du secteur pétrolier de la région ouest du Kazaksthan ont participé à des luttes ou mouvements de protestation. L’indice mesurant les inégalités sociales est de 0,48 pour le Kazakhstan contre 0,34 pour l’Egypte. Les 10 % les plus pauvres reçoivent 3,5 % du revenu national et les 10 % les plus riches 26 %. On estime que près de 80 % de la population vivent dans la pauvreté, et la fin du régime soviétique a signifié la quasi-disparition des systèmes d’éducation et de santé avec la réapparition de maladies comme la tuberculose, les ravages de l’alcoolisme et de la malnutrition.

Le conflit qui éclate le 11 mai 2011 concerne cette zone pétrolière sur la côte est de la Caspienne et plus particulièrement la ville de Zhanaozen, aux alentours de la multinationale KMGEP, consortium pétrolier réunissant une compagnie chinoise et le trust italien ENI. C’est une ville champignon créée en plein désert en 1968, et passée de 55 000 habitants en 2000 à 120 000 actuellement. Nombre d’habitants sont des migrants qui travaillent dans des conditions très dures (notamment climatiques) et dans une ville totalement sous-équipée (l’eau doit être amenée de Russie par pipeline) et minée par la corruption.

Apparemment, la grève éclate sur une question de détail, une histoire de prime, mais qui n’en est pas une en fait vu les salaires extrêmement bas, les conditions précaires de vie et la surexploitation. 10 000 « pétroliers » de KMGEP se mettent en grève le 11 mai après l’annonce que le rétablissement d’une prime datant de l’ère soviétique liée au coût de la vie ne constituera qu’une faible fraction du salaire.

Gouvernement et KMGEP déclenchent alors une violente campagne contre les grévistes. La grève est déclarée illégale ; pendant les mois qui suivent tout est fait pour briser toute résistance et prévenir une extension du conflit : arrestations, attaques et même assassinat de journalistes qui prennent parti pour la grève, arrestation des « meneurs », certains condamnés jusqu’à six ans de prison, licenciements sans fourniture du certificat de travail, le seul document permettant de retrouver un emploi. Les pressions sont telles qu’en juillet, une bonne partie des grévistes ont repris le travail, mais il reste 2 000 irréductibles qui sont alors tous licenciés et remplacés par des jaunes.

On ne sait si c’est l’influence du printemps arabe ou du mouvement des indignés, ou encore les incitations de l’opposition politique manipulant la lutte ouvrière, mais le fait est que les 2 000 s’installent dans un parc central de la ville de Zhanaozen, y plantent des tentes et l’occupent en permanence : les autorités commencent par les tolérer et à l’automne leur propose d’être réembauchés dans d’autres compagnies pétrolières mais avec des salaires diminués. Refus général.

Affrontements

On peut ici se poser des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse faute d’informations : comment la grève fut organisée et qui étaient ces 2 000 irréductibles ? comment l’occupation de la place fut-elle organisée et comment s’est tissé le réseau de solidarité nécessaire pour permettre à cette occupation d’un lieu public de durer plusieurs mois ?

Toujours est-il que le 16 décembre, le gouvernement décide de crever l’abcès. Sous le prétexte d’un concert de célébration du vingtième anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan, il ordonne l’évacuation de la place par la force. La réplique ouvrière est immédiate : grévistes épaulés par d’autres travailleurs descendent dans les rue de Zhanaozen, attaquent et incendient outre les voitures, la mairie, le siège de la société pétrolière et 46 autres bâtiments officiels ; les magasins sont pillés. La répression est particulièrement violente : il est impossible de chiffrer le nombre des morts tués par balles (jusqu’à une centaine), les centaines de blessés et 70 arrestations. Malgré cette répression, la déclaration de l’état d’urgence, le couvre-feu, l’interdiction des réunions, le blocage d’Internet et des téléphones portables, les émeutes dureront trois jours. Zhanaozen est encerclée par l’armée alors que des centaines de grévistes continuent de camper dans les rues. Les affrontements s’étendent dans toute la région pétrolière avec des manifestation à Aktan, la capitale régionale, à Sherpe où une ligne ferroviaire est bloquée, un train de marchandises incendié : l’affrontement avec la police fera 12 morts. D’autres manifestations de soutien se déroulent dans tout le pays notamment dans l’ex-capitale Almaty, toujours réprimées violemment. Ce qu’il importe de souligner dans cette lutte, c’est la conjonction entre les méthodes d’occupation de lieux publics inaugurées dans les « révolutions arabes » et un mouvement de lutte ouvrière et le fait que cette conjonction entraîne une réaction toute différente contre les violences policières, renouant ainsi avec le caractère fondamental de ces luttes, classe contre classe.

Tout en maintenant l’état d’urgence et le couvre-feu, le gouvernement pense fallacieusement arrêter sinon le mouvement, du moins son utilisation par les partis d’opposition, en pratiquant ce qu’on appelle une « ouverture démocratique ». Cette « ouverture » signifie simplement que les manipulations rituelles des élections parlementaires, le 15 janvier 2012, ont laissé accéder à la députation des représentants du Parti communiste du Kazakhstan, qui a toujours soutenu la politique du président inamovible, et du parti Ak Zhol, qui est en fait une filiale du parti au pouvoir créé pour canaliser d’éventuelles oppositions. D’un autre côté, pour calmer le jeu, le gouvernement a ordonné aux compagnies pétrolières ou à leurs sous-traitants de réembaucher les 2 000 licenciés aux conditions antérieures au licenciement, et a créé un fonds de stabilisation des prix à Zhanaozen de 3 millions de dollars. L’enjeu reste de taille : en 2011, les exportations de pétrole ont chuté de 37 %.

H. S.