Cette note de lecture de A Paradise Built in Hell, de Rebecca Solnit, est parue dans Echanges n° 134 (automne 2010).
A Paradise Built in Hell :
The Extraordinary Communities That Arise in Disaster
Rebecca Solnit
Viking, Penguin Group, 2009
Dès l’introduction, le thème central de ce gros livre – qui est déjà clairement posé dans le titre « Un paradis construit dans l’enfer, les extraordinaires communautés qui se forment dans les désastres » – est bien délimité par ces quelques phrases :
« A la suite d’un tremblement de terre, d’un bombardement ou d’une grande tempête, la plupart des gens sont altruistes, car ils doivent dans l’urgence se soucier d’eux-mêmes mais aussi de ceux qui les entourent, étrangers, voisins, ou amis. L’image d’êtres humains égoïstes, paniqués, régressant dans la sauvagerie dans ces moments de désastres, ne correspond guère à la réalité. Des décennies de recherches sociologiques minutieuses sur les comportements lors de tels désastres, depuis les bombardements de la seconde guerre mondiale jusqu’aux inondations, cyclones et tremblements de terre sur tous les continents l’ont démontré. Mais les croyances ont la vie dure et, souvent, les pires comportements à la suite de ces calamités viennent de ceux qui croient que tous les autres vont se comporter sauvagement et qu’ils doivent prendre des mesures contre cette barbarie. Depuis le tremblement de terre de San Francisco jusqu’aux inondations de la Nouvelle-Orléans, des innocents ont été tués par des gens qui croyaient ou affirmaient que leurs victimes étaient des criminels et qu’eux-mêmes s’érigeaient en protecteurs d’un ordre ébranlé. Une question de croyance… » (p. 2.)
Tout semble dit, mais le livre ne verse pas du tout dans des développements purement théoriques qui ne seraient que les élucubrations de l’auteur. C’est au contraire une série d’études, commentées bien sûr, mais bien documentées, sur ce qui s’est réellement passé dans les premiers moments qui ont suivi les désastres majeurs de toute la période historique contemporaine. Premiers moments : soit un vide d’autorité avant que le pouvoir légal ne reprenne la main, des structures de domination démantelées par le chaos consécutif à la catastrophe.
Il ne s’agit pas essentiellement d’études ou d’enquêtes, mais de témoignages recueillis auprès des survivants et qui, immédiatement après la catastrophe ou longtemps après, racontent ce qu’ils ont vécu alors et comment s’est mis spontanément en place une organisation de survie dans laquelle les relations sociales étaient entièrement nouvelles pour tous, totalement inconnues jusqu’alors (jamais ils n’avaient même envisagé une telle possibilité). Ce que souligne l’auteur à différentes reprises, c’est que tous ceux qui témoignent a posteriori le font avec une sorte de joie, bien éloignée de tout souvenir de peur, d’angoisse ou de danger ; ils transmettent le souvenir d’un moment exaltant et extraordinaire de leur vie, même une sorte de regret que cela n’ait duré qu’un moment.
L’auteur nous emmène ainsi concrètement dans cette brève et méconnue réalité qui a suivi ces désastres naturels ou sociaux, avant que les pouvoirs de domination ne rétablissent leur autorité souvent en stigmatisant et en démantelant ces formes d’auto-organisation de survie comme des actes illégaux répréhensibles, autorisant la plus extrême violence répressive. Nous passons ainsi, dans ces témoignages directs, du tremblement de terre qui détruisit et incendia San Francisco le 18 avril 1906, au 11 septembre 2001 à New York et aux ravages de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans en août 2005, en passant par l’explosion d’un navire bourré de munitions qui détruisit une partie du port et de la ville d’Halifax (Nouvelle-Ecosse, Canada) le 6 décembre 1917, la vie sous les bombardements de Londres par les Allemands au cours de l’hiver 1940-1941 (le Blitz), et le tremblement de terre de Mexico le 10 septembre 1985…
Et cela parmi bien d’autres catastrophes qui toutes font ressortir le caractère commun de ces formes de réponse de survie spontanées révélant une exceptionnelle irruption de nouvelles relations sociales. Ce qui met aussi en évidence que les êtres humains, libérés par un jeu de circonstances imprévues de toutes les structures de domination, matérielles et idéologiques, peuvent, au moins dans une brève période, créer un monde échappant à l’argent, à la compétition, aux relations hiérarchiques, au-delà même de toute obligation morale.
La question se pose et mérite qu’on y réfléchisse. Effectivement, à distance , de grandes ruptures politiques se sont produites suite à des événements soudains naturels ou humains qui ont fait prendre conscience de la nature réelle des pouvoirs dominants (des exemples donnés à ce propos concernent le Nicaragua et l’Argentine). D’un autre côté, alors qu’on peut effectivement noter que chez un individu une rupture brutale (comme le fait d’échapper à la mort) peut donner un caractère totalement différent à la vie, on peut aussi, comme le fait l’auteur, s’interroger sur la signification de faits sociaux qui, dans une courte période, permettent d’échapper à toutes les hiérarchies et contrôles. Rebecca Solnit cite notamment la pratique, récurrente depuis la plus haute antiquité, des carnavals, sans doute soupape de sûreté dans un monde étouffant, mais aussi révélatrice d’aspirations profondes totalement refoulées. Nous n’avons pu éviter, devant de tels développements, de penser à des moments de grèves ou autres luttes, dans lesquels de tels instants de totale liberté, d’initiative et de rapports sociaux inconnus, surgissent de la rupture avec toutes les formes de contrôle social. L’auteur ne les évoque pas mais chacun d’entre nous ayant vécu de tels moments pourrait aussi élargir le champ de ses réflexions.
Un important chapitre concerne ce l’on a pu voir lors de l’ouragan Katrina et qui, d’une certaine façon a répété ce qui avait été constaté à San Francisco en 1906 : l’exécution sommaire, comme « pillards », de ceux qui tentaient simplement d’organiser leur survie, en raison de la carence totale de secours. Certains défenseurs de l’ordre social ont cru devoir mettre en cause les constatations et conclusions d’ensemble de l’ouvrage sur l’explosion de ces mini-communautés solidaires, en l’accusant d’avoir mis en exergue cette accusation de meurtre de victimes propitiatoires sur l’autel de l’ordre social.
L’épilogue de l’ouvrage commence par ces simples mots : « Qui es-tu ? Qui sommes-nous ? », pour poursuivre :
« L’histoire des désastres montre que la plupart d’entre nous sommes des animaux sociaux, affamés de relations autant que de buts et de sens. Elle suggère aussi que si ce qui est ainsi révélé est ce que nous sommes, alors partout, la vie quotidienne de la plupart est un désastre que parfois des ruptures nous donnent l’opportunité de changer. Il y a des failles dans les murailles qui nous enserrent et ce qui surgit peut être à la fois destructeur et créateur. Les hiérarchies et les institutions sont totalement inadaptées dans ces circonstances : elles sont souvent ce qui échoue dans ces crises. La société civile est ce qui réussit, non seulement dans une manifestation émotionnelle d’altruisme et d’aide mutuelle, mais aussi dans l’épanouissement pratique de créativité et de ressources qui doivent affronter les oppositions. Seules ces forces dispersées d’innombrables êtres prenant de nombreuses décisions sont la réponse adéquate à une crise majeure. Une des raisons pour lesquelles les élites se sentent menacées dans les désastres est que, de diverses manières, le pouvoir revient aux hommes au niveau le plus bas. Et cela démontre la viabilité d’un système social de décision décentralisé et dispersé. »
Rebecca Solnit pose alors le problème que nous nous posons tous sans l’exprimer en ces termes : comment un monde communiste pourrait se fonder et fonctionner ? :
« Deux choses importent le plus dans ces moments éphémères. D’abord, ils démontrent ce qui est possible ou peut-être plus exactement latent : la disponibilité et la générosité de ceux qui sont autour de nous et leur capacité d’improviser une autre espèce de société. Ensuite ils montrent que profondément la plupart d’entre nous aspirons à des relations, à une participation, à l’altruisme et au désintéressement. C’est ce qui fait l’explosion de joie dans les désastres… »
Il est fait à l’occasion référence à différents auteurs, sociologues ou politiques qui eux-mêmes, parfois, d’une manière moins systématique ou par des développements théoriques, ont pu parvenir à des conclusions identiques à celles tirées de situations réelles bien ciblées. C’est aussi en cela que cet ouvrage non seulement apporte de passionnants éléments à nos propres constructions théoriques, mais aussi vient renforcer la conviction qu’une toute autre société peut surgir de celle où nous vivons avec des relations économiques et sociales insoupçonnées.
Peut-être même après tout ce monde est-il (dans un chaos de désastres de toutes sortes dont le capital n’arrive pas à sortir, à commencer par sa crise systémique) en train de se construire sous nos yeux sans que nous le percevions comme tel, attachés à nos vieilles valeurs relationnelles et toujours englués dans les contraintes sociales de la survie dans un monde capitaliste qui ne survivrait que dans une répression grandissante à la mesure de sa crise économique, sociale et politique.
Des discours politiques ont pu parvenir, par un biais théorique, à des conclusions assez proches de celles de ce livre, qui, elles, sont basées sur une simple analyse de la réalité sociale.
H. S.