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Quelles perspectives ? Violence ou non-violence ? Indignation ou révolte ?

dimanche 11 décembre 2011

Ce texte a été publié dans Echanges n° 138 (automne 2011).

Depuis près d’une année maintenant, une série d’événements dans un monde dominé par le capital ont pu donner à la fois des raisons de craindre et d’espérer.

Les craintes se matérialisent, depuis déjà trois ans, dans l’impossibilité pour le capital de résoudre sa crise économique et financière. Cela fait l’objet de maints commentaires et pronostics, y compris dans nos propres colonnes. Ces commentaires abordent rarement le problème central : comment maintenir le taux de profit, élément central du fonctionnement du système ­capitaliste (1) ?

« Craintes » n’est pas vraiment le mot juste car, si, dans l’immédiat, il ne fait aucun doute que la masse des exploités et exclus supporte déjà et va devoir supporter encore plus le poids des tentatives de sauvetage du système (en gros accroître l’exploitation du travail en réduisant les salaires), les résistances, les luttes et les problèmes intrinsèques du système peuvent donner l’espoir, à plus ou moins long terme, que ce système s’écroulera. Sans que l’on sache quels affrontements et catastrophes accompagneront cette chute (2).

Les raisons d’espérer cette fin peuvent venir précisément de l’apparition, bien timide certes mais significative néanmoins, presque concomitante pendant une année, de luttes dans des secteurs divers. Les unes sont la répétition de luttes antérieures, les autres présentent des caractéristiques que l’on avait pu, autrefois, très épisodiquement, déjà reconnaître, mais avec une dimension nouvelle dans le nombre et dans le temps.

Pour parler d’abord de la France, les luttes de l’automne 2011 autour de la réforme du système de retraite ont semblé porter pour certains l’espoir d’une contestation plus large, et pas seulement politique. Les efforts d’une minorité très réduite pour tenter de pousser le mouvement dans des voies plus radicales ont porté le défaut intrinsèque de tout ce qui se veut « avant-garde » (sous une forme ou sous une autre) : la vision selon laquelle quelques éléments, qui se pensent plus conscients, peuvent mettre les masses en mouvement, se révèle être la conception d’une élite qui se désigne elle-même et qui se pense destinée à cet effet ; elle reflète exactement les hiérarchies du système qu’ils voudraient abolir.

Il y eut néanmoins une certaine évolution par rapport aux concepts sur les méthodes et les objectifs : la considération que seul l’arrêt de l’économie peut frapper au cœur le système. Le slogan « Bloquons l’économie », indépendamment de cette même critique d’une action d’avant-garde, abandonnait le concept de l’attaque frontale du « grand jour » pour atteindre le secteur vital de la marchandise, dans son procès de production et de distribution.

D’autres luttes, parfois d’une toute autre nature, se sont développées depuis le début de l’année 2005, et se sont révélées des mouvements de masse sautant même les frontières, une sorte d’internationalisation non cherchée par les initiateurs, mais simplement due au fait que des situations identiques appelaient des réactions de révolte identiques. Néanmoins, cette extension dans un seul pays ou dans des Etats distincts n’a pas été un mouvement d’ensemble pour un changement radical du système social, c’est-à-dire la fin d’un système mondial basé sur l’exploitation du travail. On a assisté à une juxtaposition de revendications et d’actions de classes distinctes poursuivant des buts immédiats parfois bien éloignés, sans qu’apparaisse une autre solidarité que des efforts pour que le pouvoir en place change de têtes ou de méthodes, mais qui, une fois ce résultat atteint, s’est divisée.

Par exemple, on pourrait rapprocher les déclenchement des révoltes des cités britanniques (août 2011) de celles des banlieues françaises (automne 2005) ou des révoltes tunisiennes (décembre 2010) ou égyptiennes (janvier 2011) : toutes ont en effet en commun d’avoir été déclenchées par une étincelle, l’assassinat d’un jeune par des policiers. Mais, au-delà de cette constatation, les situations et les conséquences furent très différentes et ne peuvent, sauf à un niveau très général, se relier entre elles.

On peut aussi rapprocher les manifestations anti-CPE en France (2006) concernant la précarité du travail (pas seulement étudiantes) et leur résultat immédiat, de celles des étudiants britanniques, limitées aux droits universitaires et restées, elles, uniquement étudiantes (janvier 2011), ou encore de celle des étudiants israéliens (août 2011). Les deux premières restèrent limitées quant à leur objet et à leur caractère – classique en quelque sorte – de la manifestation, même si à Londres, elle peut avoir sa part d’affrontements, d’occupations et de lèse-majesté. Par contre, en Israël, dans un contexte économique comparable à ce que la Grande-Bretagne ou la France peuvent connaître, la revendication étudiante d’un logement abordable a relayé une protestation de toute la population d’un caractère semblable à ce qui se déroulait au même moment en Espagne. Mais aussi avec les mêmes limites d’une simple pression politique et la mise à l’écart de questions essentielles pour l’Etat (pour Israël, par exemple, la question palestinienne).

En Egypte (et à un moindre degré en Tunisie), cette juxtaposition de courants divergents marqués par leur origine de classe fait ressortir la complexité d’une situation qui ne se résout ni dans un sens ni dans un autre, dans une sorte de patchwork où s’entremêlent action et répression, complexité exacerbée par le soutien des Etats-Unis, directement à l’armée qui reste l’épine dorsale du régime et indirectement à certains éléments de l’opposition politique. Le prolétariat, qui a joué un rôle essentiel dans la montée de la contestation et dans l’élimination de têtes du pouvoir les plus discréditées, se retrouve à devoir lutter seul pour les revendications de toujours et contraint par une répression de plus en plus forte à continuer à se faire exploiter dans des conditions identiques.

Les mêmes intérêts étrangers règlent, mais d’une manière bien différente, les révoltes en Libye et en Syrie, révoltes dans lesquelles le prolétariat est absent ou directement victime. En Libye, la guerre civile est devenue une intervention étrangère directe pour des intérêts pétroliers et les prolétaires, essentiellement des immigrants venus des pays alentours (plus de 2 millions), ont été contraints de fuir ou ont été, comme les Noirs du sud saharien, massacrés sous de fallacieux prétextes. En Syrie, les stratégies géopolitiques de l’équilibre régional font que depuis des mois, les manifestations répétées d’une opposition politique soutenue en sous-main notamment par les Etats- Unis se soldent par des massacres (entre 100 et 2 000 tués) dans une indifférence quasi générale.

En Inde, une sorte de gourou mobilise contre la corruption, par sa grève de la faim dans une place centrale de la capitale, des foules qui expriment leur protestation en occupant des lieux publics de manière pacifiques, se réclamant de la non-violence de Gandhi. Mais ce mouvement, bien qu’avançant certains thèmes politiques nationalistes, ne touche pas aux strictes structures sociales et ne se relie en aucune sorte aux différents mouvements de luttes ouvrières ou paysannes.

En Espagne, c’est un peu une situation semblable, toute relativité gardée : le mouvement des « indignés » se veut pacifique et attend que le pouvoir mette en place la « moralité » et la « transparence » de la vie politique : il ne recoupe en aucune façon les revendications ouvrières, mais il s’est en quelque sorte atomisé dans des comités de quartier qui semblent abandonner une attitude passive pour des actions de défense, par exemple par rapport aux évictions de logement.

La Grèce offre le parfait exemple de ces juxtapositions de luttes de milieux différents qui parfois s’unissent, parfois se recoupent, parfois s’isolent. Ces luttes vont des grèves et manifestations promenades syndicales répétées à l’infini, aux occupations de places publiques des « indignés », aux affrontements avec la police qui ne dépassent pas pourtant un certain stade de violence, d’occupation de bâtiments publics ou de destructions et de pillage et d’action de groupes clandestins utilisant les explosifs. Le seul caractère spécifique de tout cet ensemble hétérogène, c’est sa durée, depuis bientôt une année, auquel on pourrait ajouter l’abondance des commentaires de tous ordres.

Cette énumération de situations (on pourrait en citer d’autres) qui se distinguent par leur hétérogénéité et, dans certains pays, par un chaos qui perdure sans solution, soit triomphe de la révolte, soit sa répression plus ou moins sanglante, ne saurait dissimuler deux points particulièrement importants présentement :

– dans nombre de pays (essentiellement les pays industrialisés), les oppositions qui s’expriment par ces mouvements amples mais finalement pacifiques (même s’ils subissent une répression plus ou moins violente) n’ont donné aucun résultat quant aux décisions du pouvoir. Partout, imperturbablement, les pouvoirs en place maintiennent les mesures de restrictions de toutes sortes frappant l’ensemble du prolétariat (ayant un emploi ou chômeur) et ce que l’on appelle aujourd’hui « classes moyennes ». Là où une action plus radicale s’est développée (dans les pays dominés par des dictatures et où la crise a exercé une pression intolérable sur l’ensemble de la population (à l’exception d’une marge de nantis et privilégiés du régime), cette action n’a conduit qu’à des modifications politiques superficielles et maintenu l’essentiel des structures de domination (avec en arrière-plan la présence d’une ou de puissances étrangères qui ont su dans ces révoltes préserver tous leurs intérêts). En d’autres termes, pour le prolétariat, rien n’a changé nulle part, ni fondamentalement ni même dans le quotidien de l’exploitation ;

– quelles que soient l’originalité, la persistance, la dimension de ces mouvements de révolte, partout, dans chacun des Etats concernés et sur le plan mondial, le capitalisme continue de tourner. Bon an mal an, avec des replâtrages au jour le jour, avec autant de manipulations que de pronostics pessimistes,le seul but reste de persuader les travailleurs d’accepter les sacrifices qui sauveront le système qui les exploite. Il ne faut pourtant pas partager la hantise d’une catastrophe qui ne fera pas perdre grand-chose à ceux qui ont bien peu et d’où pourrait surgir non pas de plus grands maux, mais qui pourrait ouvrir une porte vers une libération de l’exploitation du travail.

Il reste pourtant une question qui peut nous préoccuper tous, par-delà toutes les incertitudes quant à ce que deviendra la crise fondamentale du système (une des issues serait la guerre si aucun autre moyen pour restaurer le taux de profit ne se dégage). C’est celle de savoir si toute cette montée par des voies diverses de luttes avec les spécificités que nous venons de souligner pourraient s’unir et que de cette union se dégagent les perspectives d’une société communiste. Il n’est peut-être pas évident que certaines voies soient ouvertes en ce sens, mais certains traits des luttes peuvent permettre de penser que, dans les faits plus que dans les analyses et/ou les projets qui peuvent apparaître, les solutions traditionnelles sont presque partout rejetées.

C’est devenu un lieu commun de constater une désaffection générale de la politique au sens pris par ce mot que les gouvernements, au nom d’une politique, pourraient prendre des décisions qui s’imposeraient au monde capitaliste économique et financier (3). Ce qui est apparu plus récemment c’est, sous des vocables assez vagues mais quand même significatifs (du genre « démocratie réelle »), un rejet de la représentation telle que les démocraties l’impose pour la défense du système capitaliste. Un autre point que nous avons évoqué à propos du dernier mouvement en France, c’est l’abandon de la notion d’affrontement direct avec les forces répressives de l’Etat pour d’autres tactiques : la paralysie de l’économie, la résistance passive, la désobéissance civile, etc. Tout se passe comme si une conscience diffuse s’était développée au sujet de l’impossibilité d’affronter les pouvoirs du capital par la force violente directe, étant donné l’ampleur et l’efficacité de l’arsenal répressif dont ceux-ci disposent aujourd’hui. Comme si ces pouvoirs répressifs pourraient être totalement paralysés non seulement par une grève générale mais encore plus par la généralisation d’un mouvement de refus divers et global rendant impossible toute action répressive.

La dispersion de ces mouvements de lutte ne doit pas masquer que l’on se trouve en face d’un bouillonnement qui ne s’est pas produit depuis longtemps, en fait depuis le lendemain de la première guerre mondiale. Peu importe ses balbutiements, ses imprécisions et ses limites, le fait est qu’il a franchi les frontières : le Wisconsin se réclamait de la place Tahrir, aujourd’hui des Syriens tentent de définir un comité de lutte et les « indignés » d’Israël copient la Puerta del Sol, un gourou en Inde remue les foules à la Gandhi et même des Chinois tentent ce qu’ils appellent une « révolution du ­jasmin » (4).

Il faudrait être totalement aveugle ou obtus dans ses certitudes politiques pour ignorer que quelque chose a changé à une échelle mondiale, sans qu’on puisse en préciser les contours précis ni le devenir. Certains voient dans cette généralisation la conséquence de l’expansion des moyens modernes de communication qui, effectivement, ne respectent nullement les frontières ; indéniablement cela joue dans le fait que ce qui se passe dans un point du monde est aussitôt connu dans un autre, même fort éloigné et, une fois que le vent de la révolte s’est levé, il peut souffler partout à une vitesse quasi instantanée et faire que des foules peuvent se rassembler en quelques heures ; mais une technique ne crée pas une situation commune ; celle-ci résulte de la globalisation de l’économie, de l’uniformisation des conditions d’exploitation du travail, et de la crise qui rogne peu à peu les situations acquises, gages de stabilité des Etats, et fait passer dans les oppositions et la révolte ceux qui étaient leurs plus sûrs soutiens.

Les pouvoirs en place – le capital et ses représentants – ne sont pas totalement désarmés devant cette sorte de marée libératrice (le mot est peut-être exagéré, mais il y a de cela dans ce qui se passe dans le monde). Ils tentent de s’immiscer dans ce qu’ils peuvent prévoir d’explosions là où des tensions à l’intérieur d’un Etat (dictature ou autre échappant ou tentant d’échapper à un contrôle ou à un autre d’une des grandes puissances) ont atteint un seuil critique. L’Egypte, la Libye, peut-être demain la Syrie, offrent de bons exemple de ces interventions directes ou indirectes pour s’assurer que ces révoltes ne font pas sortir les Etats concernés de la place qui leur est assignée par ces grandes puissances. Cela fait presque une dizaine d’années que des institutions américaines ont défini les méthodes pacifiques permettant de faire tomber non seulement les dictatures qui leur sont hostiles ou qui ont fait leur temps mais aussi les démocraties qui prendraient le « mauvais chemin ». Cela fut expérimenté dans l’intérêt de ces mêmes grandes puissances dans des pays comme l’Ukraine, la Géorgie, etc. Dans les révoltes de l’année, il semble bien y avoir eu de telles tentatives de manipulation. Mais c’est devenu un jeu dangereux car les mouvements, peut-être initiés par de telles manipulations, ont dépassé l’encadrement prévu et libéré des forces sociales – celles des prolétaires – dont il est difficile de calmer la révolte simplement par quelque réforme politique mineure.

Si l’on voulait résumer la situation de ce mouvement international de révolte face à toutes les formes de répression, on pourrait dire que tout reste à faire d’un côté comme de l’autre : les révoltes gardent leur potentiel éventuel d’un propre dépassement ; les pouvoirs, coincés dans l’énormité des problèmes de la crise et leur impuissance à les résoudre, n’ont pas encore trouvé les chemins d’une répression qui ferait balancer le rapport de forces de leur côté. Encore plaintives, ces révoltes pourraient-elle se muer en un mouvement radical contre l’ordre établi ? Tout dépendra de l’évolution de la crise. Et à ce sujet, toute prédiction serait hasardeuse.

H. S. 

NOTES

(1) Et éventuellement comment restaurer et accroître ce taux de profit ? – mais le capitalisme n’en est pas là aujourd’hui.

(2) En d’autres termes, faire baisser le prix de la force de travail en dessous du salaire nécessaire à sa reproduction afin d’augmenter la plus-value.

(3) Il est de bon ton aujourd’hui d’incriminer les gouvernements – c’est-à-dire le politique et les politiques – comme la cause des maux que déverse le capital.. C’est un écran de fumée pratique de tenter de faire croire que les gouvernements pourraient, s’ils étaient à la hauteur, régler le problème global de la crise, production et finance étroitement imbriqués. C’est ce dont veulent persuader des « experts » du genre Attali qui dans L’Express du 10 août 2011 peut écrire : « Les marchés ne laissent aucun répit aux peuples aussi longtemps que les hommes politiques ne se conduisent pas en hommes d’Etat ». Ce n’est pas nouveau. Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx écrivait déjà : « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour… A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. »

(4) Peut-on voir dans cette situation mondiale l’expression de ce que constatait Engels en 1885 : « Aujourd’hui le prolétariat allemand n’a plus besoin d’organisation officielle ni publique ni secrète ; la liaison simple naturelle de compagnons appartenant à la même classe sociale et professant les mêmes idées suffit, sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions ou autres formes tangibles, à ébranler tout l’empire allemand (...) Bien plus. Le mouvement international américain et européen est à cette heure devenu tellement puissant que non seulement sa forme première et étroite (ligue secrète) mais encore sa seconde forme, infiniment plus vaste (l’Association internationale des travailleurs, publique) lui est devenue une entrave et que le simple sentiment de solidarité fondé sur l’intelligence d’une même situation de classe, suffit à créer et maintenir parmi les travailleurs de tous les pays et de toutes les langues, un seul et même parti prolétarien. » (Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes.)

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