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Deux lettres : « Les techniques ne sont pas neutres » et « Les technologies, c’est le contraire de l’autonomie »

lundi 22 août 2011

Ces correspondances sont parues dans Echanges n°136, en réaction à l’article Tout ce qui est mauvais est bon pour la jeunesse. Quelques réflexions sur le futur du livre .

Les techniques ne sont pas neutres

D’un camarade de la Drôme (avril 2011)

« J’ai lu, dans les autres courriers [d’Echanges n° 135], qu’un autre postier vous avait envoyé une critique pertinente sur la souffrance au travail ; je suis en totale adéquation avec son analyse sur la souffrance au travail et je critique aussi la position des syndicats qui ne s’attaquent pas aux réels problèmes de l’exploitation capitaliste ; je souhaiterais entrer en contact avec ce postier (...).

J’ai été très satisfait de voir qu’Echanges avait fait un effort pour mieux faire connaître, à travers l’article de Philippe Godard et la note concernant la technique, ces différents courants politiques minoritaires très critiques vis-à-vis des nouvelles technologies (comme PMO) ; depuis la fin du XIXe siècle, diverses critiques dans le monde développé (Lewis Mumford, William Morris, John Zerzan, Ted Kaczinsky aux Etats-Unis ; Gilbert Keith Chesterton, George Orwell en Angleterre ; Eugène Huzar, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, François Partant en France) ont fort justement démontré que les techniques ne sont pas neutres et qu’elles n’ont pas à être clivées du rapport social d’exploitation dans l’analyse de l’économie capitaliste.

Malheureusement, ces analyses furent étouffées par les dogmes irrécusables du marxisme orthodoxe (la croissance indéfinie des « forces productives » !) et de certains courants anarchistes proches de ces derniers. Il aura fallu attendre un siècle, avec la crise du capital apparue dans les années 1970 avec des préoccupations sociales plus écologiques, pour que ce que nous appelons maintenant les « luddites » (en lien avec les anciens briseurs de machines à l’aube de l’industrialisation ) (1) puisse être redécouvert et compris comme une alternative possible, non pas au sein du capitalisme comme le voudrait les réformistes écolos bobos mais, à la place du capitalisme.

Fraternellement. P. M.


Les technologies, c’est le contraire de l’autonomie

D’une camarade de Lyon, mars 2011.

J’ai lu et apprécié votre article sur l’édition numérique. Comme j’ai auparavant lu le dernier numéro de Notes et morceaux choisis aux éditions La Lenteur intitulé « Ecole, la servitude au programme », que je vous recommande chaleureusement (...), je tenais à réagir au vôtre (pour en remettre une couche !).

« L’idée d’émancipation et les ouvrages qui se consacrent à la propager sont en diminution ou en voie d’extinction. Sans que cela dérange qui que ce soit : […] » Au contraire, il y a des gens que cela dérange, sans doute pas assez nombreux et relativement isolés. En tout cas assez inaudibles : ce qu’ils disent ou écrivent est accueilli par un silence assourdissant et ils sont très vite taxés de technophobie et de conservatisme, justement.

Je fais personnellement partie des « vieux » (plus de soixante ans), je ne me plains pas de ne plus rien comprendre (bien que je n’aime pas ce que je vois), je crois trop bien comprendre au contraire. Quant à comprendre Internet, qui peut s’en vanter sans être un « spécialiste » ? Et c’est bien là un des problèmes posés par les technologies en général et celle-ci en particulier : tout le monde est sommé de les utiliser sans rien y comprendre. C’est le contraire de l’autonomie, et il n’y a pas d’émancipation possible sans autonomie. Or tout concourt à nous priver d’autonomie. Qui la désire encore ? C’est si fatigant et on a déjà tant de soucis ! Les technologies numériques ne font qu’enfoncer un clou de plus dans le cercueil de notre autonomie, après le nucléaire (l’actualité prouve, s’il en était encore besoin, que la gestion du nucléaire ne peut être qu’opaque et très autoritaire sans parler du danger qu’il représente), les transports routiers omniprésents et autour desquels tout a été organisé (sans parler de la géopolitique qui va avec), l’agriculture industrielle, les nanotechnologies et les médias toujours prêts à nous vendre le tout sous le nom de « progrès » (de même que les partis politiques).

Il y a plus de trente ans que l’Encyclopédie des Nuisances analyse ces problèmes. Les éditions La Lenteur s’y emploient aussi, et je me reconnais dans ce courant de pensée. Je n’ai pas lu Nicholas Carr, mais j’ai lu Lewis Mumford et Günther Anders. Ce que j’en ai retiré pourrait se formuler grossièrement ainsi : si on tire sur un fil, il faut être prêt à défaire la trame. Il faut aussi avoir fait l’inventaire ; savoir dans quel monde on vit, ce qu’on en refuse et ce qu’on voudrait. Tout se tient et il faut être prêt à aller au bout de cette logique : qu’est-ce qui favorise l’autonomie et l’émancipation et qu’est-ce qui s’y oppose et dont il convient de se débarrasser ?

Non, autrefois ce n’était pas forcément mieux, mais il y a eu des moments dans l’histoire où la lutte pour l’émancipation de l’humanité était envisageable, il y a eu des opportunités manquées et aussi des défaites, et il est important de se réapproprier cette histoire avec une tournure d’esprit critique et dialectique. C’est ce que se gardent bien de faire les livres publiés à grand bruit médiatique et l’histoire officielle.

Parce que l’Homme se distingue en partie des autres espèces par sa culture, je ne peux pas m’empêcher de citer ici (un peu longuement) Lewis Mumford dans Les Transformations de l’Homme (Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris 2008) :

« Mais la culture posthistorique va plus loin : elle tend à automatiser toutes les activités, qu’elles soient stériles et serviles, ou créatrices et indépendantes. Même le jeu et le sport doivent en fait être normalisés et se voir appliquer le principe du moindre effort. Au lieu de considérer que le travail est un bon moyen pour façonner une personnalité plus hautement individualisée, l’homme posthistorique cherche plutôt à dépersonnaliser le travailleur, le conditionnant et l’adaptant afin qu’il s’intègre dans les méthodes impersonnelles de production et d’administration. Le conformisme totalitaire jaillit de la machine, et s’impose dans tous les secteurs qu’elle envahit : la procédure standardisée exige un comportement standardisé. Et le phénomène ne se limite pas aux États officiellement totalitaires (p. 168),

et p. 171-172 :

« L’homme moderne s’est déjà dépersonnalisé si profondément qu’il n’est plus assez homme pour tenir tête à ses machines. »

« L’homme posthistorique, disposant des immenses ressources de la science, a si peu confiance en lui qu’il est prêt à accepter son propre remplacement, sa propre extinction, plutôt que d’avoir à arrêter les machines ou même seulement à les faire tourner à moindre régime. En érigeant en absolu les connaissances scientifiques et les inventions techniques, il a transformé la puissance matérielle en impuissance humaine : il préférera commettre un suicide universel en accélérant le cours de l’investigation scientifique plutôt que de sauver l’espèce humaine en le ralentissant, ne serait-ce que temporairement. »

Et enfin, p. 173-174 :

« Avec le développement à venir des systèmes cybernétiques […], l’homme posthistorique est sur le point d’évincer le seul organe humain dont il fasse quelque cas : le lobe frontal de son cerveau.

En créant la machine pensante, l’homme a fait le dernier pas vers la soumission à la mécanisation, et son abdication finale devant ce produit de sa propre ingéniosité lui fournira un nouvel objet d’adoration : le dieu cybernétique.

L’automate ayant atteint la perfection, l’homme deviendra complètement étranger à son monde et sera réduit à néant – le règne, la puissance et la gloire appartiennent désormais à la machine. Plutôt que d’établir une relation riche de sens avec la nature pour obtenir son pain quotidien, il est condamné à une vie de bien-être sans effort, pour peu qu’il se contente des produits et des substituts fournis par la machine. Plus exactement, ce bien-être serait sans effort s’il n’imposait pas le devoir de consommer exclusivement les produits que la machine lui livre sans discontinuer, quel que puisse être son degré de satiété. L’incitation à penser, l’incitation à sentir et à agir, en fait l’incitation à vivre, auront bientôt disparu. »

Bien entendu, tout le monde n’en est pas encore là, mais l’économie triomphante s’y emploie partout, elle vise à imposer partout sa géniale technologie en détruisant tout sur son passage, de même qu’elle s’emploie à façonner une humanité capable de s’y adapter en détruisant « l’ancien monde » et donc les seules bases arrières des réfractaires. Comme vous le dites : « Qui l’emportera : la technologie ou la raison ? » Avec l’accélération de tout, le combat est déjà bien mal engagé pour l’humanité. A moins que …

A. S.

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