De la Tunisie à l’Egypte, du Yémen à la Syrie, de l’Iran à Londres ; de la France des retraites au Wisconsin américain ; de l’Espagne à la Croatie, du Burkina Faso à l’Irlande… l’année qui vient de s’écouler a vu la répétition du même type d’action de masse : des manifestations qui regroupent souvent un nombre imposant de protestataires, et dont la récurrence, parfois jusqu’à plus d’un mois, n’épuise pas la détermination.
La répression par les autorités en place, dont la gestion du système est contestée en gros et en détail, ne change guère ni la détermination (la Tunisie, l’Egypte en furent des exemples, la Syrie et le Yémen en sont d’autres) ni les objectifs (qui restent un changement de politique voire un changement de ceux qui la promeuvent) ni la méthode d’action (qui reste l’occupation continue ou répétée d’un espace public – un itinéraire de rues ou une place – par le plus grand nombre possible). Dans la plupart des situations que nous venons de citer, la répression avec tous ses degrés de violence (jusqu’au massacre, en passant par des arrestations massives) n’a pas modifié le caractère « pacifique » de la prime action des protagonistes qui, devant l’attaque, en sont réduits à se défendre – mais en général ils ne passent pas à une contre-attaque en sautant délibérément à l’émeute, voire à l’insurrection, visant les lieux même du pouvoir.
Le caractère quasi universel d’une revendication qui se veut avant tout politique (« une vraie démocratie »), traduit une volonté commune d’influer sur les décisions politiques par d’autres canaux que les règles juridiques du régime en place. Mais curieusement, dans la plupart de ces actions, on ne trouve pas la recherche d’un système global impliquant d’autres règles. Au contraire, tout se passe comme si les protagonistes comptaient sur d’autres, sur une certaine « élite », pour la mise en place de ce qui pourrait satisfaire les motifs de leur intervention dans cette action collective.
Une observation similaire peut être faite quant à l’organisation de ces manifestations. On y trouve un mélange assez paradoxal de suivisme d’organisations existantes légales (dont le caractère conventionnel inspire pourtant une certaine méfiance) et de volonté distincte qui ne s’exprime pas seulement dans la détermination dont nous avons parlé, mais aussi à travers des initiatives individuelles ou collectives de tous ordres, en contradiction avec ce suivisme. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi, mais cette sorte de schizophrénie a été beaucoup plus marquée dans les événements récents – quoique avec des différences importantes ; la Tunisie, l’Egypte et le Wisconsin portent cette marque distincte d’initiatives utilisant notamment les moyens de communication modernes.
Cependant, dans aucune des situations relevées, cette tendance à l’initiative de masse n’a été assez forte pour entraîner la formation d’organismes de base sui generis distincts des organisations conventionnelles, organismes assez écoutés et assez nombreux pour pouvoir, par leur fédération et leurs débats, sortir l’ensemble de l’ornière politique dans laquelle ils se sont finalement enlisés. L’exemple égyptien est aussi emblématique de ce point de vue et vient précisément en contrepoint : l’inexistence d’une telle tendance de base (peut-être en partie due à la dure répression du régime en place) a permis à des influences extérieures puissamment organisées (notamment liées aux Etats-Unis) de se substituer à la fois aux partis et syndicats trop liés au régime et aux manifestants, pour jouer un rôle de coordination dans une orientation spécifique qui n’apparut que dans le cours des événements (voir p. 9). Dans ce contexte, des groupes politiques constitués ou des marginalités activistes ont pu penser jouer un tel rôle de coordination, de discussion et d’intervention pour atteindre le but politique initial. D’où par exemple, pour parler de ce que nous connaissons le mieux, la formation de comités locaux d’action (souvent baptisés interpro) dans le mouvement contre la réforme des retraites en France, comités dont les efforts méritoires ne furent guère récompensés, leur rôle étant finalement souvent réduit à celui d’auxiliaire des organisations traditionnelles.
Ce qui se passe en Espagne depuis le dimanche 15 mai pourrait redonner espoir à de telles tentatives. Des milliers de manifestants (jusqu’à 60 000) se sont rassemblés dans une cinquantaine de villes espagnoles pour protester contre « le système » et à Madrid pour occuper jour et nuit une place centrale dont ils furent finalement délogés par la police. Ces manifestations et occupations ont été lancées à l’appel d’un collectif – « Les Indignés de la Puerta del Sol » – ayant pour slogan « Sans logement. Sans boulot. Sans retraite. Sans peur » et qui se donne pour tâche de coordonner les efforts pacifiques pour une « vraie démocratie » en utilisant les moyens de communication qui ont fait leurs preuves dans les manifestations des « pays arabes ». Cette manifestation s’est renouvelée le mercredi 18 mai, beaucoup plus imposante malgré son interdiction et l’intention d’une partie des manifestants était de camper sur place. Des manifestations semblables se sont tenues dans d’autres villes d’Espagne et menacent de faire tache d’huile en Italie. Il est certain que cela peut être l’amorce d’un mouvement, similaire en apparence avec celui des révoltes des pays arabes, mais avec d’autres implications et d’autres perspectives – qui ne sont pas clairement apparentes au moment où nous écrivons ces lignes.
Peut-on voir dans cette tentative, qui va déjà au-delà de ce qui s’était produit auparavant et ailleurs, le signe d’un dépassement et d’un approfondissement des limites des manifestations, certes généralisées mais séparées dans leurs cadres nationaux ? Un dépassement polarisant des espérances latentes qui ne parvenaient pas à prendre corps.
H. S.