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Italie / Automobile

Le vote chez Fiat, une nouvelle rupture dans les relations sociales

jeudi 16 juin 2011

Ce texte est paru dans Echanges n° 135 (hiver 2010-2011).

« Le vote de Fiat est capital pour l’industrie italienne » : c’est par ce titre que le Financial Times du 16 janvier 2011 salue l’adoption par référendum, auprès des 5 431 ouvriers de l’usine mythique Mirafiori à Turin, des transformations des relations de travail.

Pourtant le résultat était prévisible, car il n’est que l’aboutissement d’un long processus sur un accord déjà signé par six syndicats (sur sept présents dans l’usine, l’exception étant le syndicat CGIL) et le terme d’un chantage à la fermeture qui a persisté pendant toute cette restructuration de Fiat Italie. En revanche, le vote est bien capital mais pas seulement pour l’industrie italienne, car il est un exemple de plus, notamment pour l’Europe, des ruptures dans les relations sociales avec la destruction des cadres nationaux qui posaient des limites collectives aux conditions d’exploitation (1).

L’empire Fiat n’est qu’un exemple de ce qui se passe dans la sphère de la production mondiale, notamment dans l’automobile. Non seulement Fiat, ces dernières années, a largement délocalisé (à ses cinq sites italiens [80 000 travailleurs] il a ajouté des usines notamment en Pologne, Brésil, Serbie, Amérique du Nord – un total mondial de 190 000 travailleurs), mais il a pris une participation chez Chrysler restructuré (en visant le contrôle total) pour se hisser au niveau des grands mondiaux.

Dans la féroce compétition, exacerbée par la crise avec la pression générale sur les coûts de production, l’opération italienne de Fiat prend une signification particulière pour l’ensemble du prolétariat, italien, européen et mondial. Cette levée de toutes les barrières nationales d’un côté laisse libre champ aux conditions d’exploitation mais de l’autre, en mettant tous les prolétaires de ce secteur en concurrence sur le même plan international, tend à unifier leurs luttes.

La stratégie de Fiat pour parvenir à cet alignement des conditions d’exploitation dans les usines italiennes sur celles délocalisées s’explique en quelques chiffres : les 6 000 travailleurs de l’usine Fiat polonaise de Tychy, la plus productive d’Europe, sortent une voiture toutes les 35 secondes et, lorsque cette usine atteint 100 voitures par an par salarié, l’usine brésilienne en est à 76 et celles d’Italie à 29,4. L’offensive des patrons de Fiat a visé successivement les trois principales usines italiennes, en commençant là où les résistances pouvaient être les moindres. Tout d’abord, Fiat a refusé d’entamer une quelconque discussion collective avec les syndicats à l’échelle du groupe,cherchant à imposer des contrats usine par usine. D’abord fut annoncée, début 2010, la fermeture définitive en 2011 de l’usine sicilienne de Termini Imerese, près de Palerme (2). Pour briser toute velléité de résistance dans le groupe Fiat, le directeur général, Marchionne, annonce au même moment que 30 000 travailleurs de six usines italiennes seront mis en chômage technique pour quinze jours, en ajoutant que « Fiat gagnerait davantage si elle n’avait pas d’usines en Italie », ce qu’on confirme par le transfert de la production de Sicile en Serbie. De fait, outre des actions locales ponctuelles, les syndicats ne lancent contre cette fermeture qu’une grève de quatre heures, présentée comme le prélude d’une « mobilisation générale » qui ne verra jamais le jour.

Il reste à franchir le cap des deux autres usines importantes, celle de Naples et celle de Turin.

La première visée est la plus vulnérable. A Pomigliano d’Arco, dans la banlieue de Naples (environ 5 000 travailleurs), la réforme des conditions de travail proposée introduit plus que la flexibilité totale ; nous dirons en quoi lorsque nous évoquerons le même scénario pour l’usine mère de Turin. Tous les syndicats sauf celui « de gauche » (CGIL) finissent par être d’accord sur cette réforme qui doit être soumise aussi aux travailleurs du site, avec une surenchère au chantage de Marchione : l’usine sera fermée si le « oui » à la réforme n’atteint pas 80 %. Dans une région au taux de chômage endémique particulièrement élevé, le résultat ne fait pas de doute, mais pas comme le souhaite la direction : le 22 juin 2010, sur les 95 % de votants, le « oui » atteint 62 %, ce qui représente en fait quelque 55 % des travailleurs. Pour prolonger le suspense et pour préparer la suite, la décision d’investir et de rapatrier une partie de la production polonaise n’est prise qu’un bon mois plus tard.

C’est en fin d’année, le 24 décembre, que le même type d’accord est signé par tous les syndicats à l’exception de la CGIL (3) pour l’usine de Mirafiori à Turin (5 500 travailleurs). Il est accepté les 13 et 14 janvier 2011 par une majorité de 54,05 % des 94,2 % de votants, ce qui fait tout juste la moitié des travailleurs turinois (4). L’accord ainsi consenti est le même que celui accepté à l’usine de Naples. Fiat envisage de l’étendre à l’ensemble de ses usines italiennes mais, comme le souligne l’article du Financial Times, il va servir de modèle pour les relations de travail en Italie dans l’avenir.

C’est en ce sens qu’il convient d’examiner de près son contenu. En voici les points essentiels :
- chaque travailleur doit signer individuellement chaque partie de l’accord. Cela signifie que ce travailleur perd toute référence à un contrat collectif et est exposé à toute action disciplinaire individuelle en cas d’infraction à cet engagement par exemple en cas de grève ;
- seuls les syndicats signataires auront le droit de présenter des candidats aux élections de représentants dans l’entreprise, ce qui pratiquement signifie une sorte d’adhésion obligatoire ;
- seuls les syndicats signataires auront le droit de convoquer des assemblées dans l’usine ;
- trois schémas possibles de travail en équipe, certains impliquant des équipes de 10 heures ;
- heures supplémentaires obligatoires jusqu’à 120 heures annuelles au-delà des 40 heures, soit quinze jours de travail supplémentaires qui peuvent être imposés le dimanche ou les jours de fête ;
- le temps global des pauses dans une équipe est réduit de quarante minutes à trente minutes, soit trois pauses de dix minutes ;
- les primes sont réduites à une seule qui n’est pas payable aux nouveaux embauchés ;
- après la troisième absence non justifiée, non-paiement des jours non travaillés ;
- sanctions pour refus de participer à des séances de formation ;
- mutation sur d’autres postes de travail entièrement à la discrétion de Fiat.

Sans minimiser tout ce qui touche directement aux conditions d’exploitation, le point le plus important est la rupture avec le concept juridique de travailleur collectif, c’est-à-dire dont le contenu du contrat de travail individuel est réglé par des contrats collectifs et le code du travail. Le paradoxe des deux votes est que des accords d’usine, qui peuvent d’ailleurs être identiques, remplacent cet encadrement collectif par un contrat écrit individuel, liant le travailleur directement à son employeur, échappant à toute autre règle collective et aux possibilités de contrôle qui en découlaient (les deux accords seraient illégaux eu égard au code du travail et même à la constitution qui légitimise le droit de grève). Cela rejoint les tendances à l’individualisation du poste de travail que l’on constate partout, notamment en France, bien que les contrats individuels restent soumis à certains accords collectifs et à un droit du travail étendu. Pour pouvoir échapper aux contrats collectifs encore en vigueur en Italie, qui découlaient de l’appartenance de Fiat au syndicat patronal Cofindustria, Fiat a non seulement transformé les structures juridiques du groupe mais a démissionné de la Cofindustria, ce qui lui laisse le champ libre pour régler les conditions de travail dans ses usines, notamment par ces accords signés dans les deux principales usines du groupe (5).

Laissons la parole de nouveau au Financial Times (12 janvier 2011) : « La victoire de Serge Marchionne (…) représente un événement crucial pour les relations sociales en Italie (…) Elle donne aussi un aperçu de la lutte que doit affronter l’industrie automobile européenne qui cherche à résoudre la surproduction et à améliorer la productivité dans la compétition avec les constructeurs meilleur marché en Asie et en Amérique. Les patrons de l’industrie italienne célèbrent la victoire de Marchionne (…) Beaucoup espèrent que cette percée donnera du poids aux négociations pour des contrats plus flexibles, aussi bien dans les banques que dans les entreprises semi-étatiques »

Malgré le départ de Fiat de la Cofindustria, ce syndicat patronal comme le gouvernement approuvent les deux accords et le président de la Cofindustria a déclaré récemment : « Mirafiori est un virage important. On doit aller de l’avant en adoptant des régulations ad hoc pour les usines et les branches industrielles. » On peut penser que ces accords Fiat vont servir de modèle pour toutes les relations sociales en Italie et que cela va signifier le démantèlement du système garantissant aux travailleurs des droits collectifs constituant une protection contre les abus dans l’exploitation de la force de travail.

Cela serait-il valable pour la France ? Le départ d’une entreprise du Medef permettrait-il à cette entreprise d’échapper à toute la législation du travail et aux contrats collectifs ? Un accord collectif s’applique en France lors de sa conclusion seulement au champ d’entreprises défini dans l’accord lui-même, à tous les salariés des seules entreprises adhérant au syndicat patronal signataire. Il est généralisé par décret à toutes les entreprises, adhérentes ou non au syndicat signataire, dans la zone géographique définie dans le décret. A ce moment, l’appartenance ou non à un syndicat patronal ou une démission n’ont plus aucun sens.

En revanche, cela deviendrait possible si l’accord n’avait pas fait l’objet d’une extension, ce qui ouvrirait la possibilité de situations identiques à celles qui se posent à propos de Fiat. Cependant, dans la période récente, une infinité de contrats précaires de même que l’individualisation des postes de travail (voire le salaire au mérite) ont souvent créé des situations qui se rapprochent de celle des travailleurs de Fiat après les accords d’usine. La nouveauté, c’est que ce changement radical dans les relations de travail s’est fait à grande échelle, en le faisant accepter aux travailleurs par un chantage épaulé par la crise qui a balayé en faveur du patronat le rapport de forces préexistant.

H. S.

NOTES

(1) Les Etats-Unis furent parmi les premiers, sous les me- naces de fermeture et en utilisant toutes les ressources de la législation sur les faillites, à obtenir la renonciation par le syndicat de l’automobile UAW à tous les contrats collectifs antérieurs et une transformation drastique des conditions de travail (dont une baisse des salaires de 50 %). En s’acoquinant avec Chrysler, Fiat a profité de cette situation pour se hisser à la taille internationale. C’est lors de cette annexion que le directeur général de Fiat, Sergio Marchionne, a précisé la ligne générale de ses conceptions en matière de gestion de la force de travail : « Il faut accepter une culture de la pauvreté plutôt qu’une culture des droits. » Cette évasion des limitations du cadre national des règles sur les relations de travail peut se faire par d’autres voies, comme par exemple la discussion actuelle d’une convention collective européenne des chemins de fer.

(2) Cette usine de 1 400 travailleurs avait été le fruit d’une décision politique pour réduire le chômage et se heurtait aussi à des problèmes propres à la Sicile, l’influence de la Mafia.

(3) Le refus du syndicat FIOM (CGIL) (15 % des ouvriers de Mirafiori contre 38 % aux autres syndicats et 47 % de non-syndiqués) de signer les accords pour les deux usines ne doit pas faire illusion, même si apparemment ce refus les exclut pratiquement de toute discussion ou représentation sur ces sites. Il y a un conflit à ce sujet entre la tête de la confédération CGIL (qui approuve les accords et dont un dirigeant a même déclaré qu’il « saluait le sens des responsabilités des travailleurs qui ont sauvé des milliers d’emploi ») et les syndicats de base de la FIOM La grève de 8 heures lancée pour le 28 janvier ne changera pas grand-chose mais de nombreux indices dans les déclarations des leaders montrent qu’il finira par se rallier après des oppositions de façade.

(4) Ce pourcentage se retrouve avec quelques légères variantes dans un décompte par catégories sauf sur la chaîne de montage où le rejet (53,2 contre 46,8 %) est beaucoup plus net. L’appoint pour l’approbation est fourni par les départements employés qui approuvent à 95,5 % contre 4,5 % de non, on devine aisément pourquoi. Ce qui permet de situer les fractures entre prolétariat et couches moyennes de salariés .

(5) La division juridique de Fiat en deux entités distinctes – FiatSpa pour les voitures et Fiat Industrial pour les camions et véhicules spéciaux – n’est pas liée directement avec cette rupture dans le concept des relations de travail. Elle correspond à des nécessités financières et aux projets éventuels de reprise directe de Chrysler.

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