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Histoire du mouvement ouvrier (7) 1950-1955 : Recul et reprise des luttes

jeudi 28 octobre 2010

Cet article fait partie d’une série d’articles consacrés à l’histoire du mouvement ouvrier en France.

1. La lutte pour la diminution du temps de travail (Combat Communiste) voir article 1561

2. La CGT, de la Charte d’Amiens à Mai 68 (Combat Communiste) voir article 1562

3. La CFDT de la création (1964) à 1976 (Combat Communiste) - voir article 1563

4. L’union sacrée en 1914-18 (Combat Communiste) voir article 1566

5. Juin 36 (Combat Communiste et Pierre Monatte )- voir article 1567

6. Luttes ouvrières 1944-47 (Combat Communiste, Pierre Bois, Courant Alternatif, Communistes révolutionnaires )- voir article1569

7. 1950-1955 (Combat Communiste) 1571

8. 1961-1963 : Les mineurs en lutte (Combat Communiste) 1574

9. Luttes de classe en France 1964-1967 (Combat Communiste) 1575

10. Mai-Juin 68 une occasion manquée pour l’autonomie ouvrière 1577 (Mouvement communiste)

11. Mai 68. Dix ans après (Combat Communiste)

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1950-1953 : Une période de recul

Le début des années 1950 est marqué, après la défaite des mineurs en 1948, par un recul sensible des luttes ouvrières :

– La classe ouvrière est sur la défensive, divisée sur le plan syndical par la guerre froide. CGT, CFTC et FO s’entredéchirent. Les conflits coloniaux s’étendent (le 25 juin 1950, les Américains interviennent en Corée) et aucune riposte ne s’organise contre la sale guerre d’Indochine, soutenue par FO, qui défend le « monde libre » et par la CFTC, par souci d’ « apolitisme ».

– Le Plan Schumann, lancé en mai 1950, mis en route en 1953, sous le couvert de l’unité européenne, cache une grossière tentative de rassembler les Etats de la zone du capitalisme privé traditionnel contre le bloc « capitaliste d’Etat ». Les appareils syndicaux sont bien évidemment conviés à participer aux réunions des organismes dirigeants de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Ceci ne peut que plaire à la CFTC et à FO avides de montrer leurs capacités de gestionnaires aux patrons et qui camouflent leur collaboration en expliquant qu’il s’agit d’un moyen de « faire reculer les trusts » !

La CGT (1) est obligée, en raison de ses liens avec le PCF, de s’opposer à la CECA et à la CED, et de présenter la constitution d’un ensemble Ruhr-Lorraine comme une machine de guerre « antisoviétique ». Mêlant une propagande anti-allemande et anti-américaine chauvine à la dénonciation des hauts fonctionnaires nazis toujours en place en RFA, la CGT s’oppose à l’entrée de l’Allemagne dans l’OTAN, mène campagne contre la bombe atomique (tant que l’URSS ne la possède pas), puis pour un désarmement général, et prétend mobiliser les travailleurs contre la fermeture des mines, l’augmentation du chômage et les menaces contre le Plan et les industries nationalisées qu’occasionnerait la remise sur pieds de l’économie allemande. C’est l’époque où le PCF, pour assurer le succès de sa campagne contre la CED « recherche des alliés dans toutes les couches de la population, y compris parmi les plus réactionnaires ». A cet effet, il a sacrifié ou mis en sourdine toute autre campagne, toute autre revendication.

« Pour dresser le front le plus large de tous les « bons Français » contre la CED, il a pratiquement soutenu des hommes comme le maréchal Juin, il s’est gardé de dénoncer les équipes fascistes qui avaient manifesté contre Laniel et Pleven. Pendant toute la dernière période de la guerre d’Indochine, notamment pendant la bataille de Dien Bien Phu, quand les soldats et partisans du Vietminh se lançaient à l’assaut des barbelés, le Parti communiste a totalement failli à son devoir de solidarité prolétarienne. Les colonnes de l’Humanité parlaient du sang qui coule, c’est-à-dire du corps expéditionnaire et en second lieu des combattants de la révolution coloniale » (Quatrième internationale, n° 6-8, volume 12).

Aucune lutte ouvrière d’importance ne se déroule en France avant l’été 1953, si ce n’est des conflits isolés : grèves des dockers et cheminots contre l’arrivée du matériel de guerre américain en 1950, grèves de la RATP et de la SNCF en 1951, manifestations contre la venue en France du général américain Ridgway qui a expérimenté des armes bactériologiques en Corée.

Le gouvernement profite des grèves et manifestations politiques qu’organise la CGT pour effectuer des perquisitions et arrêter plusieurs dirigeants syndicaux staliniens pour « atteinte à la sécurité de l’Etat », « incitation à l’émeute », « tentative de démoralisation de l’armée », etc.

Une véritable chasse aux sorcières se déroule pendant les premières années de guerre « froide ».

« Le gouvernement se lançait à l’attaque contre le PCF. Ses journaux sont poursuivis, comme du temps de Tardieu. Le ministre Jules Moch se livrait à une dénonciation des subventions que le PCF aurait reçues de l’étranger. Des centaines d’originaires des pays du glacis étaient expulsés de France. Dans toutes les administrations étaient épurées, aussi bien dans les anciennes administrations (il n’y a plus de préfets staliniens et il reste très peu de hauts fonctionnaires staliniens en activité) que dans les conseils d’administration des industries nationalisées (où les staliniens s’étaient taillé de véritables fiefs) ». (Quatrième internationale, volume 8, n° 1).

Combat communiste n° 17, juillet 1976

1. À cette époque, « la CGT conserve la plus large influence sur les travailleurs et recueille de 60 à 70% et parfois davantage de voix aux élections des délégués ouvriers, que ce soit dans les usines de la métallurgie, les mines, les cheminots, les docks, le bâtiment… Les autres syndicats (réformistes, chrétiens et autres) ne sont guère implantés que chez les employés ou dans quelques rares régions ».

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Août 1953

En août 1953, après environ cinq ans de calme social, quatre millions de travailleurs du secteur de la Fonction publique vont se mettre en grève illimitée. La grève durera trois semaines, malgré l’opposition des bureaucrates syndicaux, les manœuvres et l’emploi de la force par le gouvernement, les efforts déployés par la CGT pour empêcher que le mouvement s’étende au secteur privé. Plus un train ne circule, le courrier est totalement paralysé, les mines aussi. Le gaz et l’électricité sont coupés durant de nombreux jours.

Laniel, président du Conseil, obtient le 11 juillet des pouvoirs spéciaux jusqu’au 1er octobre pour réaliser quelques milliards d’économie dans les entreprises nationalisées et la fonction publique.

« Ce gouvernement improvisé après les “expériences” du type Pinay se plaçait simplement dans la même ligne réactionnaire que ceux qui l’avaient précédé : accommodation à la stagnation de l’économie, incapacité de régler ses problèmes les plus brûlants (rapports avec les Etats-Unis, Indochine, colonies, tentatives de faire supporter à la classe ouvrière tout le poids du bilan de faillite du capitalisme français » (Socialisme ou barbarie, n° 13).

Ce sont les décrets lois Laniel qui vont provoquer l’explosion de mécontentement des travailleurs. Ces décrets prévoient :

– « la suppression d’emplois dans la fonction publique (les syndicats avancent le nombre de 4000 auxiliaires) et la limitation du recrutement des auxiliaires ;

– le recul de deux ans de l’âge de la retraite ;

– la modification des règles d’avancement des instituteurs et agents des PTT ;

– la modification des régimes spéciaux des entreprises nationalisées ». (Histoire du mouvement ouvrier français, tome 3, Jean Bron, Editions ouvrières.)

Quatre millions de grévistes

Les maigres « privilèges » (sécurité de l’emploi, régime d’assurances sociales plus avantageux) obtenus par les fonctionnaires devaient servir à garantir leur fidélité au gouvernement. La remise en cause de ces « acquis » jette les employés de la fonction publique dans la bagarre contre la Quatrième République. Les syndicats avancent des mots d’ordre timides (une journée de protestation, 24 heures ou 48 heures de grève), mais la grève fait tache d’huile : il y a deux millions de grévistes le 7 août.

« Ce furent les postiers de Bordeaux qui spontanément déclenchèrent la grève. Dans cette corporation, le téléphone et le télégramme transportèrent la nouvelle rapidement à travers le pays : d’heure en heure, les débrayages allaient se succéder » (Quatrième Internationale, volume 11, n° 8-10).

« Les décrets Laval sont publiés le 10 août et les grèves s’étendent, dans la plupart des cas sans limitation de durée : mines, EGF, SNCF, RATP, le 11, tout le secteur public le 12, puis le 13 le secteur privé est atteint : métallurgie surtout, mais aussi le commerce, les banques et le bâtiment. Le nouvel objectif d’augmentation des salaires devient aussi important que la lutte contre les pouvoir publics. » (Histoire du mouvement ouvrier français, op. cit.).

« Plus un train ne circulait. Pas une lettre n’était distribuée. Télégrammes et communications téléphoniques n’étaient admis que pour les cas graves ou urgents. Pas de transports dans la région parisienne. Les services municipaux des grandes villes (nettoyage, enterrements) ne fonctionnaient pas. Les services d’Air France s’arrêtaient. Le mouvement s’étendait à la marine marchande, les plus grands navires étaient immobilisés en pleine période de tourisme. Les douanes ne fonctionnaient plus. Les hôpitaux étaient gérés par les comités de grève à Paris.

« Ce sont les postiers qui jugeaient de l’urgence ou de la gravité des communications pour donner la ligne téléphonique… ou pour la retirer aussitôt qu’ils s’apercevaient, en suivant les conversations, qu’ils avaient été trompés. Ce sont les cheminots qui organisaient des rames pour déplacer des piquets de grève ou pour tenir des réunions. Ce sont les travailleurs municipaux dans les communes à municipalité ouvrière qui décidaient de certaines mesures comme le ramassage des ordures pour des raisons d’hygiène. La paralysie gagnait le pays tout entier : les grandes usines allaient ouvrir leurs portes, les ouvriers allaient-ils épauler le mouvement ? »

Mais pour que les travailleurs, notamment les métallos, débrayent, il aurait fallu que ces ouvriers qui revenaient de vacances sans argent, se soient vu proposer « un mot d’ordre large, un objectif plus vaste que l’abrogation de décrets-lois qui ne les frappaient qu’indirectement » (Quatrième internationale n° 8-10, volume 11).

Laniel décide de prendre des mesures de réquisition et d’engager des poursuites contre ceux qui n’auraient pas repris le travail le 18.

Un mouvement politique

« Les grévistes avaient conscience de l’enjeu politique de la lutte qui les opposait au gouvernement et les plus anciens parlaient aux jeunes ouvriers de Juin 36. Le gouvernement ne fut ni assez fort, ni assez cohérent pour briser le mouvement. La prime spéciale qu’il accorda aux agents de police fit douter de son autorité auprès de ses serviteurs plutôt qu’elle ne prépara ces derniers à des combats de rue. Il n’osa pas les lancer contre les grévistes. Malgré un effort spécial pour remettre en marche les transports et communications, il ne parvint, avec l’aide du haut personnel de direction de la SNCF, qu’à lancer quelques trains de voyageurs de parade et le recrutement de jaunes fut un lamentable échec dans les PTT ». Mais « ni dans les revendications (maintien du régime antérieur des retraites) ni dans l’organisation des grèves (le plus souvent pas de comités de grève élus, mais des comités formés des différents responsables syndicaux, voire de simples comités de coordination intersyndicaux, absence de manifestations de rue, évacuation des chantiers ou bureaux), les grévistes ne s’affranchirent de la tutelle des organisations syndicales » (Socialisme ou barbarie, n° 13).

« FO (1) et surtout la CFTC freinent le mouvement. Les ministres MRP font pression sur les syndiqués chrétiens pour qu’ils brisent la grève et sur le gouvernement Laniel pour qu’il accorde aux salariés quelques avantages justifiant cet abandon » (Histoire du mouvement ouvrier français, op. cit.).

La reprise du travail a commencé à se faire à partir du 21 août sur de vagues promesses : FO et la CFTC bien sûr donnent l’ordre de reprise du travail et acceptent de signer un accord avec le gouvernement à la SNCF. Puis la CGT donne à son tour la consigne de reprendre le travail.

Août 1953, même s’il ne se termine pas par une victoire des travailleurs, met fin à la paralysie des travailleurs occasionnée par les tactiques, opposées en paroles mais parallèles en fait, des staliniens et des sociaux-démocrates.

Combat communiste n° 17, juillet 1976

1. Ainsi Bothereau de FO déclare : « Devions-nous généraliser le conflit ? La grève générale c’était ouvrir la porte aux possibilités de manœuvres communistes qui vont par tradition contre le régime. Or le Bureau confédéral n’est pas fait pour jouer la vie de Force ouvrière à quitte ou double. »

**********

1955

Après l’année 1953, commence une période de bonne conjoncture qui, dans un premier temps, fait diminuer le nombre de luttes. Puis, le plein emploi a un effet boomerang et encourage les travailleurs à engager la bagarre contre le patronat.

C’est à cette époque que le PCF et la CGT développent leur pseudo théorie de la « paupérisation absolue et relative de la classe ouvrière » qui, sous prétexte de lutter contre le réformisme, désarme les militants qui tiennent un discours opposé à la réalité.

« Au lieu de mettre en avant de grandes revendications (contrats collectifs, diminution des heures de travail), la CGT préconisa la “particularisation des luttes”, c’est-à-dire le dépôt de revendications à l’échelle d’un atelier ou d’une équipe même. Les luttes ne pouvaient dans ces conditions en général aller bien loin. Dans quelques cas, les patrons ne les attendaient même pas pour donner çà et là des augmentations qui, dans la bonne marche des affaires, ne leur coûtaient pas trop. Cette tactique allait d’ailleurs à la rencontre de la politique patronale qui entendait diversifier au maximum les salaires, leur base de calcul, précisément pour tenter d’empêcher que n’apparaissent des revendications générales et un mouvement d’ensemble. » La situation n’est cependant pas partout la même, comme en témoignent les grèves de Nantes et Saint-Nazaire.

Saint-Nazaire 1955

Dans la métallurgie, l’augmentation des cadences, l’introduction de nouvelles méthodes de travail s’ajoutent aux abattements de zone (30% de différence par rapport aux salaires parisiens) et alimentent le mécontentement ouvrier. Les grèves tournantes démarrent à partir d’avril aux chantiers navals de Penhoët et de Saint-Nazaire.

« Dans une population qui atteint (…) 40 000 habitants on compte 15000 ouvriers métallurgistes. La construction navale emploie près de 11 000 salariés aux Chantiers de l’Atlantique (…) ; deux mille salariés travaillent dans de petits chantiers qui sont en fait des sous-traitants (…). En revanche, près de 3000 ouvriers sont employés à Ouest-Aviation (…) qui n’a pas de rapports avec les Chantiers de l’Atlantique » (1).

Les ouvriers viennent d’un peu toute la région et conservent des liens avec les paysans. Il y a des traditions de lutte (en 1948, les travailleurs ont construit des barricades et plusieurs grèves ont éclaté entre 1948 et 1950).

Au mois de juin, le conflit se durcit après que les travailleurs ont occupé spontanément les bureaux de la direction, séquestré le directeur et hissé le drapeau rouge sur le bâtiment. Le lendemain, 21 juin, les ouvriers de toutes les usines métallurgiques de Saint-Nazaire se mettent en grève, attaquent les CRS qui occupent les chantiers et obligent le maire (un « socialiste ») à les retirer de la ville.

Les ouvriers refusent toutes les propositions patronales et les compromis syndicaux. Le 1er août, les gardes mobiles interviennent contre les ouvriers qui brûlent les lettres individuelles que leur a envoyées la direction et qui mettent le feu aux bâtiments de la direction. Les patrons prennent peur et accordent une augmentation de 17% quelques jours plus tard.

Nantes 1955

La victoire de Saint-Nazaire a immédiatement des répercussions à Nantes, ville voisine avec laquelle existe une tradition de solidarité.

Le 17 août, les ouvriers font spontanément le siège de la Fédération patronale où se tiennent des négociations avec les syndicats. Ils empêchent les patrons de sortir, les obligeant à céder de plus en plus : 10, puis 15, puis 20 puis 33 francs.

Les travailleurs envahissent l’immeuble aux cris de « Nous voulons 40 francs » et passent le mobilier et les papiers par les fenêtres. « Un ouvrier ouvre alors la porte de la salle des séances, demande calmement : “Lequel que j’étrangle ?” et tous envahissent la salle : à 15 h 30, devant l’ampleur de la manifestation, les patrons cèdent les 40 francs et sortent de la salle des séances en file indienne entre une haie d’ouvriers qui les injurient ; ils trouvent leurs voitures avec les pneus crevés et doivent repartir à pied. Dans la soirée, les directions dénoncent l’accord acquis sous la “contrainte” (2) ».

Le lendemain, 10 000 ouvriers descendent dans la rue et attaquent les flics devant la préfecture où les syndicats sont en train de négocier. Une bombe fabriquée par les manifestants blesse 27 CRS. Le jour suivant, un groupe d’ouvriers attaque un journal local. L’après-midi, la prison (où des grévistes sont emprisonnés) et le Palais de justice sont attaqués à leur tour. Une armurerie est pillée à la suite de la mort d’un manifestant tué par balles.

Les syndicats se refusent à tout mot d’ordre de grève générale à l’échelle de la région et dénoncent les « provocateurs ». A la suite d’une série de manœuvres et de consultations bidons, les syndicats reprennent le contrôle du mouvement en quelques jours. La grève s’éparpille et s’épuise : le travail reprend lentement, les patrons font des propositions de plus en plus ridicules et licencient des travailleurs combatifs. Le mouvement s’effrite jusqu’en septembre et, même s’il a des répercussions à la rentrée dans le textile, les mines, le bâtiment et la SNCF, il se termine par un échec. Cependant, la peur du gouvernement et du patronat que la lutte gréviste redémarre est telle qu’ils décident d’accorder le troisième semaine de congés payés le 15 septembre 1955. C’est l’accord Renault, un accord anti-grèves d’ailleurs.

« Cet accord garantit une augmentation annuelle des salaires de 4% en fonction des progrès techniques, une troisième semaine de congés payés, des indemnités journalières en cas de maladie, la retraite complémentaire pour les ouvriers. mais les syndicats s’engagent, pour une durée de deux ans, à ne recourir à la grève qu’après avoir épuisé toutes les autres solutions » (3).

Les grèves de 1953-1955 sont suivies par un recul encore plus profond des luttes et il faudra attendre 1961 pour voir redémarrer des luttes d’une certaine ampleur. mais le bilan de cette période n’est pas entièrement négatif. Même si le mouvement gréviste de Nantes et Saint-Nazaire est resté isolé, sans écho réel à l’échelle nationale, grâce à la tactique de la bureaucratie syndicale, les travailleurs n’oublieront pas de sitôt les moments qu’ils ont vécus dans les bagarres avec les flics dans les grandes manifestations et les meetings de solidarité à l’échelon régional où ils ont pu sentir leur force et leur cohésion face à l’ennemi de classe.

« Alors que deux ans plus tôt, les fonctionnaires n’avaient pu dépasser les limites que s’étaient assignées les organisations syndicales durant tout l’été de 1955, les ouvriers métallurgistes de Nantes et de Saint-Nazaire non seulement entrent à nouveau en lutte spontanément mais, pour la première fois depuis 1936, mènent une lutte autonome, indépendamment des organisations syndicales, s’opposent plusieurs fois aux compromis que celles-ci concluent avec le patronat, affrontent victorieusement les CRS dans la rue, affirment leur volonté de lutter, au-delà des revendications salariales contre la politique capitaliste de hiérarchisation des salaires qu’acceptent les syndicats » (4).

Combat communiste n° 18, septembre 1976

1. « L’Europe sauvage », dossier réalisé par L’Idiot international.

2. Grèves d’hier et d’aujourd’hui, G. Lefranc, Aubier-Montaigne.

3. « L’Europe sauvage », op. cit.

4. Histoire du mouvement ouvrier français, J. Bron, Editions ouvrières.

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Les ouvriers face à la bureaucratie

(Cet article est extrait de Socialisme ou barbarie n°18, janvier-mars 1956. À ce sujet, on lira avec profit : Socialisme ou barbarie : anthologie, 1953-1957 : grèves ouvrières en France, Editions Acratie, 1985, 320 p. NPNF

)

Les textes qui précèdent donnent une description qu’on a voulu aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n’est pas un souci d’information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants à ces luttes, leur combativité physique ou les concessions arrachées. C’est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui précèdent, ce n’est pas anticiper sur les conclusions de cet article que de dire qu’en cet été 1955 le prolétariat s’est manifesté, d’une façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et ses moyens de lutte ; il a posé le problème de son organisation autonome ; il s’est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de celle-ci d’une manière grosse de conséquences futures.

Le premier signe d’une nouvelle attitude du prolétariat devant la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin-Est et d’Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pouvoir. Pendant l’été 1955, la même séparation entre le prolétariat et la bureaucratie « ouvrière » est clairement apparue dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L’important, c’est qu’il s’agit désormais d’une séparation active.

Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l’inaction, à comprendre passivement l’opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d’entrer en lutte. malgré les directives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis), ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n’existait pas, en la réduisant à l’insignifiance et à l’impuissance par l’énorme poids de sa présence active (France).

Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événements dans leur perspective. Il y a quelques années, les « marxistes » de tout acabit étaient en gros d’accord pour ignorer en fait le problème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie « ouvrière ». Les uns considéraient, qu’il n’y a pas de prolétariat en dehors des organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie. D’autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se résigner dans l’apathie, et qu’il fallait en prendre son parti. D’autres encore, plus vaillants, prétendaient que les ouvriers avaient tout oublié, qu’il fallait rééduquer leur conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskystes « orthodoxes », pour qui la bureaucratie n’était que le produit d’un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entreraient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d’ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat « honnêtes ».

On a toujours affirmé, dans cette revue, face à la conspiration des mystificateurs de toutes les obédiences, que le véritable problème de l’époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu’il s’agissait pour le prolétariat, d’une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie « ouvrière », fortement enracinée dans le développement économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s’écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pouvait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d’organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait le prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son organisation et de son pouvoir.

Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l’opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d’organisation permettant aux ouvriers d’abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu’ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n’est encore qu’à sa phase embryonnaire ; mais ses premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l’automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu’ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l’exploitation.

La signification de la grève de Nantes

Pour comprendre les luttes ouvrières de l’été 1955, en particulier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du développement du prolétariat en France depuis 1945.

Par opposition à la première période consécutive à la « Libération », où les ouvriers suivent en gros la politique des organisations bureaucratiques et en particulier du PC, on constate dès 1947-48 un « décollement » de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organisations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce « décollement », ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :

De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d’ordre bureaucratiques s’exprime par l’inaction et l’apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu’il s’agit de grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendicatives. Il ne s’agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le PC, et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où « l’unité d’action » entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action – non pas parce qu’ils attachent une valeur à cette unité comme telle, mais parce qu’ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu’ils ne s’y trouveront pas divisés entre eux-mêmes.

En août 1953, des millions de travailleurs entrent spontanément en grève, sans directives des bureaucraties syndicales ou à l’encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « passive » [1] ; les cas d’occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autrement que par ses votes.

En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte spontanément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint-Nazaire, en d’autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d’occuper les locaux. Ils passent à l’attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les CRS. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moments culminants de la lutte, à Nantes, ils exercent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu’un rôle de commis, mieux : de porte-voix [2], et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes.

Il est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rapport aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l’opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus conduisant à l’inaction, elle s’est concrétisée en 1955 dans une action ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements de Nantes.

On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns pour s’en féliciter, les autres pour s’en affliger. Et certes on peut, on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabilité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les rapports qu’elle a traduits entre les ouvriers d’un côté, l’appareil de l’Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l’autre. Plus exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a porté l’ensemble de l’action ouvrière à un autre niveau, Les ouvriers de Nantes n’ont pas agi violemment en suivant les ordres d’une bureaucratie – comme cela s’était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs [3]. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence permanente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d’exercer un contrôle sur les syndicats, mais de dépasser carrément ceux-ci d’une manière absolument imprévue. Il n’y a pas le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l’espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d’obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l’ordre. Pourtant devant 15 000 métallos occupant constamment la rue, ces « chefs » irremplaçables se sont faits tout petits ; leur « action » pendant la grève est invisible à l’œil nu, et ce n’est que par des misérables manœuvres de coulisse qu’ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négociations mêmes, ils n’ont rien été de plus qu’un fil téléphonique, transmettant à l’intérieur d’une salle de délibérations des revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes – jusqu’au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle.

Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mouvement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l’attitude des ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu’ils ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour les défendre, ni pour les négocier, et qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment plus importante que ces mêmes ouvriers pouvaient « penser » ou « dire » au même moment (y compris ce qu’ils ont pu voter au cours des élections législatives récentes). N’empêche qu’il y a des contradictions dans l’attitude des ouvriers : d’abord, entre cette « pensée » qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette « action », qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré comme moindre mal, ici, il est ignoré. Même au sein de l’action, des contradictions subsistent ; les ouvriers sont pour ainsi dire à la fois « en deçà » et « au-delà » du problème de la bureaucratie.

En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne l’attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d’une lutte totale faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s’en préoccupent très peu : occupant massivement la scène, ils laissent la bureaucratie s’agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le premier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers en sont trop détachés.

Ce détachement n’aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristalliser positivement dans une forme d’organisation propre, indépendante des syndicats ; il n’y a même pas de comité de grève élu représentant les grévistes, responsable devant eux, etc.

On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n’ont qu’une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n’est pas parvenu à une forme d’organisation autonome ; mais c’est qu’on a une certaine idée de l’organisation autonome derrière la tête. Il n’y a aucune forme d’organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n’élisant pas un comité de grève, directement responsable devant eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux libres de manœuvrer. Et c’est vrai. Mais comment ne pas voir que, même sur un comité de grève élu, les ouvriers n’auraient pas exercé davantage de contrôle qu’ils n’en ont exercé sur les représentants syndicaux le 17 août, qu’un tel comité n’aurait alors rien pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sachant clairement ce qu’elle veut et décidée à tout pour l’obtenir, est constamment présente sur le lieu de l’action, que peut offrir de plus un comité de grève élu ?

L’importance d’un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait d’un côté essayer d’étendre la lutte en dehors de Nantes, d’un autre, pendant la période de recul du mouvement, permettre aux ouvriers de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur le rôle réel qu’il aurait pu jouer : l’extension du mouvement dépendait beaucoup moins des appels qu’aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus d’autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait relativement une importance secondaire, c’était le rapport de forces dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins favorable.

Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d’un comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes. Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ouvrière, l’importance de son action aurait été de toute façon secondaire. Si l’action des ouvriers de Nantes n’a pas été couronnée par une victoire totale, c’est qu’elle se trouvait placée devant des contradictions objectives, auxquelles l’élection d’un comité de grève n’aurait rien changé.

La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait abouti en effet à une contradiction que l’on peut définir ainsi : des méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et pour des buts qui ne l’étaient pas. La grève a été suivie de l’occupation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régiments de CRS ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci.

Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu’y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée au paroxysme par la constitution d’organismes qui ne pouvaient, dans cette situation, qu’avoir un contenu révolutionnaire. Un comité qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou alors il aurait entrepris méthodiquement l’expulsion des CRS de la ville – avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sagesse après coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand sens à une tentative d’organisation permanente des ouvriers.

Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c’était l’extension du mouvement. C’est encore une fois introduire subrepticement ses propres idées dans une situation réelle qui ne s’y conforme pas. Pour les ouvriers de Nantes, il s’agissait d’une grève locale, avec un objectif précis : les 40 francs d’augmentation. Elle n’était pas pour eux le premier acte d’une Révolution, il ne s’agissait pas pour eux de s’y installer. Ils ont cultivé des moyens révolutionnaires pour faire aboutir cette revendication – c’est là l’essence même de notre époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible à tout instant.

On a pourtant prétendu que cette extension était « objectivement possible ». Et certes, s’il a fallu à là bourgeoisie 8 000 CRS pour résister à grande peine à 15 000 métallos de Nantes, on ne voit pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq millions d’ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe ouvrière française n’était pas prête à entrer dans une action décisive, et elle n’y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de Nantes. Ils n’apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans quelques autres localités et forment un contraste impressionnant avec l’absence de tout mouvement important dans la région parisienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault à Paris donne l’image la plus classique de la dispersion et de l’impossibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndicales.

Dire, dans ces conditions, que le manque d’extension du mouvement est dû à l’attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C’est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskystes de s’en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu’aussi longtemps que les ouvriers n’ont pas atteint le degré de clarté et de décision nécessaires pour agir d’eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Probablement non. La preuve ? Précisément – Nantes.

Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de l’action des ouvriers nantais et de l’inaction de la majorité du prolétariat français. L’une c’est d’insister sur l’isolement du mouvement de Nantes, et d’essayer à partir de là d’en limiter la portée. Cette vue est correcte s’il s’agit d’une appréciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rappeler que le prolétariat français n’est pas à la veille d’entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s’il s’agit de la signification des modes d’action utilisés à Nantes, de l’attitude des ouvriers face à la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ouvrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : Si les ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en particulier les ouvriers parisiens, créeront, lorsqu’ils entreront en mouvement, des formes d’organisation et d’action encore plus élevées, plus efficaces et plus radicales.

En agissant comme ils l’ont fait, comme masse cohérente, comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont réalisé pendant un long moment une forme autonome d’organisation qui contient en embryon, la réponse à la question : Quelle est la forme d’organisation prolétarienne capable de venir à bout de la bureaucratie et de l’Etat capitaliste ? La réponse est qu’au niveau élémentaire, cette forme n’est rien d’autre que la masse totale des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n’est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance de choc, l’« infanterie » de l’action de classe. Elle développe, lorsque les conditions sont données, des capacités étonnantes d’auto-organisation et d’auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de structure, une division de tâches qui n’est pas une division du travail : à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des « bombes « pendant que d’autres effectuaient des liaisons, mais il n’a pas eu d’« état-major », ni officiel, ni occulte. Ce « noyau élémentaire » de la masse ouvrière s’est révélé à la hauteur des problèmes qui se posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances qu’il rencontrait.

Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de ces traits on en rencontre d’autres, traduisant les difficultés et les échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure l’avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d’organisation dans le temps, dans l’espace et par rapport à des buts universels et permanents sont clairs. Aujourd’hui cependant, notre objet n’est pas là : avant d’aller plus loin, il faut assimiler la signification de ce qui s’est passé.

Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s’élever à ce niveau ?

La condition fondamentale a été l’unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l’unité d’action des staliniens ou des trotskystes. Celle-ci, même lorsqu’elle prétend se préoccuper de la base, n’est en fait que l’unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l’unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s’en soient occupés un instant, aient « demandé » à leurs directions de s’unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l’unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter « unis ».

L’unanimité ouvrière s’est manifestée d’abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait « qui » a mis en avant le mot d’ordre de quarante francs d’augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l’encontre de tous les programmes syndicaux. L’unanimité qui s’est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d’une augmentation uniforme pour tous n’en est que plus remarquable. L’unanimité s’est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation « tactique », les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l’occupation des usines, à l’action contre les CRS. L’unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers : il n’y a rien à attendre de personne, sauf ce qu’on peut conquérir soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis « ouvriers » : ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action.

Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat d’une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen. Disons simplement que les conditions de cette expérience en France sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d’« action » et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu’ils n’ont pu limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu’ils se sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en avant à cette expérience, parce qu’il fournit une nouvelle contre-épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques semaines, davantage que ne l’ont fait dix années de « négociations » syndicales.

L’analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouvement de Nantes n’est pas une forme aberrante, encore moins un reste de traits « primitifs », mais le produit de facteurs qui sont partout à l’œuvre et donnent à la société actuelle le visage de son avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l’unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d’une conscience des intérêts élémentaires et d’une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l’action même des capitalistes et des bureaucrates.

Les traits communs des grèves

en France, en Angleterre et aux Etats-Unis

Une analyse analogue à celle qu’on a tentée plus haut serait nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers américains de l’automobile. Elle permettrait de dégager d’autres caractéristiques de ces mouvements également profondes et grosses de conséquences ; pour n’en citer qu’une, l’importance croissante que prennent au fur et à mesure du développement concomitant du capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de travail, qui mènent directement à poser le problème de l’organisation de la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent.

Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits communs à tous ces mouvements. Le principal est évident : c’est l’opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c’est leur refus de « se laisser représenter ». Il a pris la forme la plus explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et personne d’autre. De même que les ouvriers d’Allemagne Orientale en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie – ici « socialiste », là « communiste » – en tant qu’ennemi direct. L’attaque a été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers de l’automobile, consécutives à la signature des accords CIO-Ford-General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudiation de la politique syndicale par les ouvriers. Elles équivalaient à dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l’ignorez. On a vu enfin, qu’en. France, les ouvriers nantais ont « laissé de côté » la bureaucratie pendant leur lutte, ou l’ont « utilisée » dans des emplois mineurs.

En deuxième lieu, il n’y a pas trace de « débordement » de la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu’elles finiraient par « déborder ». La bureaucratie est dépassée – le mouvement se situe d’emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quantité négligeable. Mais il y a une chose qu’elle n’est plus : direction acceptée et suivie lors des luttes, même à leur début : la conception trotskyste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine face à la social-démocratie et en particulier de l’expérience de 1917) présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain que les directions « traîtres » et restent sous l’emprise de celles-ci jusqu’à ce que l’expérience acquise à l’aide du parti révolutionnaire au cours des luttes les en dégage. Or, l’expérience contemporaine – celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en action à partir d’une expérience de la bureaucratie préalable à cette action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie – sinon, même contre celle-ci. C’est que la bureaucratie a entre-temps acquis une existence objective comme partie intégrante du système d’exploitation. Le menchevisme en 1917 n’était qu’un discours ; le stalinisme, le travaillisme, le CIO sont, à des degrés divers, des pouvoirs.

On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuissants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire définitivement l’expérience des directions bureaucratiques qu’au cours de la lutte ; mais l’existence même et l’emprise de ces directions signifiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu’elles étaient défaites, soit enfin qu’elles restaient jusqu’au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n’est pas là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente dernières années de l’histoire du mouvement ouvrier. L’existence même et l’emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l’expérience du prolétariat au cours d’une crise ne se fasse dans un sens révolutionnaire. Qu’on dise que cela était dû à l’absence d’un parti révolutionnaire ne change rien : l’emprise stalinienne signifiait la suppression de la possibilité d’un parti révolutionnaire, tout d’abord la suppression physique de ses militants éventuels [4].

Or, les luttes de l’été 1955 sont un premier signe que ce cercle vicieux est rompu. Il est rompu par l’action ouvrière, à partir d’une expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme direction « traître » des luttes révolutionnaires, mais de son activité quotidienne comme garde-chiourme de l’exploitation capitaliste. Pour que cette expérience se développe, il n’est pas indispensable que la bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d’un côté, la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l’usine de l’autre, la poussent inexorablement à s’intégrer au système d’exploitation et dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quotidienne contre l’exploitation et ses instruments syndicaux et politiques « ouvriers ». Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui est du problème de l’organisation du prolétariat et de l’avant-garde ?

Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais montrent la forme adéquate d’organisation des ouvriers pendant l’action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses et jusqu’à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l’organisation de minorités ouvrières pendant les périodes d’inaction subsiste. Il se pose cependant de façon différente.

Il faut d’abord constater que le degré de maturation qu’ont révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes « revendicatifs » et « politiques » séparément les uns des autres. Il y a longtemps que l’on sait qu’ils sont indissociables objectivement. Ils le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une minorité organisée dans une entreprise, qu’elle prenne la forme d’un comité de lutte, d’un groupe réuni autour d’un journal ouvrier, ou d’un syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette unité. Nous n’entendons pas par là qu’elle devra se livrer aux prestidigitations trotskystes, tendant à faire surgir d’une demande d’augmentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un lapin d’un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les éviter, et condamner, s’ils se présentent, les saltimbanques qui s’y livrent. 999 fois sur 1 000, une grève pour cinq francs est une grève pour 5 francs et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu’elle contient ne vient pas de ce qu’elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu’elle se heurte, sous une forme ou sous une autre, à l’appareil de domination capitaliste intérieur à l’usine et incarné par la bureaucratie « ouvrière ». L’organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, politique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que suscite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les conditions du capitalisme décadent – contradictions qu’on a indiquées plus haut sur l’exemple de Nantes – que s’ils arrivent à situer leurs luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective est la fonction essentielle des minorités organisées.

Mais il faut également comprendre que, même lorsqu’il s’agit de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d’aider l’éclosion des formes d’organisation collectives-démocratiques de la masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l’exemple, formes d’organisation qui s’avèrent déjà les seules efficaces, et qui s’avéreront de plus en plus les seules possibles.

Pierre Chaulieu (alias Cornelius Castoriadis)