Chez British Leyland, en 1979, l’offensive du capital pour accroître la productivité se heurte à l’organisation non officielle des délégués, le « combine », qui n’est reconnu ni par l’entreprise, ni par les syndicats, et exerce un certain contrôle du contenu des postes et des cadences. Ce thème est développé dans British Leyland, Ford : l’introduction des nouvelles technologies.
Ce texte est paru dans Echanges n° 20 (décembre 1979). Il fait partie d’un recueil à paraître début mai : « Restructuration et lutte de classes dans l’industrie automobile mondiale ».
British Leyland (BL), trust d’Etat de l’automobile, est l’image du capital en Grande-Bretagne. Les luttes sauvages et très parcellaires à la base ont maintenu une faible productivité et des salaires élevés, rendu impossible toute restructuration de l’amalgame de boîtes diversifiées qu’était BL et fait dépendre toute modernisation de subventions de l’Etat et de crédits bancaires à défaut d’autofinancement basé sur l’extorsion de la plus-value.
A la longue, une telle situation a placé BL dans une situation difficile et sa part de marché n’a cessé de décliner. BL n’a d’autres choix, comme entreprise capitaliste, que des réformes draconiennes pour éviter simplement de disparaître, des réformes qu’exigent de plus en plus l’Etat et les banques et que la crise rend de plus en plus urgentes. Jusqu’à présent, les fermetures d’usines ou les menaces de fermeture n’avaient guère eu d’effets sur le rapport de forces interne à BL. Mais la lutte de classe ne peut, dans le contexte de l’entreprise capitaliste, échapper à ce dilemme qui fait qu’une série de luttes victorieuses sur les salaires et la productivité minent les capacités capitalistes de l’entreprise et conduisent droit à un affrontement capital-travail. C’est la situation actuelle de BL (et aussi celle de tout le capital en Angleterre, ce qui donne une valeur de test à ce qui se passe à BL). En face d’un plan de restructuration, les travailleurs n’ont pas beaucoup de choix :
1. soit accepter, du moins en apparence, les données du capital de sauvetage de l’entreprise ;
2. soit le « défaitisme » en ne se battant que pour obtenir le plus de fric possible dans cette circonstance ;
3. soit lutter envers et contre tout pour maintenir l’acquis et laissant aux capitalistes leurs problèmes, lutte qui de proche en proche, parce qu’elle n’a pas de perspectives, peut s’intégrer dans une lutte plus vaste.
C’est apparemment la première solution qu’ont choisie l’immense majorité des 165 000 salariés de BL en votant à 70 % (20 % d’abstentions et une minorité contre) le plan de restructuration qui prévoit dans les deux ans à venir le licenciement de 25 000 ouvriers et la fermeture de treize usines. Le vote avait l’accord des syndicats, sauf du plus important à BL, le Transport and General Workers’ Union (TGWU, 70 % des salariés de BL) et l’opposition des shop stewards (délégués) regroupés dans l’organisation non officielle du « combine » (comité central des shop stewards de BL). Mais le sens du vote n’était peut-être pas aussi clair que ce que voulaient lui faire dire les dirigeants. Mac Garry, « convenor » (président du comité de shop stewards) TGWU à Canley (près de Coventry, West Midlands), pouvait dire que les ouvriers avaient voté pour le plan Edwardes (président de BL nommé par les travaillistes) parce qu’ils pensaient que le vote signifiait des indemnités de licenciement plus élevées que la normale.
Plus importantes étaient les discussions qui se déroulaient parallèlement sur les salaires. Pas parce que les syndicats revendiquaient 30 % et que BL ne proposaient que de 5 % à 10 %. Mais parce qu’il y était joint une proposition de 15 % de plus conditionnés par un accroissement important de productivité. BL veut cette fois rien moins que démanteler le système appelé « mutuality » et qui est, par le canal des shop stewards, plus ou moins un contrôle de la base sur le contenu des postes et sur les cadences : d’une certaine façon, tout l’édifice de résistance à l’accroissement de la productivité ouvrière est jusqu’à présent basé sur ce système.
Dans les trusts importants, l’ensemble des shop stewards est regroupé dans des organisations parallèles non officielles, les « combines ». A défaut des bureaucraties trop engagées dans leur fonction économique et politique, les « combines », plus près de la base, tendent à définir une autre politique pour la même fonction. C’est ce qui apparaît clairement à BL : alors que Terry Duffy, président de l’Amalgamated Union of Engineering Workers (AUEW), un des grands syndicats de la métallurgie (minoritaire à BL), en appelle au gouvernement tory pour aider BL en vue de « régénérer l’économie de ce pays », Derek Robinson, président du BL Shop Stewards Committee, déclare que le plan de restructuration est « désastreux pour BL et pour l’industrie automobile anglaise en général ».
Lorsque des sanctions frapperont Robinson, un journaliste pourra écrire qu’il ne « peut pas être accusé d’être constamment antidirection. Et même, en maintes occasions, il s’est étonnamment engagé pour faire accepter aux 20 000 ouvriers le plan de la direction. Mais il n’a pas toujours été capable de résister aux grèves sauvages ». Robinson déclarera lui-même le 25 novembre au Sunday Times : « Une part de ma fonction de “convenor” est de veiller à ce que les syndicats fassent respecter les accords qu’ils ont signés avec l’entreprise. » Et il ajoute dans le Morning Star (journal du Parti communiste britannique), le 24 novembre : « Nous, shop stewards, nous voulons construire des voitures, nous ne voulons pas détruire la capacité de le faire. Nous luttons pour garder notre travail pour que l’Angleterre soit au premier rang. »
Ainsi trois groupes se disputent la domination de la force de travail, tantôt cherchant à en faire leurs alliés, tantôt en la réprimant directement : la direction de BL, l’appareil des Trade Unions, et les shop stewards regroupés dans le « combine ». De plus, chacun de ces groupes n’est pas homogène et des problèmes d’intérêts liés à des positions particulières peuvent entraîner des conflits entre syndicats, entre groupes de shop stewards, ou encore au sein de la direction. On ne peut comprendre ce qui se passe à BL si l’on ne garde pas cela constamment présent à l’esprit.
Lorsque Robinson (membre de l’AUEW), au nom du « combine » de BL, signe avec trois autres shop stewards membres, eux, du TGWU (Len Brundle, Adams et Mike Clark, respectivement vice-président, secrétaire et trésorier du « combine ») une brochure de seize pages, intitulée Une réponse syndicale au plan Edwardes, appelant à l’action la plus énergique pour défendre l’emploi, il accomplit son travail de délégué dont tout le pouvoir est basé sur l’organisation de la « mutuality » avec le plus grand nombre d’ouvriers possible. Or le plan Edwardes prévoit une attaque directe contre ce pouvoir par différentes voies. Robinson est encore plus visé parce que « son » usine, Longbridge, doit être automatisée au maximum avec de nombreux robots pour la production du nouveau modèle Metro Mini. On comprend mieux la sanction qui frappe Robinson, licencié le 19 novembre alors que les trois autres s’en tirent avec des avertissements. Le « combined committee » est en fait un organisme « sauvage » distinct. Il n’est reconnu ni par l’entreprise, ni par les syndicats dont il prétend représenter les intérêts.
Les débrayages qui suivront ces sanctions seront limités à la fois dans l’espace (localisés principalement dans les Midlands et dans les usines les plus visées par le plan de fermeture) et dans le temps (du 19 au 30 novembre), bien que le principal syndicat de Leyland, le TGWU (70 % des ouvriers) eût déclarer la grève officielle le 27 novembre. On ne peut pas dire que le refus de l’AUEW, le syndicat de Robinson, de reconnaître la grève à la suite d’un entretien secret avec Edwardes ait torpillé la grève. Cette position, tout comme celle du TGWU, s’explique aisément : AUEW, minoritaire à BL, essaie d’avoir plus de pouvoir par des négociations au sommet, directement avec la direction ; TGWU au contraire cherche à conserver son pouvoir à travers le pouvoir des shop stewards lui-même appuyé sur la base ouvrière. En réalité, les ouvriers de BL, manifestement, ne voulaient pas engager la bataille sur une position de principe dans le cas Robinson : c’est pour cela que les syndicats pouvaient exprimer des positions en suivant leurs intérêts divergents ; face à un puissant mouvement de base, ils auraient dû adopter une position unitaire dans la répression. La conclusion que l’on peut tirer, c’est que, pour la base, les véritables luttes contre la restructuration n’ont pas encore eu lieu et que tout l’aspect des « victoires » patronales ne permet de tirer aucune leçon pour le futur : elles ne sont que des réaménagements de pouvoir dans l’appareil de domination ; les travailleurs lutteront quand les effets en apparaîtront au niveau de la production.
[Pour les dix premiers mois de 1979, le niveau des grèves en Grande-Bretagne est le plus élevé depuis la grève générale de 1926. C’est ce qu’on a appelé la « maladie anglaise ».]