Cet article est paru dans Echanges n°96 (printemps 2001).
Cela fait des années que le patronat français souhaite voir émerger un syndicalisme fort, un syndicalisme à même de contrôler et d’enrayer les conflits sociaux. « Je suis convaincu, disait Raymond Barre en 1985, de la nécessité pour un pays moderne de disposer de syndicats forts et représentatifs, qui permettent de prévenir les conflits, de nourrir le dialogue social et d’animer la politique contractuelle. » Depuis lors, cet objectif du syndicalisme fort se « mondialise », d’une part en prenant comme modèle le système américain, d’autre part en s’affirmant au travers de la Centrale européenne syndicale (CES), créée en 1973.
Dans son livre Les Syndicats en miettes (1), Jean-François Amadieu prône « un changement profond du droit », une représentation unique au sein des entreprises sur le modèle américain. Il est certain qu’une tendance patronale offensive va dans ce sens actuellement et ce d’autant plus que le centre des négociations se déplace de plus en plus vers le haut du fait des regroupements importants (fusions et acquisitions) de ces derniers temps. C’est au niveau européen, c’est-à-dire au niveau de la CES qui n’avait que peu d’importance jusqu’à présent, que va se traiter le volet social du traité d’Amsterdam. Les syndicats qui ne seront plus ou pas présents dans cette centrale européenne verront très rapidement leurs pouvoirs de négociation s’amoindrir ainsi que leurs finances.
Les fusions et acquisitions remettent déjà en cause de nombreux postes de délégués (désignés) ; les comités d’entreprise (CE) sont regroupés dans des proportions importantes. L’exemple le plus récent est celui du Crédit Lyonnais qui passe de cinquante-trois établissements distincts à neuf : il s’agit là d’une diminution sans précédent de la représentativité syndicale, surtout de celle qui est au plus près des salariés, et ce n’est pas un cas isolé.
Il faut voir qu’actuellement la campagne menée pour renforcer le droit d’opposition des syndicats face à une signature d’accord minoritaire, comme dans la banque où le SNB (syndicat autonome) a vu sa signature contestée par tous les autres syndicats (unanimes), va dans le sens de ce que prône le livre de Jean-François Amadieu : un changement de la législation française pour substituer le principe majoritaire au principe proportionnel dans la représentation des organisations syndicales. La CGT le revendique, la CFDT est d’accord, et va plus loin (2).
Nous voyons donc que « l’émiettement syndical » n’est pas neutre, et qu’en définitive il va devenir un instrument pour une nouvelle recomposition des grandes confédérations « pour un syndicalisme positif et européen ».
Le tournant de la grande grève de 1995
Dans Les Syndicats en miettes, Amadieu fait remarquer que « les grèves de 1995 ont profité aux syndicats oppositionnels dans toutes les élections du secteur public qui ont suivi » (p. 155). « La transformation de la gestion des ressources humaines qui se traduit notamment par de nouvelles règles de rémunération, de classification, d’évaluation et de gestion des emplois (mobilité, réductions d’effectifs, etc.) opère dans un contexte marqué par une perte de confiance des salariés et une propension à la contestation dont tous les sondages d’opinion témoignent depuis 1993 » (p. 155).
En effet, depuis la grève de 1995, certains événements ont complètement redistribué les cartes au niveau syndical en France. Il faut se souvenir qu’en 1995, lors de la grève des cheminots, Marc Blondel, le leader de FO, était au coude à coude avec la CGT ; il était même question (sous la pression des trotskystes lambertistes) d’une réunification des deux centrales... Au lieu d’une réunification, nous avons assisté à une rupture au sein de l’organisation Force ouvrière. Le leader de l’Union départementale de Paris, Jacques Mairé, a été contraint de quitter FO avec ses troupes pour rejoindre l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) (3). Pour rappel, la FEN et les syndicats autonomes voulaient se regrouper en confédération ; le parti socialiste était derrière l’opération et, au sein de FO, une partie de l’appareil penchait vers une combinatoire avec les syndicats autonomes (la tendance Mairé), alors que les trotskystes du Parti des travailleurs (PT) militaient pour la reconstitution de la grande CGT (4).
De son côté, à l’époque, la CGT cherchait, après s’être désafiliée de la Fédération syndicale mondiale (FSM), un syndicat qui la coopterait au sein de la CES – soit FO, soit la CFDT. Après bien des aller-retour entre FO et la CFDT, c’est vers la CFDT que la centrale syndicale « citoyenne » de Bernard Thibault allait se retourner. La CGT devait bien entendu donner des gages de bonne conduite, et ce fut fait à son congrès de Strasbourg, en présence de la secrétaire nationale de la CFDT, Nicole Notat, et d’Emilio Gabaglio, secrétaire de la CES. Il est d’ailleurs intéressant de voir que dans FO la tendance troskyste lambertiste veut que FO quitte la CES.
Pour preuve un texte de M. Sorrentino, de FO Alpes-Maritimes, publié par Le Monde le 17 décembre 2000 et qui parle de « sabotage » de la manifestation de Nice organisée par la CES le 6 décembre 2000 : « Alors que la CFDT et, plus encore, la CGT ont saisi l’occasion de cette “euromanif” pour se livrer à des démonstrations de force, FO a aligné un petit millier de militants, soit trois fois moins que les syndicats autonomes de l’UNSA » ; ensuite, il invoque les concessions faites à la « minorité troskyste » de n’assumer qu’un service minimum.
La CGT est actuellement en crise profonde. Il y a les permanents de Montreuil qui cherchent partout du fric pour survivre, et l’entrée dans la CES leur en donne, les militants de base qui n’acceptent pas tous les revirements de la centrale, les corporatistes qui vivent dans leur entreprise, les souverainistes toujours contre l’Europe du fait que leur industrie nationale (voir le texte signé en juillet par les fédérations CGT de l’agro-alimentaire, la chimie, la métallurgie , les transports) va en subir les frais... L’éclatement du PCF et la naissance à l’intérieur de multiples revues et journaux , tout cela paralyse la CGT et favorise les initiatives de débordement que l’appareil CGT savait autrefois si bien gérer.
Afin de resserrer les rangs de la centrale, le jeudi 6 octobre, la CGT réunissait à Paris 1 700 secrétaires de syndicats. Des critiques intéressantes seront mentionnées dans la presse.
Un militant de Roissy Escale devait bien résumer la situation : « Il y a la CGT d’en haut et la CGT d’en bas. Ce qui se passe en bas n’intéresse pas ceux d’en haut. » (Libération, 7 octobre 2000.)
« Nous sommes en lutte depuis vingt et un mois : l’union départementale nous a lâchés, à la Fédération de la chimie c’est le silence radio, et nous attendons toujours une réponse de la confédération. » (ibid.), s’exclamait la déléguée du centre de recherche de Hoechst-Marion-Roisel, menacé de fermeture. Des critiques furent lancées contre l’alliance avec la CFDT, qualifiée à juste titre de « cheval de Troie de la refondation sociale ».
Partout nous sommes en face d’une recomposition ; la bourgeoisie pousse à la fusion des syndicats (comme en Allemagne) et pour cela elle passe par la CES. Le gouvernement français veut un syndicat fort, parce qu’il sait que toutes les mesures anti-sociales programmées vont provoquer un retour en force des conflits sociaux. Il vient d’en avoir un avant-goût avec ceux de l’été 2000 : Cellatex, Forgeval, Adelshoffen, Bertrand Faure, Continentale d’équipements électriques, Fonderies Manoir Industrie… (voir Echanges n° 94). Tous ces conflits ont largement débordé le cadre de la citoyenneté et du droit, sans que l’Etat et l’appareil judiciaire n’osent intervenir. Comme on dit, ils ont préféré « éponger ».
La célébration des noces entre Notat et Thibault qui avait (entre autres) pour objet l’appui de la CFDT à l’entrée de la CGT dans la CES, en échange d’un engagement de la CGT sur la ligne « citoyenne » de la CFDT, n’a pas été digérée par une bonne partie de la base CGT.
L’affaire du PARE aura au moins provisoirement mis fin à la célébration du mariage, du fait de la signature de la nouvelle convention d’assurance-chômage par la CFDT. Cependant le concubinage reste, par le simple fait que la CFDT et la CGT sont dans la CES et qu’ils sont tous des adeptes de la « citoyenneté », c’est-à-dire de la limitation de l’action du salariat aux droits juridiques et non aux droits réels. Sous la pression de sa base, la CGT a timidement lancé une « mobilisation » sur les salaires le 9 novembre— elle a réuni à peine 5 000 personnes. Par contre, pour le sommet de Nice du 6 décembre 2000, l’appareil s’est mobilisé. Dans des documents internes, la CGT comptait sur une manifestation de 70 000 personnes, et s’engageait à mobiliser 25 000 manifestants ; objectif : faire accepter par les Etats membres de l’UE une Charte européenne des droits fondamentaux qui n’exige que le respect des droits de l’homme et du citoyen, qui seraient paraît-il menacés parce que ne figurant pas dans le projet initial de cette Charte (Convention 45 de juillet 2000). La Charte de la CES et des ONG ne reprend même pas l’interdiction du travail de nuit des femmes, sans doute au nom de l’égalité entre hommes et femmes (5).
Pour l’Etat, le gouvernement et le patronat, la situation devient critique : « L’évolution du paysage syndical est désastreuse. Elle ne permettra pas aux accords collectifs de gagner en légitimité. Elle condamne la refondation sociale et plombe la réforme négociée de l’Etat. Pis encore, les perspectives de rapprochement syndical, de développement d’un syndicalisme puissant et représentatif s’éloignent. Le mouvement syndical ne sort pas renforcé de ces récentes élections », indiquait Jean-François Amadieu dans Les Echos en 2000.
Ce n’est pas nous qui allons nous plaindre de cette situation, et nous pouvons même affirmer que l’affaire des 35 heures n’a fait qu’accentuer tous les clivages au sein des syndicats (nous n’en sommes qu’au début) entre ceux qui acceptent les reculs et ceux qui les refusent. Ainsi, le 20 septembre 2000, nous apprenons que la CFDT du commerce de Paris quitte la centrale de Notat et pense rejoindre la CGT. La CFDT du commerce est contre la ratification de la nouvelle convention collective par la fédération CFDT des services. Même phénomène dans les Banques, après le succès de SUD-SDB aux élections du conseil d’administration à la BNP, succès qui est un désaveu par le personnel de la signature par tous les syndicats (CGT, CFDT, FO, SNB, CGC, CFTC) de la nouvelle convention collective.
En octobre, des dissidents CFDT de la région de Rouen, de la CFDT et de la BNP vont créer SUD-Banques. Au Crédit agricole du Midi, SUD rafle à la CFDT le comité d’entreprise.
Depuis la grève de décembre 1995, la CNT est apparue au cœur d’une lutte nationale ; depuis, elle se développe dans plusieurs secteurs, et notamment à La Poste.
Dans l’assurance, le syndicat FO (noyauté par les lambertistes) a fait le nettoyage de ses opposants ; le syndicat du Nord passera à la CFDT, le syndicat FO de Paris à composante politique multiple sera purement et simplement radié par la Fédération FO (FE) ; ses militants vont se répartir dans les autres syndicats. Certains vont rejoindre l’UNSA (Continent, SMABTP, Société Suisse) d’autres SUD et la CGT (le GAN et Azur). FO est quasiment liquidé par FO dans les assurances.
Le journal patronal Les Echos s’inquiète de la situation. Après nous avoir décrit l’ascension de SUD à France Télécom, à la Poste et à la SNCF, Jean-François Amadieu crache le morceau : « D’autant qu’à France Télécom la politique suivie depuis quelques années pouvait, du moins le croyait-on, provoquer un déclin du syndicalisme de contestation. Mais l’introduction en Bourse et un actionnariat salarié “juteux” pour chaque agent, les filialisations ou encore le recrutement de contractuels au lieu de fonctionnaires n’ont finalement pas eu l’effet attendu. Malgré ce contexte, les syndicats “réformistes” n’améliorent guère leurs positions. Ils perdent même des voix, car les taux de participation baissent fortement... »
Conclusion : on n’arrive plus à acheter la paix sociale. Prenons un autre exemple, celui du syndicat des employés mécontents, le SDEM, implanté dans la compagnie d’assurance Allianz. Celle-ci prend le contrôle des AGF et d’Athéna, ce qui va remettre en cause la représentativité du SDEM dans l’ensemble du groupe. En très peu de temps, ce syndicat, sous l’influence de Lutte Ouvrière, va pratiquement faire boycotter à 50 % les élections. Ce qui indique l’état de décomposition des syndicats officiels de ce groupe (CGT, CFDT, CFTC, CGC), tous vendus.
Récemment, la FDSU (liée au Groupe des 10-SUD) du ministère de l’économie et des finances vient de prendre la première place aux élections professionnelles, avec 24,99 % des voix. Ce qui là aussi est intéressant, c’est que les organisations qui remportent les élections sont celles qui ont mené le conflit de l’année 2000. FO, première organisation au ministère depuis de nombreuses années, passe à la troisième place ; elle est devancée par la CGT. Ceci est à comparer, avec la signature dans les assurances d’une nouvelle convention à la baisse en 1992 ; les syndicats non signataires à l’époque (FO et la CGT) chutèrent aux élections.
La nouvelle donne : refondation et amnistie. « Le grand pardon »
Le Medef va volontairement et ouvertement relancer d’une part le débat sur le financement des syndicats, pour bien faire sentir aux permanents syndicaux qu’il ne faut pas qu’ils crachent dans la soupe. Le paritarisme, cette caisse à finance des syndicats, pourrait ne pas être éternel. Et d’autre part il propose l’amnistie pour les victimes de ségrégation syndicale, et pour les plus durs la répression nette et sans bavure (6).
Le patron du Medef souhaite qu’il soit « procédé à une analyse exhaustive des affectations dans toutes les branches du régime général de la Sécurité sociale » ; et Denis Kessler de préciser qu’il faut désormais mettre au point un « financement explicite » des syndicats. Jacques Chirac se proposait d’aller jusqu’à réformer la constitution en faveur du paritarisme (La Tribune du 10 janvier 2000).
Le discours est clair, surtout quand on connaît Kessler. Il dit implicitement aux chefs syndicaux qu’il n’y aura plus de secret quant au financement des syndicats, et le 12 juillet 2000 le journal Libération titre : « La CFDT lève un voile sur ses finances. » Le tandem fonctionne bien.
En mettant en spectacle cette affaire du financement des syndicats, le Medef fait en même temps comprendre aux salariés qu’il tient les syndicats, qu’il les achète. Cette volonté de montrer ouvertement l’achat des syndicats est symbolisée par le chèque syndical du Groupe AXA (7), confirmé récemment par celui de Renault. De plus, le patronat se permet de jouer les grands seigneurs en procédant à des requalifications pour ségrégation syndicale. Ces requalifications salariales de délégués sont publiés dans Liaisons sociales ».
A RVI (Renault), sept délégués voient leurs salaires augmentés de 500 à 2 000 francs par mois, et en appel RVI est condamné à 250 000 Frs de dommages et intérêts. A Peugeot, ce sont 169 salariés qui sont ainsi requalifiés ; de même pour un délégué CGT de Matra-Bae-Dynamics : le tribunal des prud’hommes de Versailles lui accorde 700 000 Frs de requalification… Tout ceci a un prix : la paix sociale. Pendant que le Medef attaque systématiquement le monde du travail, il faut la paix sociale pour que le capitalisme français remonte la pente. Les trésoriers de la CGT, FO, CFTC et de la CFE-CGC, ont écrit le 4 octobre 2000 au premier ministre pour lui demander que les moyens de financement des syndicats s’inscrivent « dans un cadre légal d’ordre public irréfutable ».
La boucle est bouclée ; comme tout département de l’entreprise, les syndicats auront un budget de fonctionnement, (ils en ont déjà un pour les comités d’entreprise). Ainsi le syndicat ne doit plus être seulement un contre-poids réformiste ; « les partenaires sociaux » doivent maintenant devenir des collaborateurs, des acteurs , des gestionnaires à part entière et, bientôt, la police d’entreprise.
G. B.
décembre 2000-janvier 2001
NOTES
(1) Jean-François Amadieu : Les Syndicats en miettes, éd. Seuil, 1999, 192 p.
(2) La CFDT (voir Le Monde du 4 mai 2000) veut une refonte des règles de la représentativité syndicale. C’est-à-dire un scrutin à un seul tour, qui liquiderait tous les syndicats non confédéraux (SUD, UNSA, CNT, et autonomes...) qui ne peuvent se présenter qu’au second tour.
(3) L’UNSA est une organisation de collaboration de classe et d’arrivistes syndicaux ; sa reconnaissance fut l’œuvre de Balladur en 1994, qui avait pour but de contrer l’ascension de la FSU, scission de la FEN.
(4) A noter, que la centrale FO de Marc Blondel s’est payée clef en main le syndicat CSL (ex. CFT) de Chrysler Poissy connu pour ses pratiques de syndicat musclé et anti-communiste.
(5) Toute cette mise en scène « anti-libérale » consiste à former un front (type Front populaire) contre le « libéralisme » pour la sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen. Ce front qui va jusqu’aux écologistes (vert kaki) a pour fonction de promouvoir le nationalisme européen. « La patrie n’est pas une idée épuisée, c’est une idée qui se transforme et s’agrandit » (Jean Jaurès in L’Armée nouvelle) tout en préservant la souveraineté des Etats... Son objectif est de cibler l’ennemi économique : les Etats-Unis. C’est le sens de la campagne contre la peine de mort aux Etats-Unis et de la déclaration de Chirac visant le pays le plus pollueur de la Terre – aussi les Etats-Unis. De leur côté, les Etats-Unis attaquent l’Europe parce qu’elle autorise la prostitution... notamment la Hollande, ce bordel de l’Europe. Nous connaissons le credo et nous savons où il mène.
(6) A noter la répression de la direction de France Télécom contre des militants SUD et CGT. Plusieurs manifestations devant les sièges de France Télécom à Bagnolet et Créteil (banlieue est de Paris) pour soutenir des militants du syndicat Sud-PTT traduits en conseil de discipline, simplement pour avoir témoigné en faveur d’un de leurs collègues mis à pied pour quinze jours et organisé un rassemblement dans l’entreprise lors d’une journée de grève. Manifestation à Bercy en solidarité avec quatre militants CGT traduits en conseil de discipline.
(7) FO et Marc Blondel en personne ont condamnés cet achat des syndicats ; seulement, quelques temps après, nous apprenions que des « militants lambertistes du parti des travailleurs » réclamaient pour leur fédération (la FEC) le chèque syndical.