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« Islamophobie » et alliances électorales en Grande-Bretagne

vendredi 30 janvier 2004

Rumy Hassan

(L’auteur de l’article ci-dessous est membre de la Socialist Alliance, regroupement électoral hétérogène entre plusieurs groupes d’extrême gauche britanniques et une fraction du PC. Le groupe dominant de cette coalition au programme « anticapitaliste » très flou, le Socialist Workers Party, est aussi l’organisation « révolutionnaire » la plus importante en Grande-Bretagne. Le SWP propose maintenant de soutenir une autre coalition, RESPECT, lancée par George Galloway, député travailliste exclu du Labour Party pour son opposition à la guerre d’Irak, et qui a reçu pendant des années des financements provenant de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et du Pakistan - car sa paye de député ne lui suffisait pas. En effet, a-t-il cyniquement expliqué, il lui fallait au moins 150 000 livres de revenus par an pour « militer » ! C’est ce politicien corrompu qu’ont choisi de soutenir le SWP et la majorité de la Socialist Alliance aux prochaines élections régionales et européennes. L’article ci-dessous écrit en juillet 2003 était prémonitoire puisqu’il tentait déjà de mettre en garde les militants d’extrême gauche contre une alliance électorale avec la Muslim Association of Britain et contre un usage abusif du terme d’« islamophobie ». Y.C.)

Depuis le 11 septembre 2001, l’épithète d’ « islamophobie » est devenue de plus en plus en vogue en Grande-Bretagne - non seulement de la part de musulmans mais aussi, de façon surprenante, de larges contingents de la gauche. On emploie généralement ce terme sans en préciser le sens et dans des contextes inadéquats. On l’utilise de façon absurde et irresponsable et je crois donc que les révolutionnaires devraient se dispenser de l’employer.

De façon très choquante, certains militants socialistes ont eu le mauvais goût de s’en servir pour discréditer des critiques de gauche ou laïques dirigées contre les aspects réactionnaires de l’engagement des musulmans dans le mouvement anti-guerre. Que signifie donc exactement ce mot ? Littéralement il désigne la « peur de l’Islam », mais plus exactement le mépris ou la haine des musulmans, donc une attitude présentée comme analogue à l’antisémitisme. Depuis le 11 septembre, le ressentiment et l’hostilité de certains médias envers les musulmans en Grande-Bretagne et plus généralement en Occident ont sans aucun doute augmenté. À son tour, cela a éveillé une certaine hostilité parmi la population. Mais ces sentiments s’expriment rarement de façon explicite - plutôt de manière codée, par exemple lorsque l’on critique les demandeurs d’asile, les réfugiés et bien sûr les « terroristes » potentiels, et ces critiques visent les ressortissants d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, pas tous les musulmans. Ce phénomène a été très intense aux États-Unis où les Arabes ont été systématiquement harcelés pendant presque deux ans.

Cependant, il est surprenant de constater que les médias britanniques, y compris la presse à scandale, se sont gardés de lancer une attaque frontale contre les musulmans britanniques. Sur le plan des attaques physiques, y compris des morts, à ma connaissance il n’y en a eu très peu. En réalité, immédiatement après le 11 septembre un seul Sikh a été tué aux États-Unis parce qu’il portait un turban ressemblant à celui de Ben Laden. Mais on a eu à déplorer un certain nombre d’agressions individuelles et de petits attentats contre des mosquées en Grande-Bretagne, particulièrement dans les villes du Nord, probablement par des voyous du British National Party (groupe dans le genre du Front national en France mais moins important électoralement, NdT). Et d’autres actes de vandalisme comme le fait de placer une tête de porc devant une mosquée. Mais le nombre de ces incidents a rapidement diminué même s’ils se produisent encore de temps en temps. Nous n’avons certes aucune raison d’avoir la moindre complaisance envers ce type d’agissements, mais tout cela relève-t-il de l’ « islamophobie » ? Nous ne sommes absolument pas dans une situation comparable à celle des Juifs sous le nazisme dans les années 30, ni même dans celle des musulmans du Gujarat, État de l’Inde dirigé actuellement par un régime fasciste-hindouiste. Dans les années 70, le National Front représentait une menace réelle en Grande-Bretagne et était beaucoup plus dangereux pour les minorités, musulmanes ou non musulmanes d’ailleurs.

De plus, peut-être pour faire contrepoids, les journaux et les chaînes de télévision les plus responsables ont répandu une image positive (voire exagérément positive) de l’Islam et des musulmans : par exemple la BBC a diffusé une série d’émissions sur l’Islam totalement acritiques ; un reportage extrêmement chaleureux pendant une semaine sur la mosquée de Birmingham ; Channel 4 a réalisé une longue émission quotidienne, pendant 15 jours, sur le pèlerinage de La Mecque en évitant soigneusement de parler des centaines de gens qui y meurent chaque année à cette occasion. Un journal aussi conservateur que le Financial Times a présenté à plusieurs reprises, en première page, des photos du pèlerinage de La Mecque et des pancartes antiguerre de la Muslim Association of Britain (les Frères musulmans britanniques, NdT). Peu après le 11 septembre, les dirigeants politiques et les médias - préoccupés par de possibles réactions antimusulmanes, ont cessé d’utiliser le terme « fondamentaliste islamique ». De même, George Bush Junior a invité un imam à un service religieux spécial qui s’est tenu peu après le 11 septembre à Washington ; quant à Blair, il a rencontré les représentants de la communauté musulmane britannique. Ces gestes symboliques ont été bien accueillis par les dirigeants musulmans dans ces deux pays.

Néanmoins de nombreux musulmans croient encore que la « guerre au terrorisme » menée par les États-Unis serait en fait une guerre contre l’Islam et donc la plus haute expression de l’« islamophobie ». Mais un tel raisonnement néglige quelques réalités inconfortables. Le pays qui mène cette « guerre contre le terrorisme » est certes les États-Unis. Mais penchons-nous brièvement sur les relations de cette grande puissance avec le monde « islamique ».

1. Les États-Unis soutiennent depuis longtemps le régime saoudien, allié crucial au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite possède les sites les plus sacrés de l’Islam. Le gouvernement américain n’a jamais émis la moindre protestation contre la brutalité et le caractère oppressif de cette société barbare - par « respect pour les valeurs et la culture islamiques ». C’est bien sûr du baratin, mais la réalité est là.

2. Après Israël, le pays au monde qui reçoit le plus d’argent des États-Unis est l’Égypte - pays musulman.

3. En 1991, la coalition dirigée par les États-Unis a « libéré » le Koweit, pays musulman - avec l’aide de pratiquement tous les États musulmans du Golfe.

4. En 1999, les Américains et leurs alliés de l’OTAN ont « libéré » le Kosovo - province majoritairement musulmane - de la Serbie « chrétienne ». L’ex-président serbe Milosevic est actuellement jugé à La Haye pour crimes contre l’humanité (en particulier contre des musulmans kosovars).

5. Les États-Unis ont armé, entraîné et financé les fondamentalistes islamistes qu’étaient les moujahidine afghans au cours de leur lutte contre les Russes. Et ils ont financé Ousama ben Laden.

6. Les États-Unis ne se sont pas opposés à la mainmise des talibans sur l’Afghanistan en 1966, talibans qui ont largement été une création du Pakistan, allié puissant des États-Unis et « république islamique ».

7. Les États-Unis poussent les Européens à accepter l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Même si la Turquie est un État laïc, la plupart des Turcs sont, du moins en principe, musulmans.

Nous pourrions allonger encore cette liste. Mais les éléments ci-dessus sont suffisants pour nous demander en quoi la politique étrangère américaine relève-t-elle de la « guerre contre l’Islam » ou de « l’islamophobie ». Ce n’est pas pour rien que les dirigeants des pays musulmans parlent rarement d’ « islamophobie ». De plus, tout le monde que les musulmans provenant du sous-continent indien ou d’Asie orientale sont traités de façon bien plus dure et sont victimes d’une discrimination bien plus importante de la part de leurs « frères » musulmans dans les pays arabes (notamment du Golfe) que dans les pays occidentaux. Malheur à ceux qui répètent, comme des perroquets, l’argument de l’islamophobie contre la droite occidentale, cet argument pourrait se retourner cruellement contre eux. De plus, il ne gêne absolument pas les impérialistes. En effet, l’impérialisme américain se moque complètement de la religion d’un pays étranger tant que ses intérêts économiques et stratégiques sont satisfaits. L’Amérique soutient les régimes les plus réactionnaires et dictatoriaux du monde musulman tant qu’ils font son jeu. S’ils prennent un peu d’indépendance, alors ils sont soumis à toute la puissance de feu de l’Empire. On peut donc reconnaître qu’il existe une certaine hostilité contre les Arabes, hostilité qui se transforme parfois en des sentiments antimusulmans et deviennent l’une de ses justifications. Mais cela ne change pas le fait que, en Grande-Bretagne comme ailleurs, il n’existe pour le moment aucune base matérielle pour « l’islamophobie ».

Le terme d’ « islamophobie » est apparemment né en Grande-Bretagne durant l’affaire Rushdie à la fin des années 80. Les fondamentalistes musulmans voulaient ainsi tenter de réduire au silence des critiques comme Salman Rushdie et ceux qui soutenaient son droit à la libre expression. Les intégristes prétendaient que seule l’ « islamophobie » de l’État et de la société britanniques permettait que ses écrits restent impunis. L’implication était claire : toute critique de l’Islam était assimilée à de l’ « islamophobie » et donc interdite. Les militants progressistes ne peuvent et ne doivent pas accepter un tel chantage. A ceux qui, à gauche, ne sont pas convaincus par cette analyse, nous poserons quelques questions fondamentales.

- Quelle est, par exemple, votre position vis-à-vis des milliers de femmes qui, au Pakistan, ont courageusement manifesté contre la loi Huddood imposée, au milieu des années 80, par le général Zia ul-Haq (allié intégriste clé à l’époque pour les États-Unis) et dont le but était de réduire les femmes, sur le plan juridique, à un statut de citoyennes inférieures ? Ces femmes agissaient certainement par islamophobie - vous aurait déclaré n’importe quel imam.

- De même, quelle est votre position vis-à-vis de ceux qui protestent contre l’application de la charia dans les provinces du nord du Nigeria où l’on a récemment condamné à la mort par lapidation une femme accusée d’adultère ? Ces manifestants sont des « islamophobes », vous affirmera n’importe quel mollah.

- Ou bien quelle est votre position sur l’ex-musulmane, d’origine somalienne, aujourd’hui députée de droite hollandaise, qui a été l’objet d’une chasse aux sorcières parce qu’elle avait affirmé que les hommes musulmans opprimaient les femmes ? Il est clair que de telles questions et implications ont été grossièrement ignorées. La plupart des groupes d’extrême gauche ne veulent pas s’attaquer aux croyances réactionnaires de leurs nouveaux alliés.

De plus ils font preuve d’une extraordinaire indulgence -par exemple ils ont autorisé les militants de la Muslim Association of Britain et leurs orateurs à prier et crier sans cesse « Allah ouakbar »( Dieu est grand). Aucune autre manifestation de foi religieuse n’a été autorisée (par exemple personne n’a pu réciter le Notre-Père ou des prières bouddhistes) ; aucun athée n’a eu le droit de chanter l’Internationale à la tribune. Certains évoquent, au lendemain de la guerre d’Irak, la possibilité que la Socialist Alliance conclue un pacte électoral avec des groupes musulmans et des dirigeants religieux afin de former une sorte de Coalition pour la paix et la justice (organisation pacifiste américaine regroupant des écologistes et des représentants de nombreuses Églises, NdT).

Apparemment ceux qui ont dénoncé « l’islamophobie » veulent franchir encore un pas et maintenant s’engager dans l’ « islamophilie ». L’affaire n’en est qu’à ses balbutiements, mais il semble que la Coalition contre la guerre (Stop the War Coalition) aurait l’intention de se transformer en une coalition électorale. Si ce projet devait se matérialiser, il s’agirait d’une étrange formation hybride : un regroupement électoral entre des progressistes athées et des fanatiques religieux qui, sur des questions essentielles, défendent des positions profondément réactionnaires. Avant qu’un tel front uni catastrophique se concrétise, il me semble nécessaire de souligner quelques faits.

On peut supposer que cette coalition tentera de renforcer ses liens avec la Muslim Association of Britain, principale organisation musulmane du mouvement antiguerrre. La MAB se réclame fièrement des idées de Maulana Maududi, membre fondateur du Jamaat-I-Islami au Pakistan (Tariq Ali dénonce ses idées dans Le Choc des fondamentalismes). Rappelons que le Jamaat et ses compères islamistes réactionnaires ont gagné un grand nombre de sièges aux élections pakistanaises et qu’ils ont déclaré la guerre non seulement aux femmes et aux progressistes mais aussi à toute personne qui a la moindre idée moderne dans la province de la Frontière du Nord-Ouest qu’ils contrôlent désormais (cette province regroupe 19 des 153 millions d’habitants du Pakistan, NdT).

L’élection du premier - et du seul - conseiller municipal de la Socialist Alliance (au nord de l’Angleterre) semble jouer un certain rôle dans ce tournant de l’extrême gauche britannique. Dans la ville de Preston, la Socialist Alliance locale a obtenu le soutien des musulmans et de l’imam d’une mosquée avec lesquels ils ont étroitement collaboré durant le mouvement antiguerre. Certains croient qu’il s’agit d’une bonne technique qui permettrait de gagner d’autres sièges, du moins dans les circonscriptions comptant un grand nombre de musulmans. L’argument étant que les musulmans radicalisés par la guerre voteront pour des candidats d’extrême gauche. Mais ce raisonnement comporte d’énormes failles.

- Tout d’abord, il est exact que l’on assiste à une radicalisation des musulmans - mais la grande majorité d’entre eux ont été radicalisés par l’islam, et non par des arguments révolutionnaires, marxistes ou même simplement anti-impérialistes. Lorsque les musulmans s’intéressent à l’Afghanistan, l’Irak ou la Palestine, c’est parce que ces pays font partie de l’Islam - et c’est aussi pourquoi ils sont sensibles à la thèse de l’« islamophobie ». Certes, et nous ne pouvons que nous en réjouir, peu de musulmans ont rejoint récemment les organisations intégristes en Grande-Bretagne, mais - hélas - un nombre encore plus réduit d’entre eux a été convaincu par les idées politiques de gauche ou laïques.
- De même nous ne devrions jamais oublier que la plupart des musulmans ont soutenu l’intervention américaine et celle de l’OTAN contre la Serbie en 1999. Nous pouvons donc être sûrs que si les États-Unis décidaient d’attaquer, disons, la Corée du Nord ou un pays latino-américain, on verrait peu de musulmans descendre dans la rue contre une telle intervention.

- Enfin, il est impensable que des révolutionnaires envisagent même l’idée de travailler avec des imams dans une coalition électorale. Les mosquées sont des bastions du sexisme et de la ségrégation des genres. Elles représentent un affront à toute idée minimale de démocratie. D’ailleurs certains musulmans affirment, avec raison, que l’idée même de démocratie n’est pas islamique, puisque les lois faites par les êtres humains sont une insulte à la loi de Dieu, loi qui leur pré-existe. Les imams sont obligés de respecter la charia. Même s’il leur est impossible d’appliquer la charia dans l’espace public des pays occidentaux, ils peuvent au moins l’imposer dans l’enceinte des mosquées, et c’est certainement ce que font beaucoup d’entre eux.

Si les arguments précédents ne vous semblent pas suffisants, deux puissantes raisons militent contre la formation d’une telle coalition, et elles concernent la communauté asiatique, communauté beaucoup plus importante (que les communautés arabes, iraniennes, turques ou berbères en Grande-Bretagne, NdT).

Tout d’abord la formation d’une coalition électorale entre l’extrême gauche et les intégristes musulmans renforcera inévitablement les éléments religieux au sein des communautés « musulmanes » aux dépens des forces laïques et progressistes. Les idées et les pratiques ouvertement réactionnaires (par exemple sur les questions des droits des femmes ou des homosexuels) continueront à ne pas être critiquées (en effet, l’extrême gauche gardera le silence sur ces questions si elle veut former une coalition avec les fondamentalistes).
- Enfin, une telle coalition aura un effet repoussoir massif sur les Asiatiques non musulmans. Déjà l’indulgence de l’extrême gauche vis-à-vis des organisations musulmanes et tout le barouf réalisé autour de l’ « islamophobie » les ont incités à se tenir à distance. Comme on a pu le constater, leur présence dans le mouvement antiguerre a été dérisoire. Tout pacte électoral avec des imams et des groupes musulmans ne pourra qu’accentuer une telle division et renforcer leur résistance à s’engager politiquement.

En conclusion, je dirai donc que la gauche radicale devrait éviter d’employer le terme d’« islamophobie » (et en tout cas ne jamais l’utiliser contre les partisans de la laïcité), et devrait rejeter toute alliance électorale avec les groupes musulmans. Le raisonnement qui justifie de telles alliances est erroné, ne fait que diviser les travailleurs et encourager les forces réactionnaires. L’extrême gauche doit rester sur ses positions traditionnelles, qui sont excellentes : lutter contre le racisme et le dénoncer (qu’il vise les musulmans ou les non-musulmans), et soutenir sans cesse la lutte contre l’impérialisme. Plutôt que de l’exemple de la ville de Preston, c’est du succès du Scottish Socialist Party, en Écosse, que les révolutionnaires devraient s’inspirer en Angleterre, au Pays de Galles et ailleurs.

Rumy Hasan (membre de la Socialist Alliance de Birmingham) Juillet 2003

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