Présentations
En dehors du texte d’Alexandre Berkman sur la violence qui forme le chapitre XIX de son ABC de l’anarchisme communiste (inédit en français) paru en anglais en 1929, les six articles suivants ont été écrits par E. Armand, Lucien Barbedette, Pierre Besnard, A. Lapeyre, Stephen Mac Say et Marc Pierrot en 1934 pour L’Encyclopédie anarchiste. Les auteurs essaient de raisonner sur des notions de base comme l’usage de la violence et de la non-violence, la légalité et l’illégalité, la solidarité avec ceux qui se révoltent contre l’ordre bourgeois, etc., notions qui devraient en principe se trouver au centre de toute réflexion sérieuse concernant les formes de terrorisme exercées soit par l’Etat soit par des groupes politiques qui prétendent le combattre. Ces textes sont, bien sûr, influencés par l’époque à laquelle ils ont été écrits et surtout par les débats qui ont marqué la naissance du mouvement anarchiste qui correspond aussi, d’ailleurs, à la naissance du mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier a bien changé (il s’est pratiquement intégré à l’Etat dans les pays capitalistes occidentaux) et les formes de domination étatique sont beaucoup plus subtiles et pernicieuses aujourd’hui qu’il y a 70 ans.
Au-delà des limites de ces articles et des divergences entre les auteurs sur certains points, ces textes offrent un bon point de départ car ils s’interrogent sur les motivations profondes de l’action militante contre l’Etat bourgeois, en confrontant constamment les moyens utilisés avec l’objectif final proclamé, méthode et préoccupation généralement absentes des débats dans l’extrême gauche actuelle.
Yves Coleman
Dans ce numéro de Ni patrie ni frontières, la liaison entre terrorisme, illégalisme et action directe ne se comprend que parce que nous avons choisi de traiter la question de la violence et de l’illégalité un peu en amont du terrorisme. La « propagande par le fait », sur laquelle, en tant que « terrorisme anarchiste », il aurait été possible de se concentrer, est trop liée à un contexte particulier. « C’est sur cette manifestation de l’anarchisme, disait Ernestan, que les littérateurs insistent le plus. Il y a là une mine à effets, et, pour beaucoup d’épiciers et de concierges, ″anarchisme″ et ″dynamite″ forment une association d’idées inséparables alors que le terrorisme anarchiste fut exceptionnel ou accidentel et presque toujours individuel » .
Les attentats anarchistes de la période héroïque étaient loin de correspondre aux vues de la plupart des militants de renom et, disait Jean Maitron, « ils surgissaient avec un retard d’une décennie sur la théorie » , même si nombre de ces militants auraient pu reprendre à leur compte le mot de Séverine : « Avec les pauvres, toujours – malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes, malgré leurs crimes ! ».
En réalité, la spécificité individualiste de l’anarchisme, et surtout son peu de considération pour la légalité, apportent un autre éclairage sur les moyens que les révolutionnaires ont à leur disposition, avec, au cœur du problème, l’articulation entre émancipation individuelle et émancipation collective.
C’est encore une autre façon d’aborder les notions de morale et d’efficacité, de penser les actions affirmées comme révolutionnaires en relation avec un ensemble allant bien au-delà de leurs auteurs car impliquant, vis-à-vis de l’Etat, la classe ouvrière ou le mouvement révolutionnaire.
Peut-on, comme Lucien Barbedette, user d’une simple logique comptable et justifier le terrorisme révolutionnaire pour la simple raison qu’il serait, numériquement, moins destructeur que le terrorisme d’Etat ? Il conviendrait plutôt, avant toute action, et comme le dit Pierre Besnard, d’évaluer le risque de « desservir le mouvement en cours ». La justification de ses actes n’a pas de sens si elle ne se fait que par opposition aux systèmes étatique et capitaliste : une véritable morale révolutionnaire se pense dans le cadre d’un projet d’émancipation collective, et c’est sur ce plan que la discussion sur les mobiles et l’efficacité révolutionnaire de l’illégalisme libertaire peut s’avérer éclairante.
Karim Landais
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Alexandre Berkman : L’anarchisme est-il synonyme de violence ?
(Traduit de l’anglais et extrait de Now and After : The ABC of Communist Anarchism, New York, Vanguard Press, 1929, chapitre XIX.)
Ami lecteur, tu as entendu dire que les anarchistes jettent des bombes, qu’ils croient en la violence, et que l’anarchie équivaut au désordre et au chaos.
Il n’est pas étonnant que tu aies ce genre d’idées. La presse, le clergé et tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité te serinent constamment ce mensonge. Mais la plupart d’entre eux savent parfaitement que c’est faux, même s’ils ont une bonne raison pour ne pas te le dire. Il est temps que tu entendes la vérité.
J’ai l’intention de te parler honnêtement et franchement. Tu peux me faire confiance, parce que je suis justement l’un de ces anarchistes que l’on accuse d’être partisans de la violence et de la destruction. Je sais de quoi je parle et je n’ai rien à cacher.
—L’anarchisme est-il vraiment synonyme de désordre et de violence ? te demandes-tu.
Non, cher lecteur, c’est le capitalisme et l’Etat qui en sont les meilleurs agents. L’anarchisme incarne exactement l’idéal inverse parce que ce mouvement souhaite un ordre sans Etat, une paix sans violence.
— Mais une telle situation est-elle possible ? — C’est ce dont nous allons discuter maintenant. Mais tu veux sans doute savoir d’abord si les anarchistes ont déjà jeté des bombes ou utilisé la violence.
Oui, cela leur est arrivé.
— C’est bien ce que je pensais ! t’exclames-tu. J’avais raison.
Ne nous précipitons pas. Si les anarchistes ont parfois eu recours à la violence, cela veut-il forcément dire que violence et anarchisme vont toujours de pair ?
Pose-toi cette question et essaie d’y répondre honnêtement.
Quand un brave citoyen revêt l’uniforme de son pays, il peut être amené à lancer des bombes et à utiliser la violence. Diras-tu alors que tout citoyen est partisan des bombes et de la violence ?
Tu te récrierais avec indignation devant une telle affirmation.
— Cela signifie simplement, répondrais-tu face à une telle accusation, que, dans certaines circonstances, un homme peut être amené à utiliser la violence. Et ce qu’il soit démocrate, monarchiste, socialiste, bolchevik ou anarchiste.
Tu découvriras que cela s’applique à tous les êtres humains et à toutes les époques.
Brutus tua César car il craignait que son ami trahisse la République et devienne roi. Il n’a pas commis cet acte parce qu’il « aimait moins César mais qu’il aimait davantage Rome ». Brutus n’était pas un anarchiste, mais un républicain loyal.
Selon la légende, Guillaume Tell tua un tyran pour débarrasser son pays de l’oppression. L’archer suisse n’avait jamais entendu parler de l’anarchie.
Depuis des temps immémoriaux, des despotes ont été abattus par des hommes indignés qui éprouvaient une véhémente passion pour la liberté. On les considère comme des rebelles qui ont lutté contre la tyrannie. C’étaient généralement des patriotes, des démocrates ou des républicains, parfois des socialistes ou des anarchistes. Leurs actes exprimaient la révolte individuelle contre l’injustice. L’anarchisme n’avait rien à voir avec tout cela.
A une époque, dans la Grèce antique, assassiner un despote était faire preuve de la plus haute vertu. La loi moderne condamne de tels actes, mais le sentiment général n’a guère varié sur ce plan-là. Le tyrannicide ne suscite toujours pas l’indignation. Même si on ne l’approuve pas publiquement, on excuse de tels actes et souvent on s’en réjouit secrètement. Des milliers de jeunes patriotes américains n’ont-ils pas exprimé ouvertement le désir d’assassiner le Kaiser [l’empereur d’Allemagne] qu’ils tenaient pour responsable du déclenchement de la guerre mondiale ? Un tribunal français n’a-t-il pas récemment acquitté l’homme qui avait tué Petlioura pour venger les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés au cours des pogromes organisés par ce sinistre individu contre les Juifs de la Russie méridionale ?
Dans chaque pays, à toutes les époques, il y a eu des tyrannicides : des hommes et des femmes qui aimaient leur pays suffisamment pour sacrifier leur propre vie pour lui. Généralement ils n’appartenaient à aucun parti politique et ne défendaient aucune idéologie politique, ils haïssaient tout simplement la tyrannie. Parfois, c’étaient des fanatiques religieux comme le catholique Kullman, qui essaya d’assassiner Bismarck, ou Charlotte Corday qui tua Marat durant la Révolution française.
Aux Etats-Unis, trois présidents ont été victimes d’assassinats individuels. Lincoln a été abattu en 1865, par John Wilkes Booth, un démocrate du Sud ; Garfield, en 1881, par Charles-Jules Guiteau, un républicain ; et McKinley, en 1901, par Leon Czolgosz. Sur les trois un seul était anarchiste.
Les pays qui vivent sous le joug des pires oppresseurs sont ceux qui produisent le plus de tyrannicides, ce qui est normal. Prenez, par exemple, la Russie. Dans la mesure où la liberté de parole et la liberté de la presse avaient été complètement supprimées sous les tsars, il n’existait pas d’autre moyen d’intimider un régime aussi despotique que d’« instiller la peur de Dieu » dans le cœur du tyran.
Ces jeunes vengeurs étaient le plus souvent issus de la plus haute noblesse, ils aimaient la liberté et le peuple. Dans la mesure où toutes les autres issues politiques étaient bouchées, ils se sentaient obligés d’employer le pistolet et la dynamite dans l’espoir d’adoucir un peu la condition misérable de leur compatriotes. On les appelait des nihilistes et des terroristes. Ce n’étaient pas des anarchistes.
A l’époque actuelle, les actes individuels de violence politique se produisent plus fréquemment que dans le passé. Les suffragettes anglaises, par exemple, ont fréquemment employé la violence pour faire connaître et imposer leurs revendications d’égalité des droits. En Allemagne, depuis la guerre, les hommes les plus réactionnaires ont utilisé de telles méthodes dans l’espoir de restaurer la monarchie. C’est un royaliste qui a tué Karl Erzberger, le ministre prussien des Finances ; et Walter Rathenau, ministre des Affaires étrangères, a aussi été abattu par un militant du même courant politique.
La cause originelle, ou en tout cas le prétexte, de la [première] guerre mondiale a été l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche par un patriote serbe qui n’avait jamais entendu parler de l’anarchisme. En Allemagne, en Hongrie, en France, en Italie, en Espagne, au Portugal et dans chacun des autres pays d’Europe, des hommes ayant des opinions politiques très diverses ont eu recours à la violence, pour ne pas parler de la terreur politique, que pratiquent des organisations structurées comme les fascistes en Italie, le Ku Klux Klan en Amérique ou l’Eglise catholique au Mexique.
Tu vois donc, ami lecteur, que les anarchistes n’ont pas le monopole de la violence politique. Le nombre d’actes de violence commis par des anarchistes est infime, si on le compare à ceux commis par des individus partageant d’autres idéaux.
En vérité, dans chaque pays, dans chaque mouvement social, la violence fait partie des méthodes de lutte depuis des temps immémoriaux. Même Jésus le Nazaréen, qui prônait l’évangile de la paix, a eu recours à la violence pour expulser les marchands du temple.
Comme je te l’ai dit, les anarchistes n’ont pas le monopole de la violence. Au contraire, l’anarchisme prône la paix et l’harmonie, respecte l’intégrité personnelle, et défend le caractère sacré de la vie et de la liberté. Mais les anarchistes sont des êtres humains comme les autres, et peut-être encore davantage. Ils sont plus sensibles à l’injustice, ils réagissent plus rapidement face à l’oppression et sont donc enclins à exprimer parfois leur protestation sous une forme violente. Mais de tels actes sont l’expression de leur tempérament individuel, pas d’une théorie particulière.
Tu te demandes peut-être, ami lecteur, si les idées révolutionnaires n’encouragent pas la violence chez certains individus. Je ne le pense pas, parce que nous avons vu, au cours de l’Histoire, des individus parfaitement réactionnaires employer des méthodes violentes. Si des êtres humains aux positions politiques opposées commettent des actes semblables, il n’est guère sensé d’affirmer que leurs idées sont responsables de leurs actes.
Des résultats semblables découlent de la même cause, mais celle-ci n’est pas liée à des convictions politiques communes, mais plutôt à des tempéraments individuels et à une attitude générale de la société face à la violence.
— Tu as peut-être raison lorsque tu évoques le rôle de la personnalité individuelle, m’objecteras-tu. En effet, je me rends bien compte que les idées révolutionnaires ne sont pas la cause de tous les actes de violence politique qui se produisent sur terre, sinon ils seraient tous commis par des militants révolutionnaires. Mais tes conceptions ne justifient-elles pas en partie de tels actes ? — A première vue, ami lecteur, tu sembles avoir raison. Mais si tu réfléchis à la question tu découvriras ton erreur. La meilleure preuve en est que les anarchistes, s’ils défendent exactement les mêmes positions sur la nature de l’Etat et la nécessité de l’abolir, sont souvent en désaccord total à propos de la violence. Ainsi les anarchistes influencés par les idées de Tolstoï et la plupart des anarchistes individualistes condamnent la violence politique, tandis que d’autres anarchistes l’approuvent, ou au moins la justifient.
Est-il raisonnable alors d’affirmer que les conceptions anarchistes sont responsables de la violence ou influencent, d’une façon ou d’une autre de tels actes ?
De plus, de nombreux anarchistes qui ont cru à une époque à la violence comme moyen de propagande ont changé d’opinion à ce sujet et ne soutiennent plus l’utilité de ces méthodes. A une époque, par exemple, les anarchistes prônaient des actes de violence individuelle, ce que l’on a appelé la « propagande par le fait ». Ils ne pensaient pas que ces actes allaient permettre de remplacer l’Etat et le capitalisme par l’anarchie, et ils ne croyaient pas non plus que l’exécution d’un despote abolirait le despotisme. Non, le terrorisme était pour eux un moyen de venger un crime commis contre le peuple, d’inspirer de la peur à l’ennemi, et aussi d’attirer l’attention sur le mal contre lequel l’acte terroriste était dirigé. Mais la plupart des anarchistes aujourd’hui ne croient plus à la « propagande par le fait » et ne soutiennent pas des actes de ce type.
L’expérience leur a appris que, si de telles méthodes ont pu être justifiées et utiles par le passé, les conditions de la vie moderne les rendent inutiles et même nuisibles à la diffusion de leurs idées. Mais leur idéal n’a pas changé ; par conséquent ce n’est pas l’anarchisme qui a façonné autrefois leur attitude vis-à-vis de la violence. Il n’est pas donc pas du tout sûr que ce soient certaines idées ou doctrines en « isme » conduisent qui à la violence. Les causes de la violence sont à mon avis d’une origine différente.
Quelle est donc la bonne explication ?
Comme nous l’avons vu, des actes de violence politique sont commis non seulement par des anarchistes, des socialistes et des révolutionnaires de toute tendance, mais aussi par des patriotes et des nationalistes, des démocrates et des républicains, des suffragettes, des conservateurs et des réactionnaires, des monarchistes et des royalistes, et même des religieux et de fervents chrétiens.
Nous savons maintenant que ce n’est sans doute pas une idée ou une idéologie particulière qui a influencé leurs actes, parce que les idées et les « ismes » les plus différents ont provoqué des actes semblables. Ceux-ci s’expliquent, à mon avis, par leur tempérament individuel et par un sentiment général à propos de la violence.
Tel est le cœur du problème. Que pensent la majorité des êtres humains à propos de la violence ? Si nous pouvons répondre correctement à cette question, la solution nous apparaîtra clairement.
Si nous sommes honnêtes, il nous faut admettre que chacun de nous croit en la violence et la pratique, même s’il la condamne parfois chez les autres. En fait, toutes les institutions humaines et la vie de la société actuelle sont fondées sur la violence.
Qu’appelons-nous l’Etat ? S’agit-il de quelque chose d’autre que de la violence organisée ? La loi t’oblige à faire ceci ou t’interdit de faire cela, et si tu n’obéis pas, elle t’y oblige par la force. A cette étape de notre raisonnement, nous ne cherchons pas à déterminer si une telle situation est juste ou injuste, si cela devrait ou ne devrait pas être ainsi. Nous nous contentons d’établir un constat : tout Etat, toute loi et toute autorité reposent en dernière analyse sur la force et la violence, sur la punition ou la peur de la punition.
Demande-toi donc, ami lecteur, pourquoi même l’autorité spirituelle, l’autorité de l’Eglise et de Dieu, repose sur la force et la violence. Parce que la peur de la colère et de la vengeance divines exerce son pouvoir sur toi, qu’elle t’oblige à obéir et même à croire contre ta propre raison.
Quelle que soit la direction que prendra ton regard, tu découvriras que toute notre vie est construite sur la violence ou la peur de la violence. Depuis la plus tendre enfance, tu es soumis à la violence de tes parents ou des adultes. A l’école, à la maison, au bureau, à l’usine, à la boutique ou dans les champs, tu as toujours affaire à l’autorité d’un individu qui réclame ton obéissance et t’oblige à exécuter sa volontés.
Le droit de t’obliger à faire quelque chose s’appelle l’autorité. On a transformé la peur de la punition en une obligation : l’obéissance.
Nous grandissons tous dans cette atmosphère de force et de violence, d’autorité et d’obéissance, de devoir, de peur et de punition. Elle imprègne chaque jour de notre vie. Nous baignons tellement dans l’esprit de la violence que nous ne nous demandons même pas si elle est juste ou erronée, mais seulement si elle est légale, si la loi l’autorise.
Tu ne remets pas en question le droit de l’Etat de tuer, de confisquer des biens ou de jeter en prison des individus. Si une personne privée était coupable des choses que l’Etat fait tout le temps, tu la dénoncerais comme un assassin, un voleur et un escroc. Mais tant que la violence est « légale », tu l’approuves et tu t’y soumets. Tu n’es donc pas fondamentalement opposé à la violence, mais seulement à ceux qui l’utilisent « illégalement ».
La violence légale et la peur qu’elle engendre dominent toute notre existence, individuelle et collective. L’autorité contrôle notre vie du berceau jusqu’à la tombe : autorité parentale, ecclésiastique, divine, politique, économique, sociale et morale.
Mais quel que soit le niveau de cette autorité, elle se résume toujours à une puissance supérieure qui t’impose son pouvoir par la peur du châtiment. Tu as peur de Dieu et du diable, des prêtres et de tes voisins, de ton patron et de ton employeur, du député et du policier, du juge et du gardien de prison, de la loi et de l’Etat. Toute ta vie est une longue chaîne de peurs qui blessent ton corps et lacèrent ton âme. C’est sur ces peurs que se construit l’autorité de Dieu, de l’Eglise, des parents, des capitalistes et des dirigeants.
Prends un moment pour réfléchir et demande-toi si mes propos ne sont pas fondés. Pourquoi donc un enfant de dix ans maltraite-t-il son frère ou sa sœur plus jeunes en se servant de sa force physique ? Pour la même raison que le patron de leur père harcèle son employé en se servant de sa position de force et parce que la survie de l’enfant dépend du travail de son père. Tu supportes l’autorité du prêtre ou du pasteur parce que tu penses qu’ils peuvent « appeler la colère de Dieu » sur ta tête. Tu te soumets à la domination des patrons, des juges et de l’Etat, parce qu’ils ont le pouvoir de te priver de ton travail, de ruiner ton commerce, de te jeter en prison — un pouvoir que tu leur as d’ailleurs toi-même octroyé.
L’autorité régit donc ta vie, l’autorité du passé et du présent, des morts et des vivants, et ta vie personnelle est constamment l’objet d’intrusions, d’agressions, elle est assujettie aux pensées et à la volonté d’autres personnes.
Et puisque ton intégrité personnelle est envahie et violée, tu te venges inconsciemment en envahissant et violant l’intégrité d’autres personnes sur lesquelles tu exerces ton autorité ou ton pouvoir de contrainte, physique ou morale. C’est ainsi que la vie devient un univers où dominent l’autorité, la contrainte et la soumission, l’ordre et l’obéissance, la coercition et la sujétion, les rapports entre dirigeants et dirigés, la violence et la force, sous mille formes différentes.
Comment s’étonner alors du fait que même les idéalistes sont prisonniers des filets de l’autorité et de la violence ? Qu’ils sont souvent poussés par leurs sentiments et leur milieu à des actes intrusifs aux antipodes de leurs idées ?
Nous sommes encore tous des barbares qui ont recours à la force et à la violence pour régler nos doutes, nos difficultés et nos soucis. La violence est l’arme des ignorants et des faibles. Ceux qui ont un cœur et un esprit solides n’ont nul besoin de la violence car la conscience d’avoir raison leur procure une volonté irrésistible. Plus nous nous éloignons de l’homme primitif et de l’âge de pierre, moins nous aurons besoin d’avoir recours à la force et à la violence. Plus l’esprit de l’homme sera éclairé, moins il emploiera la contrainte et la coercition. L’être humain véritablement civilisé se débarrassera de toute peur et de toute autorité. Il se relèvera et se tiendra fièrement debout ; il ne courbera la tête devant aucun tsar, sur terre comme au ciel. Il deviendra totalement humain lorsqu’il refusera de diriger et d’être dirigé. Il ne sera vraiment libre que le jour où il n’y aura plus de maîtres sur cette terre.
L’anarchisme prône une société sans force et sans oppression, où tous les hommes seront égaux et vivront dans la liberté, la paix et l’harmonie.
Le mot anarchie vient du grec, et signifie un ordre sans force, sans violence, sans Etat, parce que l’Etat est la source de la violence, de la contrainte et de la coercition.
L’anarchie n’est donc pas synonyme de désordre et de chaos, comme tu le pensais, ami lecteur. Au contraire, l’anarchie est même l’inverse, elle signifie la disparition de l’Etat, c’est-à-dire la liberté. Le désordre est l’enfant de l’autorité et de la contrainte. La liberté est la mère de l’ordre.
— C’est en effet une belle idée, me diras-tu, mais elle ne convient qu’à des anges. — Tu as raison. C’est pourquoi nous devons nous demander comment acquérir les ailes nécessaires pour créer une société idéale.
Alexandre Berkman (1929)
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Lucien Barbedette : Terrorisme(1934)
Cet article offre un éclairage historique sur la violence d’Etat dans différents pays d’Europe (Ni patrie ni frontières).]
N. m. La terreur est une crainte poussée à un très haut degré, une peur d’une intensité exceptionnellement grande. On appelle terrorisme le système de gouvernement qui s’appuie sur la terreur pour contraindre les membres d’une collectivité à l’obéissance. Mais c’est arbitrairement que l’on réserve ce terme à de très rares périodes de l’histoire. En réalité, la peur fut toujours, et demeure, à notre époque, le principal moyen d’action de l’Autorité. « Avec raison, les anciens choisirent comme symboles du pouvoir suprême des instruments de supplice et de mort. Sans le gendarme, le geôlier et le bourreau, un chef d’Etat perdrait sa flamboyante auréole ; force et contrainte, voilà les attributs essentiels qui caractérisent l’autorité. Inopérantes seraient la pompe carnavalesque dont les souverains s’entourent, la superbe orgueilleuse de leurs discours, toute la mythologie profane ou sacrée dont s’enveloppe leur personne, si derrière ce somptueux décor l’on n’entrevoyait prisons, bagnes, guillotine, chaise électrique, corde pour la pendaison.
A un degré moindre, cela reste vrai de quiconque détient une parcelle d’autorité, même minime. Percepteur, douanier, garde champêtre ne sont obéis, dans l’exercice de leur fonction, que par crainte des peines qui frappent le récalcitrant. Pouvoir gouvernemental, puissance administrative, se ramènent à une question de force et reposent sur la peur. Toute infraction aux ordres des chefs, aux prescriptions du code, aux lois édictées par les parlements, entraîne des représailles ; la police, voilà l’institution fondamentale qui permet à l’Etat de subsister ». (En marge de l’Action). Mais nous reconnaissons que la peur inspirée par les chefs comporte des degrés, qu’un gouvernement peut être plus ou moins tyrannique, plus ou moins respectueux de la vie et de l’indépendance des individus. Toutefois, même si l’on préfère, au point de vue historique, limiter le terrorisme gouvernemental à certaines époques particulièrement sanglantes, il faut reconnaître que les écrivains officiels font preuve d’une insigne partialité dans l’étude de ces époques tragiques. Chez nous, par exemple, ils racontent avec un grand luxe de détails les crimes de Robespierre et de ses partisans, mais parlent à peine des meurtres commis par les royalistes au début de la Restauration, ou de la répression qui suivit le coup d’Etat du 2 décembre 1851, ou encore du massacre des Communards, ordonné par le gouvernement de Thiers.
La Terreur Blanche débuta à Marseille, le 25 juin 1815, par le meurtre de 200 personnes. A Avignon, l’on égorgea 300 prisonniers ; à Nîmes, 150 individus furent mis à mort en moins de deux mois. Des bandes royalistes, comme celles des Miquelets ou des Verdets, parcoururent la vallée du Rhône et le bassin de l’Aquitaine, incendiant les maisons, égorgeant leurs adversaires politiques avec des raffinements de cruauté.
Et les autorités locales laissaient faire, quand elles n’encourageaient pas les assassins. Bientôt, d’ailleurs, les violences et les meurtres furent organisés d’une façon parfaitement légale. Sous prétexte d’empêcher tout complot contre l’autorité royale, les Chambres votèrent des mesures draconiennes. « Il faut des fers, des bourreaux, des supplices, s’écriait le comte de la Bourdonnaye. La mort, la mort seule peut mettre fin à leurs complots.
Ce ne sera qu’en jetant une salutaire terreur dans l’âme des rebelles que vous préviendrez leurs coupables projets ». Dans chaque département, une cour prévôtale jugea sans appel les accusés politiques, et ses sentences impitoyables étaient exécutoires dans les 24 heures. Les victimes furent nombreuses, les peines de mort et de bannissement étant distribuées à profusion.
Après le coup d’Etat, exécuté au profit du président Louis-Napoléon dans la nuit du lundi 1er au mardi 2 décembre 1851, coup d’Etat organisé sous la haute direction du franc-maçon Morny et qui, en fait, marqua la fin de la Seconde République, un régime de terreur s’installa en France. Vainement, quelques braves dressèrent des barricades et se firent tuer courageusement. Le 4, la troupe tira au hasard sur des femmes, des enfants, des citoyens inoffensifs qui se promenaient sur les grands boulevards de Paris. Un rapport officiel déclare qu’il y eut 26 800 arrestations ; en réalité, elles furent beaucoup plus nombreuses. L’état de siège fut proclamé dans 32 départements. Des commissions mixtes, composées du préfet, du procureur et d’un général, jugèrent les emprisonnés ; elles se montrèrent féroces. Le gouvernement reconnut qu’il avait déporté 9 581 personnes en Algérie et 239 en Guyane ; mais ces chiffres ne donnent qu’une faible idée de ce que fut la répression exercée par le président Louis-Napoléon. Devenu empereur, il continuera pendant de longues années à bâillonner complètement ses adversaires et à rendre impossible toute expression de la pensée indépendante.
Lorsque les troupes du gouvernement de Versailles pénétrèrent à Paris, le dimanche 21 mai 1871, après une héroïque résistance des Communards, elles commirent d’inqualifiables atrocités. Les soldats de Mac Mahon, encouragés par l’ignoble Thiers, massacrèrent, sans nul souci de la justice ou de l’équité, quiconque leur semblait suspect. Un maire de Paris, qui n’était point du côté des rebelles, a déclaré : « J’ai la conviction profonde que l’on a fusillé plus d’hommes qu’il n’y en avait derrière les barricades ».
Et les historiens bourgeois, dont la partialité est révoltante dès qu’il s’agit de la Commune, reconnaissent que 20 000 malheureux au moins furent sommairement exécutés par les Versaillais. Jusqu’en 1876, les conseils de guerre continuèrent de prononcer des milliers de condamnations à mort, au bagne, à la déportation. Et les assassins qui présidèrent à ces tueries occuperont longtemps les plus hautes charges de l’Etat. Ainsi, la Troisième République a débuté, tout comme la Restauration et le Second Empire, en installant un terrorisme de droite.
Aujourd’hui, la Terreur règne en maîtresse sur la plus grande partie de l’Europe : terreur rouge en Russie, terreur blanche en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, etc. L’installation d’une dictature marxiste en Russie provoqua, par contre-coup, une violente et durable réaction fasciste dans de nombreux pays. Après une tentative de révolution bolcheviste, la terreur blanche s’est installée en Hongrie avec le régent Horthy.
En octobre 1922, Mussolini, aidé par les réactionnaires, par de nombreux francs-maçons et par des marxistes traîtres à la classe ouvrière, s’empara du pouvoir par un coup de force. Implacable à l’égard de ses adversaires, le duce ne s’est pas montré plus bienveillant à l’égard de quelques-uns de ses anciens alliés, les francs-maçons par exemple. Mais il a baissé pavillon devant le pape et s’est fait le protecteur du catholicisme. La malheureuse Pologne étouffe sous la botte de Pilsudski, que les socialistes contribuèrent en 1926 à investir, sinon en droit du moins en fait, du souverain pouvoir.
En Allemagne, Hitler et ses lieutenants sont les maîtres absolus du pays. Pour sa propagande, le chef des nazis avait reçu des sommes énormes de grands industriels allemands et même de capitalistes étrangers, de Schneider du Creusot par exemple. Ni les communistes, ni les socialistes, ni la franc-maçonnerie, ni les syndicats ouvriers ne se dressèrent contre le nouveau et tout-puissant chancelier ; ils se soumirent dans l’ensemble, avec un empressement et une bassesse qui ne les honorent pas. Pour les récompenser de leur servilité, Hitler a dissous leurs groupements et s’est emparé de leurs biens. Des mesures draconiennes ont été prises contre les juifs et contre tous ceux qui pensent autrement que les nazis. La liberté de la presse est abolie ; les prisons regorgent ; les condamnations à mort pour crime politique sont fréquentes ; les camps de concentration sont remplis de suspects auxquels on inflige les supplices les plus raffinés.
En Autriche, le pieux chancelier Dollfuss a fait massacrer les ouvriers courageux qui tentaient de lui résister. Approuvé par le pape, soutenu par Mussolini, il s’est révélé sanguinaire, dès qu’il a pu jeter sans danger le masque doucereux qui lui permit d’endormir ceux dont il méditait la perte.
En Espagne, radicaux et socialistes ont égalé, surpassé, même dans le crime, le dictateur Primo de Rivera. Au Portugal, le terrorisme sévit pareillement, ainsi que dans les pays balkaniques où les souverains ont d’ailleurs toujours exercé une autorité tyrannique.
On voit qu’en fait de terrorisme, les hommes d’ordre, les soutiens de l’autorité détiennent le record. Mais, comble de l’hypocrisie, les écrivains bien-pensants affectent de ne songer qu’aux excès commis lors des révolutions populaires ou aux attentats dus aux organisations ou aux individus d’avant-garde, lorsqu’ils parlent de terrorisme. Ces excès, ces attentats sont pourtant bien peu de chose à côté des crimes innombrables et monstrueux que perpètrent, chaque jour, au nom de la loi et de la morale, les séides du Pouvoir. Simples ripostes aux attaques injustifiées de chefs inhumains, ces actes de désespoir s’expliquent sans peine, hélas ! Et le droit de légitime défense les justifie en bien des cas. Celui qui se résigne à toutes les servitudes mérite le mépris, en effet.
Lucien Barbedette.
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Lucien BARBEDETTE, (1890-1942). Anarchiste français.
Il exerce, dès 1919, le métier de professeur. On trouve sa signature dans de nombreux journaux et revues anarchistes auxquels il collaborera : L’En Dehors, La Voix libertaire, Terre libre, Le Semeur, Le Combat syndicaliste, etc. Il participera aussi à L’Encyclopédie anarchiste dirigée par Sébastien Faure. Il meurt à Luxeuil-les-Bains, à l’âge de 52 ans.
(Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)
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Pierre Besnard : L’action directe (1934)
[L’intérêt de ce texte est qu’il essaie de fixer le contenu et les limites de l’action directe, notamment par rapport à l’insurrection, « arme des partis politiques », selon l’auteur. (Ni patrie ni frontières).]
ACTION DIRECTE
1° Selon le « Larousse ». —Recours à la force, préconisé par les syndicalistes révolutionnaires préférablement à l’action constitutionnelle aidée par l’Etat.
2° Selon nous. — Action individuelle ou collective ; exercée contre l’adversaire social par les seuls moyens de l’individu ou du groupement.
L’action directe est, en général, employée par les travailleurs organisés ou les individualités évoluées, par opposition à l’action parlementaire, aidée ou non par l’Etat. L’action parlementaire ou indirecte se déroule exclusivement sur le terrain légal par l’intermédiaire des groupes politiques et de leurs élus. L’action directe peut être légale ou illégale. Ceux qui l’emploient n’ont pas à s’en préoccuper. C’est avant tout, et sur tous les terrains, le moyen d’opposer la force ouvrière à la force patronale. La légalité n’a rien à voir dans la solution des conflits sociaux. C’est la force seule qui les résout.
L’action directe n’est pas cependant nécessairement violente, mais elle n’exclut pas la violence. Elle n’est pas, non plus, forcément offensive. Elle peut parfaitement être défensive ou préventive d’une attaque patronale déclenchée ou sur le point de l’être, d’un lock-out partiel ou total, par exemple, déclaré ou susceptible de l’être à brève échéance.
Quelques exemples sont nécessaires pour bien fixer les esprits.
1° L’ouvrier qui discute ses intérêts avec son patron, soit pour conserver des avantages acquis, soit pour faire triompher des revendications nouvelles, fait un acte d’action directe. Il se place, en effet, seul, face à son employeur, sans recourir à des concours étrangers au conflit social.
Qu’il obtienne on non satisfaction, que le patron reconnaisse de bonne foi le bien-fondé des desiderata qui lui sont soumis et accorde satisfaction ou les rejette, il y a toujours action directe. Que le patron cède par impuissance momentanée ou par calcul — ce qui est fréquent — ou bien qu’il résiste parce qu’il se croit assez fort pour braver la force collective qu’il sent derrière l’ouvrier qui réclame et discute, il y a de la part de l’individu qui mène la lutte sur ce terrain, action directe.
Que la discussion reste courtoise, qu’elle dégénère en dispute ou en rixe, l’acte de l’ouvrier reste, en tous les cas, une manifestation d’action directe. C’est la discussion de classe.
Ce que l’ouvrier ne doit pas perdre de vue dans cette discussion, c’est son devoir de classe. Il ne doit jamais céder de terrain à l’adversaire. Il ne doit conquérir des avantages qu’en conservant sa dignité d’homme. Il ne doit, à aucun prix vendre sa conscience ni ses connaissances professionnelles, même s’il est miséreux, en acceptant de recevoir en échange des avantages personnels : un poste de commandement ou de maîtrise, un salaire occulte supérieur à celui de ses camarades, etc., etc.
Composer avec le patron, recevoir de lui des satisfactions personnelles refusées aux autres, c’est commettre un acte de trahison vis-à-vis de ses frères de misère et de travail. Si on ne se sent pas capable de résister aux propositions mielleuses du patron, il vaut mieux se taire que de se faire l’instrument, même inconscient, de l’asservissement des camarades.
L’ouvrier qui se charge de revendiquer ses droits et ceux de ses camarades doit avoir un profond sentiment de ses devoirs de classe. S’il les ignore, il doit les apprendre avant d’agir.
2° Le syndicat peut, bien entendu, employer collectivement le même moyen de lutte. Il doit se conduire de la même façon que l’ouvrier qui agit seul. Lui, non plus, ne doit ni promettre ni donner à l’adversaire des concours moraux ou techniques qui renforceraient la puissance patronale au détriment des ouvriers. Un syndicat qui accepterait que ses membres, contrôlés ou non par lui, pénètrent dans les organismes de direction et de gestion capitalistes ne pourrait plus, en aucun cas, pratiquer l’action directe puisque les intérêts des patrons et des ouvriers, même inégaux, se confondraient.
La discussion collective de classe ne peut donner lieu ni à compromis ni à abandon. Elle peut revêtir tous les caractères de la discussion individuelle. Cependant, elle diffère de celle-ci sur un point important. Tandis que l’acte individuel, qui s’exerce souvent dans un milieu réfractaire à l’esprit de classe, ne comporte généralement que le renvoi ou le départ volontaire de l’ouvrier lésé mais impuissant, la discussion collective de classe aboutit presque toujours, en cas d’insuccès, à la grève, si les forces ouvrières sont alertées, cohérentes et organisées pour la lutte prévue et en vue des batailles à livrer.
Dans tous les cas, la grève est un acte grave. Il convient de n’utiliser cette arme qu’à bon escient, avec circonspection, en toute connaissance de cause, après un examen très attentif de la situation et de la position du conflit. Il convient aussi de se rendre compte aussi exactement que possible des résultats à atteindre, des conditions de la lutte à engager, des répercussions en cas de succès ou d’insuccès.
Par exemple, lorsque la décision de grève est prise, il faut mettre tout en œuvre pour rendre effective la cessation du travail, agir avec vigueur, courage et méthode. Une grève victorieuse est un facteur de développement, de rayonnement et d’attraction pour l’organisation syndicale. Par contre, une défaite diminue, généralement, la confiance et la combativité des individus. Elle provoque souvent la désertion des syndiqués. Elle émousse toujours leur ardeur et leur esprit de solidarité.
3° L’ouvrier qui, au cours d’un conflit social, décide selon sa conscience d’accomplir un acte de destruction ou de mise hors d’usage du matériel ou des outils de travail, qui exerce une action violente sur un représentant de la classe adverse ou sur un de ses camarades inconscient de son devoir de classe, fait aussi une action directe.
Toutefois, un tel acte ne doit avoir lieu que s’il est réellement un facteur de succès, de réussite de l’action engagée. Dans le cas contraire, si l’acte est inconsidéré, une simple manifestation de colère, il risque de desservir — et souvent considérablement — le mouvement en cours.
Avant d’employer ce moyen d’action — qui peut s’imposer — l’individu doit se rendre compte, par avance, de la portée de son acte et de ses conséquences probables. Il ne doit l’accomplir que s’il l’estime réellement utile au succès de la cause qu’il défend. Se laisser aller à l’accomplissement irraisonné d’un acte de violence ou de sabotage c’est faire preuve de faiblesse, d’inéducation, d’incompréhension. C’est prêter le flanc à l’adversaire et souvent justifier la violence adverse, même si on est provoqué, ce qui arrive d’une façon courante.
4° Un syndicat peut, lui aussi, décider d’employer la violence ou le sabotage. Toutefois, il ne saurait en imposer l’exécution à ceux de ses membres qui n’accepteraient pas ces moyens de lutte ou ne désireraient pas les utiliser eux-mêmes.
Dans ce cas, seule la conscience de chacun décide pour l’accomplissement des actes reconnus nécessaires. Il est bon que les participants ou exécutants soient seuls au courant des projets, des tentatives à exécuter et arrêtent seuls leurs moyens d’action. Le secret est de rigueur. Seuls, ceux qui ont décidé d’agir ainsi dans le bien commun, sont juges de leurs actes. Les autres, par contre, sont juges du résultat. Ils ne doivent pas hésiter à en condamner l’emploi nouveau où le résultat est défavorable à la cause commune. Pas plus qu’une collectivité n’a le droit de s’opposer aux actes nécessaires, des individualités ne doivent accomplir des actions qui vont à l’encontre du résultat cherché. C’est affaire de conscience et de circonstances. Ce qui était mauvais hier peut être bon demain et vice versa.
5° L’homme qui abat un tyran, un oppresseur redoutable, par quelque moyen que ce soit, accomplit aussi un acte d’action directe, bien qu’il ne s’attaque pas au régime lui-même et qu’il ne mette que rarement celui-ci en péril. Il agit directement contre un adversaire social qui se révèle particulièrement malfaisant.
6° Un groupement peut être appelé à agir dans les mêmes conditions. Dans ce cas, il est nécessaire que les participants acceptent cette façon de mener la lutte, comme ils le feraient s’il s’agissait d’un acte de sabotage, de destruction ou de violence collective. Les mêmes précautions sont à prendre et l’action ne peut être engagée ou continuée que dans les conditions exposées au paragraphe 4. Un tel acte ou une telle série d’actes peut parfois s’imposer et devenir un facteur important et même décisif du succès en période révolutionnaire.
Comme on le voit, l’action directe peut se présenter sous des aspects très différents, suivant les circonstances et les buts poursuivis.
Si on tient compte des exemples qui précèdent, on peut dire qu’elle revêt les caractères suivants : discussion individuelle ou collective de classe, grève avec ses multiples aspects, sabotage et sévices contre le patronat ou les ouvriers inconscients, attentats contre un oppresseur ou un groupe de représentants du pouvoir.
De même qu’il peut y avoir discussion de classe sans grève, il peut y avoir grève sans sabotage, sévices ou chasse aux renards (1). Une seule de ces manifestations caractérise l’action directe. Il suffit qu’elle s’exerce individuellement ou collectivement, de classe à classe, sans recourir à des forces étrangères au conflit lui-même.
En période révolutionnaire, l’action directe prend immédiatement le caractère de grève générale insurrectionnelle. Elle a pour but de permettre à la classe ouvrière de s’emparer des moyens de production et d’échange qui assurent, en tout temps, la continuité de la vie sociale. Elle supprime le concours partiel ou total du prolétariat encaserné. L’action directe devient, en cette occasion, nécessairement violente, puisqu’elle s’exerce contre un adversaire qui se défend par la force.
Elle est le premier acte révolutionnaire d’un prolétariat qui vise à remplacer le pouvoir politique par l’organisation sociale, après avoir détruit la propriété individuelle et instauré la propriété, collective.
Elle s’oppose, à l’insurrection, arme des partis politiques qui tous, sans exception, n’ont qu’un désir : prendre le pouvoir et le garder.
L’action directe est la seule et véritable arme sociale du prolétariat. Nulle autre ne peut, quelque emploi qu’on en fasse, lui permettre de se libérer de tous les jougs, de tous les pouvoirs, de toutes les dictatures — y compris la plus absurde d’entre elles : celle du prolétariat.
En somme, il y a une très notable différence entre la définition bourgeoise de l’action directe et la signification réelle que nous lui donnons.
Alors que nos adversaires — et cela se conçoit— ont surtout voulu, montrer l’action directe comme un acte ou une série d’actes désordonnés, brutaux, violents, sans raisons ni motifs, destructeurs pour le plaisir ou la satisfaction de ceux qui les accomplissent, nous affirmons que l’action directe est ordonnée, méthodique, réfléchie, violente quand il le faut seulement, dirigée vers des buts concrets, nobles et largement humains.
Pierre BESNARD.
(1) Les « renards » sont les « jaunes », ceux qui refusent de faire grève, (NDLR). (2)
Pierre BESNARD (1886-1947). Militant anarcho-syndicaliste. D’abord cheminot, il est révoqué le 14 mai 1920 pour faits de grève. Il n’en poursuit pas moins son activité syndicale. En 1921, il remplace Monatte comme secrétaire des comités syndicalistes révolutionnaires (CSR), groupement d’opposition au sein de la CGT. Après la scission avec cette dernière, il fonde en 1926 la CGT- SR, syndicat révolutionnaire affilié à la nouvelle AIT (non autoritaire), créée en 1922 à Berlin par Rudolf Rocker. En 1928, Pierre Besnard publie Le Combat syndicaliste, organe de la CGT- SR.
En septembre 1936, en tant que secrétaire général de l’AIT, il rencontre les principaux dirigeants de la CNT, en Espagne, dont Durruti. Il préconise d’internationaliser le conflit, pour éviter de refaire l’erreur des communards. Puis il participe à la création de comités anarcho-syndicalistes pour la défense de la révolution espagnole. Pendant l’Occupation, il se réfugie dans le midi de la France, avant de reprendre ses activités syndicales dès 1945. Mais il meurt le 19 février 1947. Il est l’auteur de nombreux ouvrages comme Le monde nouveau (1936), Les syndicats ouvriers et la révolution sociale (1930), etc. Ainsi qu’une participation à l’Encyclopédie anarchiste.
(Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)
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Quatre articles sur l’illégalisme
Le caractère anti-légaliste de l’anarchie devant être traité aux mots loi et légalité, nous n’examinerons ici, sous le vocable « illégalisme » que l’activité hors loi, le mode d’existence qu’ont choisi certains anarchistes, lesquels se procurent, en marge du code, les ressources nécessaires à leur subsistance. Cette attitude — en son essence — est indépendante des voies secrètes, extra-légales, que revêtent, à certaines heures et dans certaines conditions, voire en permanence, la propagande et l’action anarchistes. L’illégalisme « matériel » [si l’on peut dire] est uniquement un moyen individuel d’organiser la vie quotidienne. Il ne comporte pas, en soi, l’affirmation d’une philosophie, tout comme le fait de travailler à l’usine n’implique pas d’opinion « a priori ». Le pratiquent d’ailleurs, sans différenciation, des gens totalement étrangers à l’anarchisme. Stephen MAC SAY.
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Marc Pierrot :L’illégalisme (Le vol) 1934)
La propagande pour l’illégalisme et le vol peut avoir quelque influence sur de jeunes écervelés. Elle expose ceux qui se laisseraient aller à ce moyen, commode en apparence, de « se débrouiller », à gâcher lamentablement toute leur existence. Même à ce point de vue personnel, au point de vue purement égoïste de se tirer d’affaire, 1e moyen ne vaut rien. Nous l’avons vu, il y a une douzaine d’années. Sauf exception rarissime, il ne donne aucun résultat. Le métier de joueur ne vaut pas grand-chose. Celui de voleur est bien pire, car aucun enjeu ne vaut la perte de la liberté.
Un bourgeois vivra de ses rentes, c’est-à-dire en parasite. Mais un pauvre diable d’individualiste qui ne veut pas se prostituer dans le travail salarié, comment fera-t-il ? Il sera forcé de vivre d’expédients, c’est-à-dire que lui aussi vivra en parasite... J’ai entendu souvent discuter sur la légitimité ou non de la reprise individuelle, sur l’utilité de certains gestes. Or, il y a un critérium très commode et que je n’ai jamais vu énoncer clairement. Pour juger si un homme vit d’une façon sympathique, il suffit de savoir s’il vit ou non en parasite : que ce soit un rentier, comme un bourgeois, ou que ce soit un simple estampeur, un escroc, un souteneur, etc. Tout être qui vit en parasite ne peut avoir notre sympathie. Il faut que chacun travaille selon ses forces. Les enfants, les vieillards, les malades, les convalescents, etc., sont dispensés d’un travail productif. Ce qui froisse notre sentiment de justice, c’est l’existence du parasitisme social. C’est contre ce parasitisme que nous nous élevons ; ce n’est donc pas en ajoutant un parasitisme à un autre qu’on créera une nouvelle morale.
Notre morale, celle que nous opposons à la morale du parasitisme, est celle du travail. Bien entendu, il s’agit de travail productif, je veux dire de travail utile au point de vue social et non au point de vue du profit individuel. C’est ainsi qu’il ne suffit pas de travailler, il faut encore se rendre compte de la destination du travail. Un ouvrier qui fabrique des canons, un maçon qui participe à la construction d’une prison, un gardien de cette même prison font du travail nuisible. Les travailleurs utiles sont exploités, c’est vrai, mais notre libération à tous et la possibilité d’une nouvelle morale sont justement dans l’effort des travailleurs contre cette exploitation. Il faut que le travail utile, le travail nécessaire (dont les humains ne peuvent s’affranchir, puisque notre vie en dépend), il faut que ce travail ne soit plus exploité par une classe parasite.
Le vol reste un moyen précaire et temporaire d’échapper à la faim et à la mort — il faut bien vivre — et, dans ce cas, la morale chrétienne absout le vol. A plus forte raison nous, anarchistes, n’avons pas contre les voleurs la répulsion que professent les honnêtes gens.
Nous savons, d’ailleurs, que la vie de ces honnêtes gens est fondée sur le vol et le parasitisme. La seule différence, c’est que le vol des bourgeois est légal. Un voleur nous semble donc tout aussi « honorable » qu’un financier, par exemple. Mais quant à faire du vol (illégal) un système, ce serait reconnaître le parasitisme, ce serait élever à la dignité d’une morale de révolte un moyen individuel de se tirer d’affaire, sans que le principe de propriété en souffre la moindre atteinte...
Le vol ne s’attaque pas à la cause de la propriété : il ne s’attaque pas aux conditions du travail. Le vol s’en prend à la propriété, à la richesse, une fois constituées, ou du moins à une infime partie de cette richesse. Mais il ne s’oppose pas à la naissance, au développement et à la reproduction de cette richesse, au contraire. Les pertes subies à la suite d’un vol ne font que pousser le patron à pressurer davantage le travail de ses ouvriers. Le voleur professionnel n’a même pas intérêt à anéantir la richesse bourgeoise : il en vit, à peu près comme le larbin de grande maison vit sur le coulage de l’office... Les voleurs n’ont jamais eu une action sociale. Ce n’est pas non plus en prenant l’habitude de faire du tort à autrui, quel qu’il soit, qu’on devient révolutionnaire....
Une société humaine, quelle qu’elle soit, ne peut vivre que par le travail, chacun travaillant à son métier, solidaire et dépendant du travail d’autrui. Une société ne peut pas être fondée sur le vol. Comment vivrait-elle ? Le vol ne produit rien. Les richesses produites par le travail attirent l’appétit des fainéants et des voleurs. Dans toute société il y a des voleurs légaux, des parasites. Nous cherchons à nous en débarrasser. Est-ce pour admettre d’autres parasites, les illégaux ?
Sous prétexte que la société est mal faite, quelques voleurs se posent en champions des opprimés ; ils se vantent de récupérer les richesses mal acquises (reprise individuelle). Mais ils ne changent rien à l’ordre social existant. Leur activité (si j’ose dire) ne supprime pas les causes du parasitisme ; au contraire, ils en profitent... Le vol entre au compte des profits et pertes dans toute entreprise capitaliste, mais, en définitive, c’est aux dépens des travailleurs... Les illégalistes ne peuvent pas non plus se vanter de travailler au progrès moral : la duperie ne peut engendrer que la méfiance. Ils n’ont pas non plus à se parer d’une auréole héroïque. Pour vivre, pour réussir (temporairement) ils cherchent naturellement le moindre risque. Ils n’ont pas l’ambition de cambrioler Rothschild, c’est impossible ; donc ils cambrioleront les chambres de bonnes, au sixième, ils refileront de la fausse monnaie à de pauvres ménagères, ils abuseront de la confiance naïve de leurs propres camarades. Je n’invente rien. L’expérience du passé est là.
Marc Pierrot
Marc PIERROT (1871-1950). Militant et propagandiste anarchiste.
En 1891, étudiant en médecine à Paris, il adhère au groupe des Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes. En 1896, il obtient son doctorat.
Devenu anarchiste, il milite pour un syndicalisme révolutionnaire, édite de nombreuses brochures de propagande et collabore aux Temps Nouveaux de Jean Grave. Mobilisé en 1914, il est envoyé comme médecin en Serbie, puis termine la guerre en France. Il est un des signataires du "Manifeste des seize".
En 1919, il réédite les Temps Nouveaux puis édite ensuite la revue Plus Loin, qui sortira jusqu’en 1939, et compte comme collaborateur son ami Paul Reclus. Il participe également à l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure. En 1936, il se rend en Espagne puis prend part à SIA (Solidarité Internationale Antifasciste) créée par Louis Lecoin.
Durant la guerre il est dénoncé comme juif (ce qu’il n’était pas), seule sa compagne lituanienne l’était et sera inquiétée. Ils se retrouveront au début de 1944 à Compiègne. Le 19 février 1950, il meurt des suites d’une maladie, fidèle jusqu’à sa mort à l’idéal libertaire.
Sa fille Cécile a réuni et réédité certain de ses textes sous le titre : Quelques études sociales (1970). (Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)
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E. Armand : L’illégalisme (1934)
Rien ne sert de le dissimuler, car, qu’on le reconnaisse ou non, il y a des anarchistes qui résolvent leur question économique de façon extralégale, c’est-à-dire par des moyens impliquant atteinte à la propriété, par l’usage constant ou occasionnel de différentes formes de violence ou de ruse, la pratique de métiers ou professions que la police ou les tribunaux désavouent.
C’est en vain que les doctrinaires, anarchistes communistes — et pas tous— veulent se désolidariser des « illégalistes », tonner contre « la reprise individuelle », qui remonte cependant aux temps héroïques de l’anarchisme, à l’époque des Pini, des Schouppe, des Ortiz, des Jacob. C’est en vain que les doctrinaires de l’anarchisme individualiste, tels les Tucker, combattront l’outlawry anarchiste : il y a eu, il y aura toujours des théoriciens de l’illégalisme anarchiste, spécialement en pays latins.
Avant de nous enquérir de ce que disent ces « théoriciens », qui sont surtout des camarades qui cherchent à expliquer et à s’expliquer la tournure d’esprit de l’illégaliste anarchiste, il convient de faire remarquer que la pratique de l’illégalisme n’est ni à prôner ni à propager ; il offre de redoutables aléas. Il n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’il n’entrave pas l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un tempérament exceptionnel pour que l’illégaliste ne se laisse pas entraîner et finisse par être réduit au rang de déchet social.
Ces réserves faites et proclamées à son de trompe, s’il le faut, s’ensuit-il que le camarade qui se procure son pain quotidien en recourant à un métier stigmatisé par la coutume, interdit par la loi, puni par « la justice », ne doive pas être traité en « camarade » par celui qui accepte de se faire exploiter par un patron ?
Somme toute, tout anarchiste, adapté ou non, est un illégal, parce qu’il nie la loi. Il est illégal et délinquant toutes les fois qu’il émet et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il évolue.
Entre l’illégaliste intellectuel et l’illégaliste économique, il n’y a qu’une question d’espèce.
L’anarchiste illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse qui ne modifient en rien, et pas plus que lui, les conditions de vie économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un instituteur peuvent envoyer de la copie à un journal libertaire et faire des causeries dans de petits groupes d’éducation anarchistes, ils n’en restent pas moins les soutiens et les soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur métier.
La loi protège aussi bien l’exploité que l’exploiteur, le dominé que le dominateur, dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre eux et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; dès lors qu’ils obtempèrent aux injonctions du « contrat social », la loi ne fait pas de distinction entre eux. Qu’ils le veuillent ou non, les anarchistes qui se soumettent, petits artisans, ouvriers, fonctionnaires, employés, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission ; quand elles contraignent l’employeur archiste à payer demi-salaire au salarié anarchiste victime d’un accident de travail, les forces de conservation sociale se soucient peu que le salarié, intérieurement, soit hostile au système du salariat ; et la victime profite de cette insouciance.
Au contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social, l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale, quand il se met, pour « vivre sa vie », à brûler les étapes. Il court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit compensé par un résultat immédiat, si résultat il y a.
Tout anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade celui d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire. On ne s’explique pas que cette attitude change quand il s’agit du refus de se laisser exploiter.
On conçoit fort bien qu’il y ait des anarchistes qui ne veuillent pas contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole comme ils le voudraient, qui limite leurs facultés de réalisation ou d’association dans quelque domaine que ce soit. Tout bien considéré, les anarchistes qui consentent à participer au fonctionnement des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré, sont des inconséquents. Qu’ils le soient, c’est leur affaire, mais qu’ils n’objectent pas aux « réfractaires économiques ».
Le réfractaire à la servitude économique se trouve obligé, par l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre, de s’approprier une parcelle de la propriété d’autrui. Non seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime, affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement, n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité. Maintenant qui est cet « autrui » auquel s’en prendra l’illégaliste raisonné, conscient, l’anarchiste qui exerce une profession illégale ? Ce ne sera pas aux écrasés de l’état de choses économiques. Ce ne sera pas non plus à ceux qui font valoir par eux-mêmes, sans recours à l’exploitation d’autrui, leur « moyen de production ». Cet « autrui », mais ce sont ceux qui veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe ou d’une caste sur une autre, ce sont les soutiens de l’Etat, des monopoles et des privilèges qu’il favorise ou maintient. Cet « autrui » est en réalité l’ennemi de tout anarchiste — son irréconciliable adversaire. Au moment où il s’attaque à lui — économiquement — l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui, ne veut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.
Ces explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste illégaliste qui se considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont préféré suivre un chemin moins périlleux que celui sur lequel lui-même s’est engagé.
A l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de suite son bien-être au point de vue économique, l’illégaliste lui rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le révolutionnaire économique attend de la révolution une amélioration de sa situation économique personnelle, sinon il ne serait pas révolutionnaire ; la révolution lui donnera ce qu’il espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même, quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une révolution que parce que l’on s’attend personnellement à un bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel, éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.
Quant aux objections de ceux qui font un travail de leur goût, qui exercent une profession qui leur plaît, il suffira de leur opposer cette remarque que me fit personnellement Elisée Reclus un jour qu’à Bruxelles, je discutais la question avec lui : « Je fais un travail qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas. »
L’anarchiste dont l’illégalisme s’attaque à l’Etat — ou à des exploiteurs reconnus — n’a jamais indisposé « l’ouvrier » à l’égard de l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob qui s’en prit aux églises, aux châteaux, aux officiers coloniaux ; grâce aux intelligentes explications de l’hebdomadaire Germinal, les travailleurs amiénois se montrèrent très sympathiques à Jacob, récemment libéré du bagne, et aux idées de reprise individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à un banquier, à un gros usinier, à un manufacturier, à une trésorerie, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent quelque peu comme des laquais ou des mouchards les salariés qui s’obstinent à défendre les écus ou le papier-monnaie de leur exploiteur, particulier ou Etat. Des centaines de fois, il m’a été donné de le constater.
Bien que je ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux révolutionnaires indique que le chiffre des emprisonnés ou des tués, à tort ou à raison, pour faits d’agitation révolutionnaire (dont la « propagande par le fait ») laisse loin derrière lui le nombre des tués ou emprisonnés pour faits d’illégalisme. Dans ces condamnations, les théoriciens de l’anarchisme, du communisme, du socialisme révolutionnaire ou insurrectionnel ont une large part de responsabilité, car ils n’ont jamais entouré la propagande en faveur du geste révolutionnaire des réserves dont les « explicateurs » sérieux entourent le geste illégaliste.
Dans une société où le système de répression revêt le caractère d’une vindicte, d’une vengeance que poursuivent et exercent les souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui les menacent dans la situation qu’ils occupent — ou poursuit l’abaissement systématique de la dignité individuelle — il est clair qu’à tout anarchiste « l’enfermé » inspirera plus de sympathie que celui qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison. Sans compter que c’est souvent parmi ces « irréguliers », ces mis au ban des milieux fondés sur l’exploitation et l’oppression des producteurs, qu’on trouve un courage, un mépris de l’autorité brutale et de ses représentants, une force de résistance persévérante à un système de compression et d’abrutissement individuels qu’on chercherait en vain parmi les réguliers ou ceux qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.
Nous nourrissons la conviction profonde que, dans une humanité ou un milieu social où les occasions d’utiliser les énergies individuelles se présenteraient au point de départ de toute évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de la vie, où les plus irréguliers trouveraient faculté d’expériences multiples et aisance de mouvements, les caractères les plus indisciplinés, les mentalités les moins souples parviendraient à se développer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment de n’importe quel autre humain.
E. ARMAND
Ernest JUIN dit E. ARMAND (1872-1963). Militant anarchiste individualiste et propagandiste d’une libre sexualité.
Instruit par son père (ancien communard), il n’ira jamais à l’école, ce qui ne l’empêchera pas de pratiquer de nombreuses langues. D’abord empreint d’humanisme chrétien, il travaille pour l’Armée du Salut. Il découvre l’anarchisme à la lecture des Temps nouveaux de Jean Grave. En 1902, il participe aux "Causeries populaires" qu’anime Libertad, et s’engage définitivement pour l’anarchisme individualiste, en publiant de nombreux journaux L’ère nouvelle (1901-1911), Hors du troupeau (1911), Par-delà la mêlée (1916), L’Unique (1945), mais surtout en reprenant à partir de 1922 L’En Dehors. Il écrit des milliers d’articles dans la presse militante, et participe à l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure. Il subit à plusieurs reprises des condamnations, notamment pour "complicité de désertion" lors du premier conflit mondial. Entre 1940 et 1941, il est interné dans différents camps.
Son action militante s’oriente vers "les milieux libres" ou colonies anarchistes ; partisan de l’amour libre, du naturisme et du refus des contraintes. C’était un véritable en-dehors, auteur de L’Initiation individualiste anarchiste (1923) et de La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse (1934), etc.
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Aristide Lapeyre : L’illégalisme (1934)
« Exercice de métiers hasardeux non inscrits aux registres des professions tolérées par la police. » — E. ARMAND.
En principe, tous les anarchistes sont des illégaux, ou plus exactement, des a-légaux. Négateurs de l’autorité, des lois, ils tendent vers leur destruction et s’ingénient en attendant l’an-archie, à échapper à leurs contraintes.
En fait, une grande partie des anarchistes, tout en préparant la disparition progressive ou simultanée de tous les articles du Code des Lois, s’adaptent au fait social, le subissent. C’est ainsi qu’ils se plient aux lois sur la propriété, aux lois sur le service militaire, aux lois sur les mœurs, etc. L’attitude de ces anarchistes — illégaux par principe et légaux en fait — leur est dictée soit par le sentiment de leur impuissance devant les foudres de la loi, soit par préjugés, ou traditions, ou morales, soit par tempérament.
La critique des bases d’autorité, au service de tempéraments combatifs, logiques, débarrassés des préjugés courants sur la morale et l’honnêteté, a donné naissance à une catégorie d’anarchistes qui ont affirmé une théorie de vie illégaliste.
A la force sociale ou gouvernementale, ils opposeront leur audace, leur science et leur ruse. Ce qu’ils ne peuvent réaliser socialement, ils le réaliseront individuellement. Face à l’autorité qui fait le Bien et le Mal, qui commande au nom de sophismes ou de sa force, tout est Bien, pourvu qu’on soit le plus fort ; il n’y a de Mal que d’être insuffisamment armé. Si l’exploité voulait, il n’y aurait plus d’exploitation. Attendre qu’il le comprenne, et ose se refuser à être exploité, c’est apporter, ou au moins conserver, sa part d’acceptation à l’édifice autoritaire. Or, eux, ont compris, ils oseront, ils vivront en dehors de la loi, contre la loi.
Travailler, c’est consolider l’Etat ; être soldat, c’est défendre le Capital. Ils veulent que disparaisse l’Etat et le Capital : ils ne seront pas soldats ; ils ne travailleront pas. Personnellement, ils s’insurgent ; ils n’acceptent pas la loi. Ils n’ont pas d’instruments de production, pas de matière première sur laquelle exercer leur activité. Ils prendront leur part de la richesse sociale, du capital produit, amassé, par les générations disparues et monopolisé par quelques individus.
Et comme l’actuel possesseur de ces capitaux ne voudra pas se laisser exproprier, on emploiera les moyens adéquats : tantôt des moyens directs : le vol ; tantôt indirects : escroqueries, fabrication de fausse monnaie, etc., etc. Nul n’est obligé, en droit, de se soumettre à un contrat unilatéral, qu’il n’a pas été appelé à discuter, qu’il n’a pas contresigné.
D’autre part, le minimum de bien-être et de liberté, nécessaire à tout individu évolué, ne peut être que très rarement acquis par des procédés légaux. De ce fait, le produit du travail de chacun ne lui reste pas intégral, et le travail devient une duperie. C’est ainsi que Guizot a pu dire avec juste raison : « Le travail est une garantie efficace contre la disposition particulière des classes pauvres. La nécessité incessante du travail est le côté admirable de notre société. Le travail est un frein ! »
Fatigué, exténué, sale souvent, l’ouvrier, le travailleur, rentre dans un logis dont le loyer n’est pas trop élevé, c’est-à-dire un taudis. Pas de place, pas d’air, pas de meubles ; une nourriture insuffisante ou de mauvaise qualité ; le souci continuel de ne pas dépenser plus que ce qu’il gagne ; la maladie qui le guette, le chômage ; enfin la continuelle et terrible insécurité du lendemain.
Ah ! échapper au salariat ; être propriétaire de son champ, de son atelier, de sa maison ! Le travail ne pouvant nous libérer, nous nous débrouillerons en dehors des limites de la loi.
Pour vivre la vie libre que nous voulons, il nous faut mener une campagne de tous les instants contre les institutions sociales. Il nous faut créer un milieu de « nôtres » considérable ; émanciper le plus grand nombre possible de cerveaux, afin d’être plus forts pour résister à l’oppression. Mais notre presse est chlorotique : faute d’argent, nos conférenciers ne peuvent se déplacer ; faute d’argent, nos livres ne peuvent être édités ; faute d’argent, nos écoles ne peuvent subsister. Faute d’argent, telle est la litanie ; car le travailleur, qui a déjà grand-peine à se nourrir, se vêtir, se loger avec son salaire, ne peut distraire pour la propagande que des sommes ridiculement minimes.
Ah ! si nous avions de l’argent ; si nous pouvions disposer de ce levier formidable pour révolutionner les esprits, comme notre vie pourrait s’épandre. Or, nous voulons vivre, et tout de suite. Il n’y a pas de Ciel ni d’Enfer pour nous recevoir après notre mort. Il faut vivre maintenant !
Par le travail rarement la libération est possible ; nous serons donc illégalistes. Mais ici, il est bien nécessaire de s’entendre. L’illégaliste ne pose pas ses actes comme révolutionnaires. Il sait : qu’une escroquerie, un estampage, un vol, etc., ne modifient en rien les conditions économiques de la société. Il sait qu’en ne se rendant pas à la caserne, il n’a pas détruit le militarisme. Non plus, l’illégaliste, parce qu’échappant à l’usine, à l’atelier, ou à la ferme, parce que ne « travaillant » pas, n’est un paresseux.
L’illégaliste-anarchiste choisit un travail non accepté par les lois, donc dangereux, comme moyen de vie économique, comme pis-aller. Il est toujours prêt à faire un travail utile, à condition qu’il puisse jouir du produit intégral de ce travail.
Aussi, il est entendu que « en tout cas, jamais la pratique des ‘gestes illégaux’ ne saurait, à nos yeux, diminuer intellectuellement ou moralement qui s’y livre. C’est même le ‘critérium’ qui permettra de savoir à qui l’on a affaire. Nul individualiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue ‘d’illégalisme’, ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement des idées qu’il prétend siennes. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l’individualiste anarchiste. ‘Entre Rockfeller et Cartouche, c’est Cartouche qui a sa sympathie.’ » (E. Armand : Initiation individualiste, p. 131.)
Ainsi donc, il y a deux sortes d’illégalistes : l’Illégaliste anarchiste, qui lutte illégalement, par raison et par tempérament, qui accomplit des « actes illégaux » de la même manière que travaille chez un patron quelconque l’anarchiste non « illégaliste », c’est-à-dire en s’appliquant à sauvegarder son intégrité intellectuelle et éthique ; l’Illégaliste bourgeois qui s’insoucie totalement du milieu social, du bien-être de ses compagnons, qui ne lutte pas contre l’Autorité sauf pour son cas tout spécial, qui « se débrouille » par tempérament sans plus.
Seul le premier nous intéresse réellement. Ce n’est point la profession, mais la mentalité, qui fait d’un individu notre camarade.
La théorie illégaliste apparaît souriante à l’anarchiste : lutte active contre les lois ; profits permettant une plus sérieuse propagande ; évasion de ces enfers abrutisseurs que sont l’usine et l’atelier ; plus de patron. Mais il faut bien comprendre que tout cela ne va pas sans de sérieux inconvénients. La société est trop bien organisée, trop anciennement policée pour qu’elle n’ait pas prévu cette porte de sortie pour les salariés. Aussi est-elle terriblement armée contre les réfractaires et féroce dans la répression.
Pour l’illégaliste, même avec des qualités et un tempérament extraordinaires, il y a infiniment plus de chances pour qu’il ne réussisse pas que pour le succès de son entreprise. La conséquence, c’est l’échafaud parfois ; la balle d’un policier souvent ; en tout cas c’est l’emprisonnement. Pour vivre plus libre, quatre murs ; pour bien vivre, du pain et de l’eau. Et la satisfaction ultime de cracher un dernier « blasphème » à la gueule de la société, ne vaut pas, certes, toutes les possibilités qui vont s’éteindre.
Mais l’illégaliste-anarchiste n’a pas agi à la légère ; il sait les risques, connaît bien son ennemi, se sent bon lutteur : il va. Il aura à terrasser un ennemi bien plus subtil que la police, s’il veut rester anarchiste. Comme toute fonction sous un régime autoritaire, l’illégalisme déforme son homme, lui donne des habitudes, des tendances, et il est évident que le passage de l’illégalisme-anarchiste à l’illégalisme-bourgeois est des plus aisés. Nous pensons cependant, avec E. Armand, que « se placer sur le terrain de la « déformation professionnelle » pour critiquer la pratique de l’illégalisme comme l’entendent les individualistes, n’est pas non plus ni très adroit, ni très concluant. L’individualiste qui a choisi comme pis-aller le travail, l’exploitation, subit une déformation professionnelle aussi marquée que « l’illégal ». Se dissimuler sans cesse et toujours devant l’exploiteur, accepter, par crainte de perdre son emploi, tous les caprices, toutes les fantaisies de l’employeur, demeurer silencieux devant les actes d’arbitraire, de tromperie, de canaillerie dont on est témoin, de peur d’être mis à la porte de l’atelier ou du chantier où l’on travaille, tout cela crée des habitudes dont l’exploité n’a guère à faire étalage.
L’illégaliste-anarchiste est donc notre camarade, au même titre que l’anarchiste-ouvrier, l’anarchiste-écrivain, l’anarchiste-conférencier, etc. Quand les anarchistes-moralitéistes auront révolutionné la société, ils seront tout surpris de trouver au premier rang des producteurs les illégalistes-anarchistes.
A. Lapeyre
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Aristide LAPEYRE ( 1899-1974). Militant anarchiste, pacifiste et néo-malthusien, coiffeur de profession.
Adolescent pauvre, il devient anarchiste et fréquente "La ruche" de Sébastien Faure. En 1929, avec ses frères, Laurent et Paul, il participe à la création de la CGT-SR. Il est déjà un conférencier anarchiste reconnu lorsqu’en 1928, il soutient la « synthèse anarchiste » chère à Sébastien Faure. En 1929, il crée un journal violemment anticlérical Lucifer (qui existera jusqu’en 1935). Militant activement pour la limitation des naissances, il fait la connaissance du médecin anarchiste Norbert BARTOSEK, et se fait stériliser par vasectomie. Accusé de « complicité de castration », il est alors poursuivi par la justice, en 1935, dans le cadre de « l’affaire des stérilisés de Bordeaux ». En 1936, il prend part à la révolution espagnole, se chargeant du bureau de propagande de la CNT-FAI, puis il crée le journal Espagne Antifasciste qui deviendra Espagne nouvelle et dont Prudhommeaux sera rédacteur.
Il projette ensuite de créer une école libertaire, en France, mais la guerre éclate. Il aidera alors de nombreux compagnons à se soustraire à la Gestapo, et sera pris en otage par les nazis en octobre 1941, manquant de peu d’être exécuté. Infatigable, il lutte ensuite pour la reconstruction du mouvement anarchiste de l’après-guerre, mais n’abandonne pas pour autant le combat anticlérical et néo-malthusien. Il se bat pour le droit à l’avortement, n’hésitant pas à en pratiquer lui-même. Le 19 juin 1973, il est condamné à cinq ans de prison, suite au décès accidentel d’une patiente. Victime d’une hémiplégie, Aristide Lapeyre est libéré pour raison médicale, mais mourra peu de temps après, le 23 mars 1974.
(Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)
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Stephen Mac Say : L’ILLEGALISME (son aspect, sa pratique et ses aboutissants) (1934)
Le vol ? le crime ?... D’un côté le larcin — illégal, et individuel, et désordonné du miséreux sans pain, du chômeur sans ressources, du travailleur à l’index, du misérable aussi que sa naissance y prédestine, le vol, somme toute, du pauvre volant pour vivre. De l’autre, le rapt — légal, habile et socialement organisé — des bénéficiaires d’un régime accumulant le superflu : les riches volant pour emplir des coffres-forts.
D’un côté les hécatombes des antres du dividende, du taudis, de la guerre qui, par privation, surmenage, consomption, violence, immolent, sur l’autel du profit, les multitudes abusées ; l’assassinat, méthodique et quotidien, d’une société pour qui les affaires valent plus que les hommes. De l’autre, le geste isolé de quelque malheureux que les circonstances entraînent à l’acte criminel et qui, en petit, renouvelle à la vie d’autrui des atteintes partout regrettables...
Pour les uns — les maîtres — l’approbation des codes et des mœurs, la considération de l’opinion. Pour les autres — les esclaves — l’anathème public et la rigueur des lois. Honneur au vol, au crime d’en haut : contre ceux d’en bas, répression féroce !... Nous laissons aux hypocrites morales le privilège des réprobations unilatérales ; nous laissons aux « honnêtetés » officielles les démarcations qui, comme par hasard, sont des justifications intéressées d’appétits ; nous laissons aux régimes d’arbitraire une « justice » qui toujours poursuit dans le faible un délinquant, absout et encense les puissants ; nous laissons aux professionnels du jugement le triste courage et la honte du châtiment : leurs consciences et les nôtres ne connaissent pas les mêmes tourments... Nul n’a plus que nous, anarchistes, la préoccupation aiguë — et générale — de la vie humaine.
Mais, dans la balance de la justice véritable — laquelle ne s’asservit ni aux intérêts, ni aux classes, ni aux haines — combien les vols et les crimes des déshérités sont légers et menus en définitive — et plus près des vitales exigences — en regard des vols et des crimes, et des maux sans nombre que multiplie la rapacité souveraine des grands...
Il ne s’agit donc ici, à aucun moment et sous quelque face, d’épouser l’âme du juge et de faire des dosages de criminalité entre ceux qui, las d’être écrasés, se retournent contre la société qui les broie, et rusent et soustraient, frappent parfois, et ceux qui, quotidiennement, honorés et le sourire aux lèvres, dans la normale des conditions actuelles du travail, raflent, volent et font périr des milliers de leurs semblables. Il est question moins de morale d’ailleurs que de pratique et moins de responsabilités que de conséquences.
Et nous étudions l’illégalisme systématique bien plus que l’accidentel et la décision, de celui qui, privé des richesses amoncelées sous ses yeux et insultant à son droit, demande aux voies « délictueuses » des satisfactions qui se dérobent, plutôt que l’attitude de celui qui ravit par hasard et sous la poussée impérieuse des nécessités... Situant la voie, à peine choisie, que les forces de « l’ordre » lui reprochent, un illégaliste déclare : « Je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de faire des victimes. Les patrons, lorsqu’ils renvoient des ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ?...
Que peut-il faire, celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir... Alors on jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre. C’est ce que j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire contrebandier, faux-monnayeur, voleur, etc., etc. J’aurais pu mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos lois, qui font un délit de la misère... J’ai travaillé pour vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis le travail a manqué et avec le chômage est venue la faim. C’est alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me reprochez... » Et il ajoute : « Si tous les nécessiteux au lieu d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est permanente et la vie menacée à chaque instant... »
Aux repus et aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance — si l’on peut dire — favorise d’un travail régulier, à tous ceux à qui le hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles, l’existence paisible — sinon heureuse — dans la légalité, il opposait — illégalité involontaire — l’argument de la vitalité éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abondance, que les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses monstrueuses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours suprême et passager aux détournements illégaux...
Mais d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la production et ne leur consent que le plus minime de la répartition, se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien.
Déniant au système en vigueur (qui, sans débat préalable et sans libre acceptation, le rive à un labeur sans contrepartie équitable), le caractère de consentement mutuel qui en justifierait l’observance, ils réclament — et là commence le sophisme — au nom de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du moins l’excuse de puiser — par pratique constante — à même les biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans contrainte, des possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette argumentation ne vise cependant à élever le vol à la hauteur d’un principe ou d’une propagande et aux vertus positives d’une rénovation que dans le domaine individuel.
Il demeure un moyen — amené au niveau évidemment contestable du métier — tendant à assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une résolution limitée, étroitement particulière, de la « question sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en fait une manière d’accommodement, un acquiescement de convenance aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le plan de la légalité...
D’autres, enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolutionnaire, qui s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions idéologiques, non seulement en face d’une infériorité économique imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en recherche de stabilité, en réaction réformatrice contre un déséquilibre général et organique, la justification de leur entrée dans les magasins prohibés de la richesse.
Et l’acte illégal ainsi nous préoccupe, non plus uniquement du point de vue de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment d’élémentaire solidarité humaine, générateur d’indulgence et de compréhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire, aux fins individuelles et sociales, et d’un problème tactique dont ils ne peuvent — tant pour son esprit que pour ses aboutissants, tant pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose — éluder l’examen...
Un individu, plutôt que d’être un salarié, privé souvent du nécessaire d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait et récupérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui.
A part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse d’avoir été longtemps la victime, en quoi son procédé diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons, de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie » jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi, et la considération l’enveloppe. L’autre s’empare, en marge des textes, et la vindicte le poursuit... Nous ne pouvons nous rendre à cette argumentation simpliste — et d’ailleurs évidemment inexacte — qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les codes réprouvent. La contre-partie des institutions légalistes ne constitue pas mécaniquement l’édifice de notre idéologie. N’est pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et les souffrances démesurées, quoique unilatérales — si elles nous rapprochent d’un homme — ne modifient pas la valeur intrinsèque d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le second larron a dupé — en soutirant, aux fins d’utilisation personnelle, l’équivalent monétaire du produit — le premier ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale qui laisse intacte la nature de la frustration ?...
Le vol illégal — tout comme le vol-métier que régularise la loi et qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un droit de cité de vertu et d’honnêteté — est en désaccord avec les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en nous le sentiment de la justice. Nous le rencontrons sous notre critique et il encourt notre réprobation à l’examen des inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à l’illégaliste anarchiste — tout comme au patron, au commerçant anarchistes, entre autres — cette clarté, cette logique et cette propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté (très éloignée de celle que prônent les manuels d’une éthique asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état presque introuvable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de l’anarchisme qui veut que les biens issus de la productivité générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus forte raison, des non-producteurs...
La jouissance sans production (il n’est nullement question, je le répète, de contester le droit — imprescriptible — de toute unité humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est un pis-aller accidentel, un expédient momentané ; chronique, elle n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conservatrice, de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés des biens détenus, n’ont rien de plus pressé que d’en poursuivre — avec une frénésie accrue — la récupération. Le mérite est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées. Mais peu nombreux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes.
Mais, s’il serait arbitraire de faire entrer dans l’anarchisme le commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le « débrouillage » du réfractaire économique plus ou moins conscient. Il y a là, de part et d’autre, pour chacun, toute une série de moyens particuliers propres à sauvegarder son existence d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand nous défendons ainsi 1e champ actuel de notre être, il n’y a qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens de notre mouvement et ses fins attendues.
Mais nous ne nous insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits à la force et sous les injonctions de nos besoins ou la sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir — dans le domaine des relativités — reconquis l’équilibre que nous ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes...
Que l’anarchiste qui demande le soutien de son existence aux artifices et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement parasitaire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent notre attitude à l’égard des individus. Mais nous présenter les pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la balance des situations.
Car — j’y reviens à dessein — la « reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des modes de ravissement et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre — quoique par préhension secondaire — les autres hommes de l’avoir social. Il ne vise pas au redressement des répartitions disproportionnées d’un système et au rétablissement de l’harmonie.
Il ne concourt (toujours en tant qu’illégaliste « terre-à-terre », bien entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui, tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les autres des richesses indûment acquises), les bases du régime demeurent incontestées et inébranlées.
En la quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette occasion, ses principes à l’étal. I1 n’en revendiquera point quelque légitimité. Il a tout intérêt à ne pas attirer l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie, adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi ou préférence délibérée, sa « carrière » demeurera cachée, inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses agissements spéciaux et clandestins. Ni le dépouillé, ni l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement qui tait la propagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne sera anarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui ne cesse d’être compromettant par-delà les « heures de travail » le fera s’écarter de la propagande ouverte.
Redoutant le coup de filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes, la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action, la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres, un mirage. Partout le risque l’accompagne et, comme tant d’insoumis, de déserteurs — autres réfractaires, et de philosophie parfois plus avérée cependant, et de plus sûre base anarchiste — ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous tâchons de nous garder des superficielles préconisations et des choix précipités : nous ne condamnons point et chacun reste juge de ses options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions, vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales destinées et nombre qui, au départ, en louvoyant, voulaient vivre, se sont éteints dans ses bras.
Rares sont ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière suivie, par conception et protestation anarchistes. Tout ce qu’ils prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La « période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect exceptionnel de militantisme...
A part ces cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce l’illégaliste demeure — avec des méthodes différentes de celles de l’adapté légal — une exploitation indirecte du producteur et consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif ou l’abusif pavillon... Le vol d’ailleurs, même en dehors du blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières où opèrent des chantages d’envergure sont, sur ce point, particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans le traitement subi par les opérants. Contre les uns, le régime (dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tourner les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épargne pas les autres : le menu fretin et les en-dehors.
Pour donner le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder d’inquiétantes généralisations, pour sauver enfin la façade d’une morale (tournée vers le peuple, comme la religion) qu’il a besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opérations, le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs émissaires...
Mais si l’illégalisme d’en bas — qu’anime ou non une philosophie de révision sociale — porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps, incompris et honnis), si ses attitudes sont parfois à cet égard satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au passage quelques confuses et circonspectes sympathies, ce sont celles qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exaltaient déjà les fabliaux et le Roman de Renart.
Cet illégalisme s’apparente, pour la masse, à l’éternelle réaction frondeuse contre le règne et les choses établies et traduit sourdement le fondamental individualisme de notre race. Mais l’anarchisme de ses commettants n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà, sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances criminelles. Et l’anarchisme traîne après lui — plus ombre que lumière ! — la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentissants s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à en faire aimer les desseins. Et l’anarchie — dressée en libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents, revendiquant la vie fière et fraternelle — frappe surtout les esprits comme un faisceau de brutalités vengeresses, agrippeuses et, sans scrupules...
Je ne dirai qu’un mot de ce que l’exercice de l’illégalisme comporte, éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de tendances irrégularistes, etc. Il a sa contre-partie de mensonge, de dissimulation, de fourberie et de violence... Ses tares et ses déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère et l’indépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une mise à la merci d’enchaînements tout aussi déformants. Et l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépendances coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs insoupçonnés.
Reconnaissons toutefois que la pratique de l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire (cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux et le don désintéressé. Un certain détachement de la propriété caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart de la thésaurisation, les rend plus aptes à l’aide large et spontanée.
On a cité souvent des traits de sacrifice et de dévouement qui dénotent que leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel de la sociabilité. Si de lâches dénonciations — nombreux sont les réguliers qui ne leur cèdent rien en laideur policière — ont amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs campagnes, des fidélités inflexibles et des confiances intrahies jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un niveau de loyauté droite et d’abnégation qui ne fleurissent pas d’abondance — il s’en faut — chez maints desséchés légalistes, honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de l’Etat. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une flamme inattendue quelques figures proscrites et méconnues...
Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste illégaliste qui lutte pour conserver à sa personnalité les caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de tolérance ou de sympathie, il faut souvent du courage et de la ténacité — et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance morale de tous les instants — à l’anarchiste « régulier » qui assoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insidieuse et envahissante, et le maintien final de convictions quotidiennement disputées, n’en sont pas moins valeureuses...
S’il ne cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois, tout comme les pratiquants plus ou moins incorporés à diverses catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il conserve, lui aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son potentiel anarchiste, c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie. Où sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel, est vraiment une réalisation anarchiste, pure de compromissions ?
Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui possible, puisque tous sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns et les autres, sans amputer, dans une mesure variable, notre idéal ?... Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste, d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie, en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ; elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches : elle ne peut être altération ; elle est solidarité : elle ne peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous avons à le vaincre et à le repousser.
L’illégalisme de l’économie quotidienne — aussi bien que le légalisme — est dans la nature et la vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est un étranger, corrupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé de lutter pour se conserver... Nous ne pouvons, aux uns et aux autres, d’ailleurs — légaux ou illégaux — accorder ce caractère anarchiste sur la foi d’allégations superficielles et de confusions nominales et sur la similitude des terminologies.
A qui prétend être des nôtres, nous demandons — au moins pour un minimum qui est notre critérium et notre garantie morale — dans la mentalité générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts avec l’environ, dans ce qu’il a — en lui et autour de lui — réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse, anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des fidélités proclamées... Et si nous demeurons, à quiconque, et par-delà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité, nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos propres yeux nous avons tant de peine à mériter...
II est un facteur — un facteur réaliste — qui doit nous rendre circonspects à l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour les tentations, à certains yeux riantes, de ses abords. A l’encontre d’affirmations entachées de légèreté et insuffisamment documentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les traquenards et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause.
Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle meute il vient — par un seul parfois, mais irréparable premier acte — de jeter à ses trousses. Il n’a pas, généralement, soupçonné, évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre, et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée.
Les jeunes surtout — recrues courantes et faciles — n’en ont vu que les dehors aisément triomphants et la séduction d’une trompeuse — et hélas ! combien précaire — liberté ! Et quand ils y ont engagé leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage, compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour ressaisir leur jeunesse prise dans l’engrenage...
Combien, pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir jusqu’aux perspectives du retour à la plus banale des vies contemporaines.
Que de forces gâchées, que de fortes et précieuses individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères. Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies inconsidérées — parmi lesquels se glissent parfois peut-être quelques manœuvres canailles de police — et qui, pour quelque rapt « en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse monnaie : « crime contre la sûreté de l’Etat », le bougre tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur geste terriblement enfantin quand on songe aux conséquences ? Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête au bourreau, d’autres agonisent dans les pénitenciers, se consument dans les geôles. O jeunesse sacrifiée ! Pour un vol de ciboire — en groupe — dans une église — un ciboire vendu cent sous à un receleur ! — j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai qu’ils savaient...
A l’âge où l’on se précipite dans les bras accueillants de l’illégalisme (ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne sait pas, on croit savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe. On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression, leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense » brusquement posée devant la fuite du cambrioleur, la « précaution » ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres : les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais en lui l’incapable, ni le malchanceux. C’est comme à la guerre : s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là... On a aussi répété devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier, comme la brute ignare, l’imbécile et la poire.
Et l’on a fait, de l’herbe dans la main, la culture de la dignité. Et le moindre effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme ? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions, une promenade romanesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré du moi — faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux intellectualisme — les éducations et les aberrations conjuguées, servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes inéclairés et sans conscience de l’illégalisme mangeur de jeunesse et la proie des vindictes aux aguets... Rien n’est plus traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne vous rend, si chèrement payée, la faculté de vos mouvements que l’illégalisme.
Pas une branche d’activité peut-être où le passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte, pas de rets qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de se reconquérir... Des nôtres égarés sur les pentes fatales de l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute les enfonce : la société, presque toujours, les achève !
Stephen MAC SAY.
Stephen MAC SAY, de son vrai nom Stanislas Alcide MASSET (1884-1972). Militant anarchiste, professeur puis apiculteur.
Il s’oppose très vite à l’enseignement « officiel ». En 1906 il rejoint, avec sa compagne Marie-Adèle ANCIAUX (née le 8 mars 1887 et surnommée Mary Smiles), l’école libertaire de Sébastien Faure « La ruche », où ils enseigneront tous les deux jusqu’en 1910. Mac Say quittera alors définitivement l’enseignement et deviendra forain, puis apiculteur. Pendant la guerre de 14-18, bien que réformé, il se réfugie dans la Creuse avec sa compagne, craignant quelques ennuis à cause de son engagement antimilitariste. Après la guerre, Mac Say reprend ses activités militantes, et particulièrement sa collaboration régulière aux journaux anarchistes L’en dehors, Le libertaire, Les Temps nouveaux, etc., ainsi qu’à l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure. Dénoncé comme juif pendant la Seconde Guerre mondiale (ce qui, soit dit en passant, était faux) il est à nouveau contraint de quitter sa maison avec Mary.
Humaniste et amoureux de la nature, Mac Say écrira de nombreux livres et brochures contre la vivisection, ainsi que sur l’éducation des enfants et la santé : L’école laïque contre l’enfant, De Fourier à Godin,Les bêtes proches de l’homme, Propos sans égards, etc.
Sa compagne mourra quelques années après lui, le 9 février 1983.
(Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)
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Georges Yvetot : SABOTAGE (1934)
[Ecrit par un militant syndicaliste révolutionnaire, ce texte expose la différence entre sabotage ouvrier et sabotage patronal et décrit différentes formes de lutte illégales. (Ni patrie ni frontières)]
N. m. Selon le Dictionnaire Larousse, ce mot se rapporte simplement à la fabrication de sabots. Ce n’est pour lui qu’un nom masculin. Apprendre le sabotage, c’est apprendre le métier de sabotier. — C’est aussi l’opération qui consiste à entailler obliquement les traverses sur les voies de chemins de fer, pour y fixer les coussinets ou les rails. — Pourtant, ce dictionnaire indique encore que « sabotage, c’est l’action d’exécuter un travail vite et mal. — Imprimerie : acte malhonnête du typographe qui, volontairement, introduit des erreurs dans la composition ou détériore le matériel d’imprimerie qui lui est confié ».
Cette dernière définition du sabotage n’est pas la nôtre. Il n’est pas admissible qu’un ouvrier s’en prenne sans raison à son travail ou au matériel. Quand un travail est ainsi compris, c’est que l’ouvrier est un mauvais ouvrier qui n’aime pas son métier, qui n’a pas l’amour du travail qui rend— ou devrait rendre — l’homme fier et libre... Et puis, pourquoi citer l’imprimerie comme exemple et le typographe comme type de saboteur, alors qu’il y a tant d’autres métiers où le travail est plus sérieux et le matériel plus précieux ? Le saboteur du Larousse est un pauvre d’esprit ou un sournois mécontent qui se venge.
Ainsi, en peu de lignes, le Dictionnaire Larousse dit tout ce qu’il peut dire du sabotage. En quelques mots, il effleure cependant ce qui peut, ici, nous intéresser. Mais il est nécessaire de préciser, de mettre au point, la forme d’Action directe que, dans notre théorie du syndicalisme révolutionnaire, nous avons propagée, sous le nom de sabotage.
C’est justement parce que les ennemis de la classe ouvrière organisée n’ont cessé de dénaturer ou de ridiculiser le sens, l’action, le but du sabotage, qu’il a paru indispensable aux militants syndicalistes de l’expliquer, par la parole et par la plume, à chaque occasion.
Selon le Dictionnaire Larousse, le sabotage est simplement l’action d’exécuter un travail vite et mal. Le saboteur n’est autre que l’ouvrier, l’employé, le salarié qui, volontairement, exécute vite et mal un travail.
Voilà qui est clair et bref.
Mais ce bon Dictionnaire Larousse, à la portée de tous, n’agit pas inconsciemment en s’abstenant d’approfondir un peu l’action du sabotage et en oubliant volontairement de développer toute la valeur que nous lui attribuons dans la lutte quotidienne de revendication et de défensive des exploités contre leurs exploiteurs. Tâchons donc, ici, d’y suppléer.
D’une brochure, déjà vieille (1908), mais quand même d’actualité sur ce sujet, nous croyons bon d’extraire ceci :
L’action directe comporte aussi le sabotage. — Que n’a-t-on pas dit et écrit sur le sabotage ? En ces derniers temps, la presse bien pensante s’est appliquée à en dénaturer le sens. Heureusement, divers écrits des militants syndicalistes ou leurs déclarations devant les tribunaux ont rétabli le sens exact du sabotage ouvrier, qui ne doit pas être confondu avec le sabotage patronal.
Chez le patron, le « sabotage » s’attaque au public, par la falsification des denrées, la fraude des vins, du beurre, du lait, des farines, etc., la mauvaise qualité des matières premières et matériaux nécessaires aux travaux d’utilité publique. Il faudrait un volume pour énumérer les vols, les escroqueries, les fraudes, les malfaçons dues à la crapulerie et à la rapacité des patrons et des entrepreneurs.
De nombreux procès récents, de graves affaires de marchandage, des tripotages honteux ont montré combien peu les exploiteurs et les commerçants ont le souci de la santé du public et de son intérêt. Au point de vue militaire, les mêmes crimes des gros fournisseurs ont montré quel était le patriotisme de ces marchands. Ce qu’on ne sait pas, c’est le nombre de scandales étouffés par la seule puissance du jour : l’argent.
Le« sabotage » ouvrier, contre lequel les journaux ont saboté le jugement du public, contre lequel les juges ont saboté la justice et l’équité, est tout autre.
Il consiste d’abord, pour l’ouvrier, à donner son travail pour le prix qu’on le paie : à mauvaise paie, mauvais travail. L’ouvrier pratique assez naturellement ce système. On pourrait même dire qu’il est des travailleurs qui le pratiquent inconsciemment, d’instinct. C’est sans doute ce qui explique la mauvaise qualité et le bon marché de certains produits. On dit couramment d’un mauvais produit, vendu très bon marché : c’est du travail qui sort des prisons.
Mais le « sabotage » est parfois praticable d’une façon assez paradoxale. Par exemple, un employé de commerce, un garçon de magasin est un employé fidèle s’il soutient bien l’intérêt de son patron ; et souvent cet intérêt consiste à tromper, à voler le client. Pour saboter, cet employé n’aurait qu’à donner la mesure exacte, au lieu de se tromper de mesure aux dépens du client et à l’avantage du patron, comme il fait d’habitude. Une demoiselle de magasin n’aurait qu’à vendre un mètre exact d’étoffe ou de ruban, au lieu d’en donner, comme à l’ordinaire 90 ou 95 centimètres pour un mètre. Ainsi, pour certains ouvriers, il leur suffirait d’être honnêtes avec le consommateur, scrupuleux avec le client, pour saboter l’intérêt patronal et n’être pas complice de ses vols.
Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui, ayant fabriqué un mauvais produit, dangereux à la consommation, en préviennent les consommateurs. Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui versent aux consommateurs la véritable boisson demandée au lieu de la boisson frelatée sur laquelle il y a gain de cent pour cent. Ils sabotent aussi, et ils ont raison, ceux qui, comme nos camarades boulangers, défendent leur pain et leur salaire, en sachant rendre inutilisables, en temps de grève, le four ou le pétrin où le patron escomptait les remplacer par des jaunes ou par des soldats. Ils sabotent enfin, et ils ont raison, ceux qui, pour un motif louable de solidarité ouvrière, coupent les fils télégraphiques et téléphoniques, éteignent les lumières, suppriment toutes communications, entravent tous transports et font, par ces moyens, capituler exploiteurs et gouvernants. Ce genre de sabotage est aussi de l’action directe superbement efficace contre les ennemis des ouvriers.
Le « sabotage » intelligent de l’ouvrier s’attaque en général à l’intérêt direct de l’exploiteur. Il est de bonne guerre ; il est défensif ; il est une revanche. Le « sabotage » patronal s’attaque seulement à l’intérêt du public, sans distinction. Il est toujours nuisible et bien souvent criminel, puisqu’il attente à la santé, à la sécurité, à la vie du public. La confusion n’est pas possible.
Le sabotage est donc de l’action directe, puisqu’il s’attaque au patron sans l’intermédiaire de personne Le « sabotage » est l’action directe qui peut s’exercer dans les moments de paix relative entre le Patronat et le Salariat, comme en temps de grève ou de conflit. (Extrait de l’ABC syndicaliste.)
Voilà donc une définition du sabotage qui correspond assez bien à ce que l’ouvrier comprend lorsqu’il s’agit pour lui de protester ou de se défendre de la manière la meilleure qui soit à sa portée et qui, loin d’être néfaste à une collectivité quelconque, la protège aux dépens des intérêts du patronat.
On pourrait citer encore bien des exemples de sabotage. Ainsi, lors d’une grève des inscrits maritimes, les grévistes firent acte de sabotage intelligent en dénonçant par affiches le sabotage scélérat des compagnies maritimes. Ces affiches prévenaient les voyageurs que tel bateau était dangereux à prendre vu le mauvais état de la chaudière (dûment constaté), ou des machines, ou du foyer ; que tel autre pouvait, en cours de navigation, s’arrêter subitement du fait, incontestable, que l’arbre-couche de la machine était fêlé et devait fatalement se briser, d’un instant à l’autre, en plein service et, par conséquent, immobiliser le bateau en pleine mer. Il est bon de remarquer ceci : les inscrits qualifiés saboteurs prévenaient les voyageurs du risque couru par eux en se livrant avec confiance à l’impéritie des compagnies maritimes.
Celles-ci, par rapacité criminelle, restaient muettes sur le danger qu’elles connaissaient, mais elles faisaient payer très cher, et d’avance, le voyage. Toutefois, elles ne payaient qu’après le voyage les hommes d’équipage du bateau et ne versaient jamais d’appointements à l’avance. Ce calcul intéressé des compagnies est le même pour toutes. Ces administrations n’admettraient pas que fût qualifiée de sabotage leur malhonnête façon d’agir. Clientèle ou usagers des compagnies de transports n’ont jamais protesté contre un tel système. Quant à l’Etat, il n’intervient jamais contre les compagnies ; les poursuites sont pour les exploités de ces compagnies, lorsqu’ils dénoncent leurs crimes. Les forces policières de provocation et de répression sont employées avec empressement contre les grévistes revendiquant sécurité, mieux-être, respect de leur dignité de travailleurs.
L’Etat intervient toujours aussi, pour plaindre des mêmes discours les naufragés et pour « renflouer » ces pauvres compagnies de navigation toujours en déficit. Ce genre de sabotage capitaliste et de sabotage gouvernemental n’a jamais fait verser autant d’encre que le simple fait d’un prétendu sabotage ouvrier, dénaturé sciemment par une presse servile et intéressée. Celle-ci sait toujours rendre criminel l’acte de sabotage. Elle excelle à saboter les faits. Le sabotage de l’opinion publique est, pour le journalisme contemporain, au service du capitalisme, un devoir professionnel. Il y a donc sabotage et sabotage. — CQFD.
N’oublions pas encore de constater qu’il y a des lois et décrets qui surgissent presque toujours après de retentissantes protestations du Parlement, de l’opinion et de la grande presse, au lendemain d’une catastrophe. Mais ces lois et décrets sont toujours inappliqués ou inapplicables et le sabotage continue contre la vie des mineurs, des employés de chemins de fer, des inscrits maritimes et de tous les travailleurs qui risquent sans cesse la mort pour gagner leur vie et enrichir les exploiteurs de toutes catégories : ceux qui entreprennent, administrent, aussi bien que ceux qui profitent en ne faisant rien que palper les dividendes et en jouir toute leur vie.
Il y a différentes sortes de sabotages. Aussi nous ne prétendons pas les énumérer complètement et parfaitement. Nous n’y arriverions pas.
Qu’on imagine un avocat sabotant sa jolie profession libérale en ne défendant jamais que ce qu’il croit juste et noble de défendre ; un juge, saboteur de la justice, refusant de reconnaître et de déclarer coupable l’accusé volant pour manger, s’il a faim, étant sans ressource ; un saboteur policier secourant un vieillard au lieu de le molester en l’emmenant au poste pour flagrant délit de vagabondage ou de mendicité ; un prêtre laissant dormir et se chauffer dans son église un miséreux grelottant et rompu de fatigue ; un restaurateur n’appelant pas la police pour empoigner un affamé qui s’est restauré pour plus qu’il ne peut payer ; un gendarme n’inquiétant pas, sur la route, un maraudeur qui se sauve ou un trimardeur qui se cache ; un médecin donnant ses soins et n’ordonnant pas une copieuse fourniture de pharmacie ; un gradé n’insultant pas un inférieur ; un patron payant convenablement ses ouvriers ; un contremaître ne jouant pas, à l’usine ou sur le chantier, à l’adjudant Flic ou au mouchard, vis-à-vis de ses anciens compagnons ; un gardien de prison ayant de la pitié au lieu de la brutalité envers les détenus, etc., etc.
Enfin, oui, imaginez tous ces saboteurs de l’ordre bourgeois dans l’exercice de leurs fonctions ; ne croyez-vous pas qu’il y aurait vraiment danger pour la société bourgeoise en présence de ce paradoxal sabotage difficile à concevoir et pourtant possible ?... Pourquoi pas ?...
Eh oui ! possible, puisque nous avons bien des saboteurs du journalisme, en ce qu’ils osent dire sur tous les événements, politiques et sociaux tout ce qu’ils pensent, si subversive que soit leur opinion ! — Eh oui ! possible, puisqu’il se trouve, en conseil de guerre, des officiers saboteurs de l’imbécillité militariste pour acquitter de braves jeunes gens trop fiers pour supporter la discipline et respecter les bourreaux galonnés ; il en est aussi de ses saboteurs qui, dans l’armée, commencent à comprendre, à admettre l’objection de conscience et s’inclineront demain devant les héros qui se refusent à porter une arme, à toucher un engin qui donne la mort à des êtres humains. — Voilà du sabotage conscient.
Ne désespérons pas de voir des saboteurs non seulement conscients, mais aussi organisés, pour se refuser collectivement à tout ce qui peut servir la guerre et rendre plus facile la paix. Qui sait même, s’il ne se trouvera pas des saboteurs héroïques pour saboter énergiquement la guerre et les guerriers, pour saboter surtout ceux qui la veulent pour les autres et ceux qui la font par sauvagerie, inconscience ou lâcheté ; pour saboter enfin, ceux qui en sont la cause, les organisateurs, ou les profiteurs ! Ce sabotage ne nous semble pas du tout déplacé et nous dirions même qu’il est d’extrême urgence, à l’époque trouble où nous vivons.
Ce n’est pas saboter la raison humaine que de croire à un monde renouvelé par la bonne volonté et la cohésion dans l’effort des meilleurs parmi les hommes qui pensent, travaillent, s’élèvent et rêvent de l’affranchissement intégral de l’individu par une transformation sociale, favorable au règne de l’Entente entre tous et de la Liberté pour tous.
Le « sabotage » s’apparente à cet autre mot, moins connu peut-être, mais qu’il est intéressant de ne pas ignorer : c’est le mot Boycottage. Voici, d’abord, ce qu’en dit le Dictionnaire Larousse :
« BOYCOTTAGE (rad. boycotter) n. m. Mise en interdit des propriétés ou des fermiers irlandais qui n’obéissent pas aux injonctions de la Ligue agraire. ENCYCL. Vers 1880, un capitaine anglais, nommé James Boycott, gérant des propriétés que le comte Erne possédait dans le comté de Mayo (Irlande), fit preuve d’une telle dureté à l’égard des fermiers placés sous ses ordres qu’il s’en fit exécrer. Ils s’entendirent pour le mettre en quarantaine. Tout Irlandais dut lui refuser son travail ; il fut même interdit de lui acheter ou de lui vendre un objet quelconque, surtout des vivres. Le pacte fut fidèlement observé. Malgré l’intervention du gouvernement qui lui envoya une garde, et l’aide des dissidents de l’Ulster qui rentrèrent ses récoltes, Boycott fut obligé de quitter le pays. Le nom de boycottage fut, depuis lors, appliqué aux excommunications du même genre, qui furent lancées, pour la plupart, par les associations secrètes irlandaises, notamment par la Ligue agraire. »
Le mot « boycottage » signifie donc : mettre en quarantaine, frapper d’interdit ; l’usage s’en étendit un peu partout. Le sabotage et le boycottage sont devenus deux formes de l’action directe, de défensive surtout. Déjà, en 1897, la question vint au congrès des Bourses du Travail de France, qui se tint à Toulouse. Un rapport sur le boycottage et le sabotage y fut discuté et des résolutions adoptées.
Les congrès ouvriers, constatant l’inefficacité relative des grèves partielles où s’épuisaient les forces et les ressources de résistance du prolétariat, cherchaient donc des moyens de lutte plus efficaces.
Voici ce qu’on lisait à l’époque, dans les publications ouvrières :
« L’homme qui a donné son nom au boycottage est mort tout récemment. Le capitaine Boycott était le middleman de lord Erne, un des grands propriétaires du comté de Mayo, en Irlande. Le middleman est l’homme qui afferme, en bloc, au propriétaire foncier, une étendue plus ou moins considérable de terres, pour la sous-louer en détail à d’autres fermiers ou la faire cultiver par des ouvriers ruraux. Le capitaine Boycott se fit particulièrement détester par son oppression. Les tenanciers étaient incapables d’acquitter leurs fermages, en ce comté de Mayo où il était le maître et où, coup sur coup, pendant plusieurs années, les récoltes avaient été dévastées par les intempéries. Malgré cela, il fit valoir ses droits de propriétaire.
« On n’a point oublié cette dramatique époque. Les soldats anglais, requis par le middleman, pénétraient dans la chaumière du fermier insolvable, saisissant le misérable mobilier, expulsant les habitants ; puis, pour que ces malheureux, dépourvus d’asile, ne cédassent pas à la tentation de réintégrer celui-ci, même vide, les soldats enlevaient le toit de la maison et les châssis des fenêtres. Il ne restait plus que les quatre murs de pierres.
« La haine des Irlandais contre le capitaine Boycott fut telle qu’on le mit à l’index dans le pays tout entier. La Ligue agraire décida de lui infliger la quarantaine. C’était l’inauguration d’un nouveau système de lutte. Défense fut faite à tout Irlandais de fournir au capitaine Boycott, non seulement du travail, mais aussi des vivres. Pendant plusieurs semaines il vécut seul dans sa maison, ne trouvant ni ouvrier, ni laboureur, ne pouvant rien acheter, même à prix d’or. S’il n’avait pas eu de provisions, il serait littéralement mort de faim. Enfin, il dut quitter la place et partir pour l’Angleterre.
« Les landlords ne tardèrent pas, à leur tour, à employer contre les malheureux Irlandais la méthode de combat que ceux-ci avaient employée contre le capitaine Boycott. Ils menaçaient les ouvriers de réduction de salaire, de privation de travail ; ils menaçaient les commerçants de leur retirer la clientèle de leurs fermiers ; enfin, ils allaient jusqu’à menacer les pauvres de ne plus donner d’aumônes. — (Telle fut l’origine du Boycottage).
« Ainsi ‘popularisé’, le boycottage traversa la mer.
« A Berlin, en 1894, les brasseurs, cédant à la pression gouvernementale, refusèrent leurs salles de réunions aux socialistes. Les brasseurs furent boycottés et si rigoureusement, qu’au bout de quelques mois ils durent se soumettre. A Berlin, encore, la compagnie des chemins de fer circulaires, s’étant aperçue que le public fermait lui-même les portières des wagons, supprima les deux cents employés à qui, jusqu’alors, était confiée cette tâche. Aussitôt, les socialistes intervinrent, firent comprendre au public qu’il devait désormais s’abstenir de fermer les portières et obtinrent ainsi que la compagnie reprenne son personnel.
« A Londres, en 1893, les employés de magasins exigèrent de leurs patrons la fermeture des magasins un après-midi par semaine, pour compenser l’après-midi du samedi pendant lequel ils travaillaient, tandis que les ouvriers chômaient. C’est par le boycottage qu’ils forcèrent la main aux patrons ; les magasins qui refusèrent d’obtempérer aux désirs de leurs employés furent mis à l’index. Les employés allèrent plus loin. Ils n’hésitèrent pas, pour obtenir gain de cause, à recourir aux procédés révolutionnaires. Un jour, entre autres, ils entrèrent chez un marchand de jambons et lancèrent dans la rue toutes les victuailles. Les boycotteurs triomphèrent et, depuis cette époque, les magasins ferment leurs portes une fois par semaine entre 3 et 5 heures de l’après-midi. »
Telle fut l’origine du système.
En France, il y aurait trop à citer pour montrer l’efficacité du boycottage sous toutes ses formes, tant légales que révolutionnaires.
Eh oui ! légales, car il est des règles et des méthodes qu’il suffirait de mettre en application pour paralyser les rouages les plus importants de la vie sociale. Il est des lois et décrets qui, s’ils étaient strictement respectés, bouleverseraient toute l’administration.
Le boycottage et le sabotage figuraient donc, en une seule question, à l’ordre du jour du Congrès de Toulouse (1897). La commission chargée de l’examiner rédigea des conclusions et un rapport fut présenté où nous glanons ces passages intéressants :
« ... La commission vous demande de prendre en considération les propositions qu’elle vous soumet. Elle est convaincue qu’après mûre réflexion vous pratiquerez le boycottage, chaque fois que vous en trouverez l’occasion, et elle est convaincue aussi que, s’il est mis en vigueur avec énergie, les résultats qu’en retirera la classe ouvrière vous encourageront à persévérer dans cette voie.
« Nous avons examiné de quelle façon peut se pratiquer le boycottage. Qui pouvons-nous boycotter ? Est-ce l’industriel, le fabricant ? Contre lui le boycottage reste inégal ; ses capitaux le mettent à l’abri de nos tentatives. L’industriel n’a que de rares rapports avec le public ; pour la diffusion de ses produits, il s’adresse aux commerçants qui, en général, sont des conservateurs de la société actuelle... Donc, laissons pour l’instant l’industriel de côté, nous réservant de dire bientôt comment l’atteindre. Parlons du commerçant avec lequel nous sommes directement en contact et que nous pouvons boycotter.
« Il y a quelques semaines, à Toulouse, une petite tentative de boycottage a été faite contre les magasins qui refusaient de fermer le dimanche ; par affiches, les camarades toulousains engageaient le public à ne rien acheter le dimanche.
« Ce que les employés toulousains ont fait en petit, nous vous invitons à le faire en grand. Que chaque fois que besoin sera, quand le commerçant voudra réduire les salaires, augmenter les heures de travail, ou quand le travailleur, désireux d’être moins tenu de gagner plus, imposera ses conditions au commerçant ; qu’alors, avec toute l’activité dont nous pouvons disposer, son magasin soit mis à l’index ; que, par tous les moyens dont l’initiative des travailleurs croira bon d’user, le public soit invité à ne rien acheter chez lui, jusqu’au jour où il aura donné entière satisfaction à ses employés.
« Ainsi ont fait nos camarades d’Angleterre et d’Allemagne qui, dans maintes circonstances, ont remporté la victoire.
« Quant aux industriels, le boycottage les atteint difficilement. Par contre, le fonctionnement de la société capitaliste leur permet normalement un sabotage qui, sous forme de boycottage spécial (consistant en baisse de salaire, augmentation d’heures de travail ou chômage partiel, ainsi que renvois brutaux) leur permet, répétons-nous, contre leurs ouvriers un boycottage meurtrier. Nulle contrainte ne s’oppose aux fantaisies malfaisantes du patronat qui boycotte même la conscience ouvrière en mettant à l’index les travailleurs osant revendiquer leurs droits, les empêchant ainsi, non seulement de propager les idées d’émancipation qui les animent mais même de vivre... Que de militants ont dû quitter les lieux où ils vivaient en famille, pour chercher du travail en d’autres lieux, loin du pays natal, parfois et plus souvent en d’autres régions, tout au moins quand ils en trouvaient. Car il est des régions industrielles où l’ouvrier n’est embauché que s’il a des papiers et certificats indemnes de tous reproches patronaux ou s’il fait partie de certaines organisations cléricales, patriotiques ou très bourgeoisement sociales.
« Cela existe en certaines villes du Nord, malgré des municipalités socialistes. Cela existe un peu partout, si la force syndicale n’y a pas mis le holà. Si la politique a pu y semer la division ouvrière, le règne du bon plaisir patronal n’a plus de limite ; il crée des grèves, les suscite, selon ses besoins. La masse ouvrière croit lutter d’elle-même, alors qu’elle est menée selon les intérêts patronaux. La grève ainsi partie cesse ou dure et, de toute façon, épuise par la misère le travailleur qui finit par se rendre, à discrétion et rentre vaincu, affamé, aux conditions que dicte le patron.
« Bien différente est la grève accompagnée du boycottage consciemment exercé par les grévistes et le sabotage intelligemment pratiqué contre l’intérêt direct du patron.
« Par quels moyens résister au boycottage patronal et arrêter l’expansion de l’œuvre réactionnaire et sinistre dont certains capitalistes, dans certaines villes, donnent l’exemple à leurs confrères ?
« Ici, votre commission — disait le rapport — croit que le boycottage, que nous pourrions tenter contre les exploiteurs en question ne donnerait que des déceptions. Aussi vous propose-t-elle de le compléter par une tactique de même essence que nous qualifierons de sabotage.
« Cette tactique, comme le boycottage, nous vient d’Angleterre où elle a rendu de grands services dans la lutte que les travailleurs soutiennent contre les patrons. Elle est connue là-bas sous le nom de Go Canny. »
A ce propos, nous croyons utile de vous citer l’appel lancé dernièrement par l’Union internationale des Chargeurs de navires, qui a son siège à Londres : Qu’est-ce que Go Canny ? C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers, au lieu de la grève.
Si deux Ecossais marchent ensemble et que l’un court trop vite, l’autre lui dit : « Go Canny » ; ce qui veut dire : « Marche doucement, à ton aise. »
Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh ! bien, il en aura un de qualité inférieure. Et ainsi de suite pour toute marchandise.
Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs et qu’elle n’offre que deux francs, alors on lui offre une autre pièce inférieure à celle qu’elle désirait. Le bœuf est aussi une marchandise en vente sur le marché. Or, l’on ne peut avoir même marchandise pour un prix inférieur à celui convenu pour une qualité supérieure. Eh ! bien, les patrons déclarent que le travail, l’habileté et l’adresse sont des marchandises en vente sur le marché tout comme le vêtement et la nourriture.
« Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot, comme le chapelier vend ses chapeaux, comme le boucher vend sa viande, nous vendrons aux patrons notre travail, notre habileté, notre adresse. Pour de mauvais prix, ils vendent de la mauvaise marchandise, nous en ferons autant.
« Les patrons n’ont pas droit à compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh ! bien, nous pouvons mettre en pratique le Go Canny, la tactique de : Travaillons doucement, en attendant qu’on nous écoute. »
Voilà clairement défini le Go Canny, le sabotage : à mauvaise paye, mauvais travail.
Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique à celle de nos frères, les travailleurs d’Angleterre.
Il nous reste à définir sous quelle forme doit se pratiquer le sabotage. Nous savons tous que l’exploiteur choisit habituellement, pour augmenter notre servitude, le moment où il nous est le plus difficile de résister à ses empiétements par la grève partielle, seul moyen employé jusqu’à ce jour. Les résultats n’ont pas toujours été ce qu’on en espérait. Sans négliger le moyen de lutte qu’est la grève, il faut employer encore d’autres méthodes, avec ou sans la grève.
Faute de pouvoir se mettre en grève, les travailleurs frappés subissent les exigences du capitaliste.
Avec le sabotage, il en est tout autrement. La résistance est possible. Les exploités ne sont plus à la merci complète de l’exploiteur, ils ont le moyen d’affirmer leur virilité et de prouver à l’oppresseur qu’ils sont des hommes. Ils ont en mains l’arme défensive qui peut devenir l’arme offensive suivant les circonstances et la façon de s’en servir.
D’ailleurs, le sabotage n’est pas si nouveau qu’on pense : depuis toujours, les travailleurs l’ont pratiqué individuellement, quoique sans méthode. Souvent il ne fut pas sans efficacité. Il inspira dans le camp des profiteurs de l’exploitation une crainte salutaire qui n’a fait que croître lorsque s’est affirmée la puissance du sabotage collectif. Donc, d’instinct, les travailleurs ont su ralentir leur production quand le patron a augmenté ses exigences. Avec plus ou moins de conscience, les ouvriers ont appliqué la formule : A mauvaise paye, mauvais travail.
Le patronat a cru parer à cette tactique défensive des esclaves de l’usine et du chantier en substituant la méthode fameuse du travail aux pièces ou à la tâche à celui du travail à la journée. Il a pu s’apercevoir que son intérêt moins lésé sur la quantité le devenait beaucoup plus sur la qualité. Si, par exemple, c’était le contraire, c’est-à-dire si le patron substituait au travail aux pièces le travail à la journée croyant asservir l’ouvrier, celui-ci, naturellement, employait aussi la méthode contraire pour aboutir au même résultat. Qu’on ne vienne pas dire que ceux-là étaient de mauvais ouvriers qui agissaient ainsi, car, nous affirmons que c’étaient les plus habiles, les plus intelligents et par conséquent les plus conscients de leur valeur. Le mauvais ouvrier est l’éternel saboteur et ne peut être autre chose et le patron le sait ; d’ailleurs, celui-là n’a de valeur que par la collectivité dont il fait partie, car individuellement, il ne compte guère. Il a tout intérêt à suivre les plus audacieux pour ne pas être employé à de malpropres besognes pour conserver sa place.
Le sabotage s’adapte à toutes les sortes de travaux ; il se pratique dans tous les métiers et se modernise parallèlement aux progrès dans la production. Il devient redoutable avec le perfectionnement du machinisme. On ne peut tout dire ici sur l’application du sabotage ; mais les années 1900 à 1914, en France, ont amplement démontré la puissance redoutée du syndicalisme révolutionnaire incitant à l’action directe du prolétariat conscient et organisé, en vue de s’affranchir par lui-même de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Le rapport fourni au Congrès ouvrier de Toulouse (1897) se terminait ainsi : « Le sabotage peut et doit être pratiqué pour le travail aux pièces en s’attachant à donner moins de soin au travail, tout en fournissant la quantité pour ne pas amoindrir le salaire. Le patron pris ainsi sera dans l’alternative d’accorder les revendications faites par ses ouvriers ou de perdre sa clientèle. S’il est intelligent, il remettra l’outillage dont il est possesseur aux seuls producteurs qui sauront l’utiliser au mieux sans le saboter. »
Mais ce serait le commencement de la fin du patronat et de l’exploitation. N’y comptons pas.
Le sabotage dans les usines, dans la production centralisée, sur les chantiers, dans les grandes entreprises, peut s’exercer avec discernement et intelligence sur l’outillage et les forces motrices sans le moindre danger pour le public et seulement au détriment du capitalisme. On se souvient encore de l’émotion produite dans le monde bourgeois quand le secrétaire du syndicat des chemins de fer, il y a trente-trois ans, déclara qu’un employé, un chauffeur, un mécanicien des chemins de fer pouvait, avec dix centimes d’un certain ingrédient, paralyser complètement, pour longtemps, une locomotive ou plusieurs.
« Avec le boycottage, et avec son frère siamois, le sabotage, les travailleurs ont une arme de résistance efficace, qui, en attendant qu’ils soient assez puissants pour s’émanciper intégralement, leur permettra de tenir tête à l’exploitation dont ils sont victimes. Il faut que les capitalistes le sachent : les travailleurs ne respecteront la machine que le jour où elle sera devenue pour eux une amie qui abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs. »
On pourrait faire ici l’apologie du sabotage et du boycottage en ne citant que nos souvenirs.
Il y eut, en France, à Paris surtout, des événements de sabotage qui furent, les uns comiques, les autres tragiques ou menaçant de l’être. Ce que furent certaines journées et certaines nuits n’était pas sans nous faire espérer beaucoup pour la Révolution sociale et pour rendre impossible la guerre.
Les ordres du jour de nos Congrès ouvriers d’avant 1914 nous présageaient des triomphes qui n’ont été que des déceptions amères et cruelles sur lesquelles nous aimons mieux ne pas insister pour nous éviter de saboter les espoirs nouveaux qui nous animent encore, tellement sont indéracinables nos convictions révolutionnaires, tellement est inaltérable l’idéal anarchiste au cœur et à l’esprit de l’homme sincère et modeste qui croit à l’avenir de liberté et d’entente des hommes de bonne volonté entre eux. — Georges YVETOT.
Georges YVETOT (1868-1942) à Paris. Militant anarchiste et syndicaliste, antipatriote et antimilitariste.
Fils d’un gendarme, devenu orphelin il est placé dans une institution religieuse. Il devient ensuite ouvrier typographe puis correcteur. Sa rencontre avec Fernand Pelloutier l’amène à l’anarchisme et au syndicalisme. Il lui succède en 1901 au Secrétariat de la Fédération des Bourses du Travail et comme secrétaire de la CGT de 1902 à 1918. Orateur de talent, propagandiste antipatriote et antimilitariste inscrit au Carnet B, il est de nombreuses fois condamné à plusieurs années de prison pour incitation de soldats à la désobéissance (affaire du « Sou du soldat » ou encore avec la publication du Manuel du soldat), etc.
En 1904, il est l’un des secrétaires de l’Association Internationale Antimilitariste. Partisan de la totale indépendance du syndicalisme, il contribuera en 1906 à l’adoption de la célèbre Charte d’Amiens. Il poursuit son action contre la guerre et le militarisme jusqu’en 1914 mais, écœuré par l’union sacrée, il préfère alors s’occuper d’une association d’orphelins de guerre. En 1918, il perd son poste syndical, et se consacre au pacifisme. Durant l’entre-deux-guerres, il collabore à de nombreux périodiques anarchistes. En 1939, il signe le tract « Paix immédiate » de Louis Lecoin et est à nouveau condamné.
Il ne subira pas sa peine de prison en raison de son état de santé et, ayant perdu son emploi, se retrouve dans la misère. Il accepte alors pour subsister de présider un Comité ouvrier de secours immédiats chapeauté par les Allemands. Ce compromis, qui le place dans le camp des collaborateurs, lui sera fortement reproché, malgré une vie militante bien remplie.
(Biographie extraite du site Ephéméride anarchiste)