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Florilège marxiste sur le terrorisme (1849-1938) : Marx, Engels, Lénine, Trotsky

dimanche 12 octobre 2008

Quelques réflexions à propos des extraits de textes présentés

Traditionnellement les marxistes ont toujours plaidé, qu’ils le reconnaissent ouvertement ou non, pour un certain « amoralisme » en matière politique. Soucieux avant tout de dénoncer l’hypocrisie des leçons de morale assenées en permanence par les classes dominantes et leurs avocats (des journalistes aux curés en passant par les intellectuels au service du pouvoir), ils ont toujours associé morale à hypocrisie. Mais ne s’agit-il pas d’un contresens ? Peut-confondre morale et moralisme hypocrite ?

Il est évident que les marxistes se sont toujours fait l’écho d’une puissante indignation morale contre les méfaits du capitalisme et du colonialisme dans tous leurs textes, depuis Le Capital de Marx jusqu’au moindre tract gauchiste actuel. Et, sauf à considérer leur indignation comme un artifice de style, un procédé de manipulation cynique, force est de supposer qu’eux aussi ont quelques rudiments de morale qui dépassent une analyse « scientifique » de la barbarie du système et des moyens « scientifiques » d’y mettre magiquement fin.

Nos « amoralistes » léninistes et trotskystes ont donc un double discours.

D’un côté, ils considèrent avoir le droit de donner des leçons de morale à leurs propres militants, à ceux des autres organisations révolutionnaires, aux classes dominantes et à leurs représentants, mais aussi de dénoncer, d’un point de vue moral, les actes ignobles de la classe dominante — et le capitalisme leur en offre tous les jours l’occasion.

De l’autre, ils sont dans un trip de toute-puissance (« Je détiens la vérité, je lutte pour la libération de l’humanité, moi seul peux empêcher la généralisation de la barbarie capitaliste, voire la disparition de l’espèce humaine et donc mon sacrifice pour cette cause me rend inattaquable et intouchable »). Lorsqu’on les critique sur tel ou tel point (des mœurs peu démocratiques des organisations léninistes à la répression de Cronstadt, par exemple) ces amoralistes reprennent en fait à leur compte la morale des jésuites (« La fin justifie les moyens »), entendez par là :

1) Il faut se défendre contre les méthodes barbares et sanguinaires des possédants et la non-violence est inefficace (ce qui est, le plus souvent, parfaitement juste). Les marxistes font généralement remarquer que l’usage de la violence n’est pas toujours condamné par les thuriféraires du Capital puisque la bourgeoisie fait souvent l’éloge de la violence guerrière, par exemple celle des attentats des résistants français contre les soldats allemands, voire les bombardements terroristes contre les populations civiles (de Dresde à Hiroshima en passant par les bombardements en Irak), pudiquement baptisés « dommages collatéraux ». 2) 3) Jamais les révolutions et les insurrections n’ont coûté autant de morts que les guerres, les massacres et les répressions menées par l’ennemi de classe (on entre ici dans une logique comptable qui peut autoriser toutes les déviations, dès lors qu’on compte les morts au lieu de se concentrer sur le but poursuivi et l’efficacité des moyens employés). 4) 5) Donc (et c’est là que le raisonnement dérape encore davantage et aboutit souvent à justifier l’injustifiable) tous les moyens sont permis dans le cadre d’un mouvement de masse, ou en tout cas avec la bénédiction de la direction du Parti ou du groupuscule qui détient la vérité. 6) Dans ces moyens permis une savante confusion est entretenue entre

-  violence défensive (par exemple, l’autodéfense armée de grévistes contre des nervis, ou d’un service d’ordre de manifestants contre des fascistes… ou des islamistes),
- 
-  guerre impérialiste,
- 
-  guerre civile,
- 
-  guerre de libération nationale
- 
-  et terrorisme contre des civils ou prise d’otages.
-  C’est ainsi qu’une partie de l’extrême gauche se refuse à condamner clairement les attentats terroristes du Hamas en Israël ou ceux de la « Résistance » irakienne, puisque, consciemment ou non, ils les rangent cyniquement dans les dommages collatéraux causés par une situation coloniale ou l’agression d’un petit pays par une puissance impérialiste. C’est ainsi aussi que les victimes du terrorisme d’extrême gauche des années 70 sont présentées comme de simples « accidents de travail » survenus à des représentants du Capital.

Ne serait-il pas temps, après l’expérience notamment du stalinisme et de son avatar le plus récent le maoïsme, de pousser la réflexion un peu plus loin ?

Ne pourrait-on réfléchir à quelques éléments de morale (ou d’éthique) révolutionnaire : la vérité et l’empathie pour les exploités, comme l’indique Gerry Byrne dans son texte sur le 11 mars 2004, mais aussi une attitude sans compromission face à la hiérarchie, à l’Etat, aux patrons et à tous les pouvoirs institués comme le soulignent brillamment certains des articles de l’Encyclopédie anarchiste reproduits dans ce numéro ? Ne pourrait-on réfléchir davantage à l’usage de la violence et de la non-violence, de la lutte armée et de la discussion nécessaire comme nous y invite le sous-commandant Marcos dans l’une de ses lettres ?

Y.C.

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« Une évolution historique, disait Marx, ne peut rester ″pacifique″ qu’aussi longtemps qu’elle ne rencontre pas des obstacles violents de la part de la classe sociale détentrice du pouvoir » . Dans ce texte, écrit en réaction à la promulgation, en Allemagne, en 1878, d’une loi prenant prétexte des attentats contre Guillaume II pour s’attaquer à la social-démocratie, Karl Marx définit la voie légale, soit parlementaire, comme le vecteur principal d’émancipation de la classe ouvrière, la violence étant cantonnée à un rôle d’autodéfense.

Selon Georges Labica, le marxisme – limité par lui aux écrits de Marx, Engels, Lénine – ne se serait en réalité penché sur la question particulière du terrorisme, c’est-à-dire sur l’aspect révolutionnaire d’une lutte ouvertement violente contre une forme d’oppression sociale, qu’en regard d’expériences historiques déterminées.

Chez Marx et Engels, notamment, on aurait affaire à trois occurrences principales :

1/ La révolution française,

2/ Les révolutions de 1848,

3/ La Commune .

Pour autant, si le terrorisme ne fait pas l’objet d’une conceptualisation, Marx semble s’abstenir de tout jugement moral à son sujet, écrivant en 1849, pour développer sa « Victoire de la contre-révolution à Vienne », présentée ci-dessous : « quand ce sera notre tour, nous n’embellirons pas le terrorisme » . Terrorisme individuel ou terrorisme d’Etat, tout serait donc lié, comme l’écrit Lénine dans « Les socialistes-révolutionnaires et l’usage du terrorisme », à une question d’opportunité, mais aussi d’efficacité, comme il peut le dire dans « Ce qu’il y a de commun entre l’économisme et le terrorisme ». En 1921 encore, alors que le bolchévisme est sans conteste vainqueur et que les principes du communisme de guerre ne semblent plus se justifier, Lénine n’hésite pas à écrire : « C’est une très grande erreur de penser que la NEP a mis fin à la terreur. Nous allons encore recourir à la terreur et à la terreur économique » .

C’est à Trotsky, enfin, que revient le mérite du développement : après avoir, dans « Grèves et attentats dans la Russie de 1905 », exposé le terrorisme individuel comme la traduction d’un affaiblissement du mouvement des masses, il affirme, dans Leur morale et la nôtre, que « ce qui décide à nos yeux ce n’est pas le mobile subjectif, c’est l’utilité objective » et tente enfin de penser le moyen en relation aux fins. Dans « Pourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme individuel », il développe encore un argumentaire complet et relativement convaincant. Son texte, « La faillite du terrorisme individuel », va toutefois plus loin : après avoir fait un brillant bilan de la « terreur systématique » impulsée en Russie depuis la Narodnaïa Volia, Trotsky soulève deux dimensions intéressantes, même s’il les lie indissolublement au contexte, en évoquant le mode d’organisation terroriste, son caractère bureaucratique, et surtout en soulignant l’incompatibilité entre action terroriste et action de masse, du fait du caractère même de la psychologie terroriste

Karim Landais

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F. Engels : « La lutte des Magyars »

(La Nouvelle Gazette Rhénane, n° 194, 13 janvier 1849)

Tandis qu’en Italie la première riposte à la contre-révolution de l’été et de l’automne derniers se produit déjà, dans les plaines hongroises se déroule le dernier combat répressif contre le mouvement issu directement de la révolution de février. Le nouveau mouvement italien est le prélude du mouvement de 1849, la guerre contre les Magyars est l’épilogue du mouvement de 1848. Il est probable que cet épilogue aura son prolongement dans le nouveau drame qui se prépare en secret.

L’épilogue aussi est héroïque, héroïque comme les premières scènes, au déroulement rapide, de la tragédie révolutionnaire de 1848, comme la chute de Paris et de Vienne, d’un héroïsme bienfaisant après les intermèdes, ou mornes, ou mesquins qui se sont échelonnés d’octobre à juin. Par le terrorisme le dernier acte de 1848 se répercute dans les premiers actes de 1849.

Pour la première fois dans le mouvement révolutionnaire de 1848, pour la première fois depuis 1793 une nation cernée par les forces supérieures de la contre-révolution ose opposer la passion révolutionnaire à la lâche fureur de la contre-révolution, la terreur rouge à la terreur blanche. Pour la première fois depuis longtemps nous trouvons un caractère vraiment révolutionnaire, un homme qui, au nom de son peuple, ose relever le gant de la lutte désespérée, qui est pour sa nation Danton et Carnot en un seul homme — Lajos Kossuth. »

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Karl Marx

« Les massacres sans résultat depuis les journées de juin et d’octobre, la fastidieuse fête expiatoire depuis février et mars, le cannibalisme de la contre-révolution elle-même convaincront les peuples que, pour abréger, pour simplifier, pour concentrer l’agonie meurtrière de la vieille société et les souffrances sanglantes de l’enfantement de la nouvelle, il existe un seul moyen - le terrorisme révolutionnaire. ».

(N° 136 du 7 novembre 1848 de la Nouvelle Gazette rhénane, « Victoire de la contre-révolution à Vienne ».)

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Lénine : « Les socialistes révolutionnaires et l’usage du terrorisme »

(Extrait de Le gauchisme, la maladie infantile du communisme)

Le bolchevisme reprit et poursuivit la lutte contre le parti qui, plus que tout autre, traduisait les tendances de l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois, à savoir : le parti « socialiste-révolutionnaire », sur trois points principaux.

D’abord ce parti, niant le marxisme, s’obstinait à ne pas vouloir (peut-être serait-il plus exact de dire : qu’il ne pouvait pas) comprendre la nécessité de tenir compte, avec une objectivité rigoureuse, des forces de classes et du rapport de ces forces, avant d’engager une action politique quelconque.

En second lieu, ce parti voyait une manifestation particulière de son « esprit révolutionnaire » ou de son « gauchisme » dans la reconnaissance par lui du terrorisme individuel, des attentats, ce que nous, marxistes, répudions catégoriquement. Naturellement, nous ne répudions le terrorisme individuel que pour des motifs d’opportunité. Tandis que les gens capables de condamner « en principe » la terreur de la grande révolution française ou, d’une façon générale, la terreur exercée par un parti révolutionnaire victorieux, assiégé par la bourgeoisie du monde entier, - ces gens-là, Plekhanov dès 1900-1903, alors qu’il était marxiste et révolutionnaire, les a tournés en dérision, les a bafoués. (…)

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Lénine : Ce qu’il y a de commun entre l’économisme et le terrorisme

(Extrait de Que Faire ?)

Nous avons confronté plus haut, dans une note, un économiste et un non social-démocrate-terroriste qui par hasard se sont trouvés être solidaires. Mais d’une façon générale, il existe entre eux une liaison interne, non pas accidentelle, mais nécessaire, sur laquelle nous aurons à revenir justement à propos de l’éducation de l’activité révolutionnaire. Economistes et terroristes d’aujourd’hui ont une racine commune, à savoir ce culte de la spontanéité dont nous avons parlé au chapitre précédent comme d’un phénomène général, et dont nous allons examiner l’influence sur l’action et la lutte politiques.

Au premier abord, notre affirmation peut paraître paradoxale, si grande semble la différence entre ceux qui mettent au premier plan la « lutte obscure, quotidienne » et ceux qui préconisent la lutte exigeant le plus d’abnégation, la lutte de l’individu isolé. Mais ce n’est nullement un paradoxe. Economistes et terroristes s’inclinent devant deux pôles opposés de la tendance spontanée : les économistes devant la spontanéité du « mouvement ouvrier pur », les terroristes devant la spontanéité de l’indignation la plus ardente d’intellectuels qui ne savent pas ou ne peuvent pas lier en un tout le travail révolutionnaire et le mouvement ouvrier.

Il est difficile en effet à ceux qui ont perdu la foi en cette possibilité ou qui n’y ont jamais cru, de trouver une autre issue que le terrorisme à leur indignation et à leur énergie révolutionnaire. Ainsi donc, le culte de la spontanéité n’est, dans les deux tendances indiquées par nous, que le commencement de la réalisation du fameux programme du Credo : les ouvriers mènent leur « lutte économique contre le patronat et le gouvernement » (que l’auteur du Credo nous pardonne d’exprimer sa pensée dans la langue de Martynov ! Nous nous jugeons en droit de le faire, puisque dans le Credo aussi il est dit que dans la lutte économique les ouvriers « ont affaire au régime politique ») et les intellectuels mènent la lutte politique par leurs propres forces, et naturellement au moyen de la terreur ! C’est là une déduction absolument logique et inévitable sur laquelle on ne saurait trop insister, quand bien même ceux qui commencent à réaliser ce programme ne comprendraient pas eux-mêmes le caractère inévitable de cette conclusion.

L’activité politique a sa logique, indépendante de la conscience de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde, ou bien font appel à la terreur, ou bien demandent que l’on donne à la lutte économique elle-même un caractère politique. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, en l’occurrence, les bonnes intentions n’empêchent pas qu’on se laisse entraîner spontanément vers la « ligne du moindre effort », vers la ligne du programme purement bourgeois du Credo. En effet, ce n’est pas par hasard non plus que beaucoup de libéraux russes — libéraux déclarés ou libéraux portant le masque du marxisme — sympathisent de tout cœur avec le terrorisme et s’efforcent à l’heure actuelle de soutenir la poussée de la mentalité terroriste.

L’apparition du « groupe révolutionnaire-socialiste Svoboda », qui s’est assigné pour tâche d’aider par tous les moyens le mouvement ouvrier, mais a inscrit à son programme le terrorisme ainsi que sa propre émancipation, pour ainsi dire, à l’égard de la social-démocratie, a confirmé une fois de plus la remarquable clairvoyance de P. Axelrod qui, dès la fin de 1897, avait prédit — prédit à la lettre — ce résultat des flottements social-démocrates (« A propos des objectifs actuels et de la tactique ») et esquissé ses célèbres « Deux perspectives ».

(…) La Svoboda préconise le terrorisme comme moyen d’« exciter » le mouvement ouvrier, de lui donner « une vigoureuse impulsion ».

Il serait difficile d’imaginer une argumentation se réfutant elle-même avec plus d’évidence ! On se demande : y a-t-il donc si peu de ces faits scandaleux dans la vie russe qu’il faille inventer des moyens d’« excitation » spéciaux ? D’autre part, il est évident que ceux qui ne sont pas excités ni excitables même par l’arbitraire russe, observeront également, « en se fourrant les doigts dans le nez », le duel du gouvernement avec une poignée de terroristes.

Or, justement, les masses ouvrières sont très excitées par les infamies de la vie russe, mais nous ne savons pas recueillir, si l’on peut s’exprimer ainsi, et concentrer toutes les gouttelettes et les petits ruisseaux de l’effervescence populaire, qui suintent à travers la vie russe en quantité infiniment plus grande que nous ne nous le représentons ni ne le croyons, mais qu’il importe de réunir en un seul torrent gigantesque. Que la chose soit réalisable, c’est ce que prouve irréfutablement l’essor prodigieux du mouvement ouvrier et la soif, notée déjà plus haut, que manifestent les ouvriers pour la littérature politique.

Pour ce qui est des appels au terrorisme, ainsi que des appels pour donner à la lutte économique elle-même un caractère politique, ce ne sont que des prétextes divers pour se dérober au devoir le plus impérieux des révolutionnaires russes : organiser l’agitation politique sous toutes ses formes. La Svoboda veut remplacer l’agitation par le terrorisme, reconnaissant ouvertement que « dès que commencera une agitation énergique et renforcée parmi les masses, le rôle excitatif de la terreur aura pris fin » (p. 68 de la Renaissance du révolutionnisme). C’est ce qui montre précisément que terroristes et économistes sous-estiment l’activité révolutionnaire des masses, en dépit de l’évident témoignage des événements du printemps : les uns se lancent à la recherche d’« excitants » artificiels, les autres parlent de « revendications concrètes ». Les uns comme les autres n’accordent pas une attention suffisante au développement de leur propre activité en matière d’agitation et d’organisation de révélations politiques. Or, il n y a rien qui puisse remplacer cela, ni maintenant ni à quelque moment que ce soit.

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Léon Trotsky (Extrait de Leur morale et la nôtre, 1938)

Le terrorisme individuel est-il ou non admissible du point de vue de la « morale pure » ?

Sous cette forme abstraite, la question est pour nous tout à fait vaine. Les bourgeois conservateurs suisses décernent encore des éloges officiels au terroriste Guillaume Tell. Nos sympathies vont sans réserve aux terroristes irlandais, russes, polonais, hindous, combattant un joug politique et national. Kirov, satrape brutal, ne suscite en nous aucune compassion. Nous ne demeurons neutres à l’égard de celui qui l’a tué que parce que nous ignorons ses mobiles. Si nous apprenions que Nikolaev a frappé consciemment dans le dessein de venger les ouvriers dont Kirov piétinait les droits, nos sympathies iraient sans réserve au terroriste.

Mais ce qui décide à nos yeux ce n’est pas le mobile subjectif, c’est l’utilité objective. Tel moyen peut-il nous mener au but ? Pour le terrorisme individuel, la théorie et l’expérience attestent le contraire. Nous disons au terroriste : il n’est pas possible de remplacer les masses ; ton héroïsme ne trouverait à s’appliquer utilement qu’au sein d’un mouvement de masses. Dans les conditions d’une guerre civile, l’assassinat de certains oppresseurs cesse d’être du terrorisme individuel. Si un révolutionnaire faisait sauter le général Franco et son état-major, on doute que cet acte puisse susciter l’indignation morale, même chez les eunuques de la démocratie. En temps de guerre civile, un acte de ce genre serait politiquement utile. Ainsi dans la question la plus grave — celle de l’homicide — les règles morales absolues sont tout à fait inopérantes. Le jugement moral est conditionné, avec le jugement politique, par les nécessités intérieures de la lutte.

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Léon Trotsky : Grèves et attentats en Russie après la révolution de 1905

La terreur d’en haut se complétait par une terreur d’en bas. L’insurrection écrasée continua encore longtemps à se débattre convulsivement, sous la forme d’explosions isolées, d’attaques de partisans, d’actes terroristes individuels ou par groupes. La statistique de la terreur caractérise d’une façon remarquablement claire la courbe de la révolution. En 1905, 233 personnes furent tuées ; en 1906, 768 ; en 1907, 1231. Le nombre des blessés varia d’une manière quelque peu différente, car les terroristes apprenaient à tirer plus juste. La vague terroriste atteint son apogée en 1907.

« Il y avait des jours, écrit un observateur libéral, où à plusieurs grands cas de terreur s’ajoutaient de véritables dizaines d’attentats et d’assassinats de moindre envergure parmi les petits fonctionnaires de l’administration... On découvre des fabriques de bombes dans toutes les villes, les bombes font sauter même ceux qui les fabriquent, par suite d’imprudences..., etc. » L’alchimie de Krassine s’était fortement démocratisée.

Prises dans leur ensemble, les trois années 1905, 1906 et 1907 se distinguent particulièrement par les actes terroristes aussi bien que par les grèves. Mais la différence entre ces deux séries de chiffres saute aux yeux : alors que le nombre des grévistes diminue d’année en année, le nombre des actes terroristes, au contraire, augmente avec la même rapidité. La conclusion est claire : la terreur individuelle croît en fonction de l’affaiblissement du mouvement des masses. Cependant, la terreur ne pouvait s’accroître indéfiniment. L’impulsion donnée par la révolution devait inévitablement s’épuiser dans ce domaine aussi. Si en 1907 il y avait eu 1231 tués, en 1908 il y en avait environ 400 et en 1909 environ 100. Le pourcentage croissant des blessés montre que maintenant c’étaient des gens de hasard qui tiraient, surtout des jeunes gens inexpérimentés.

Extrait du Staline de Trotsky (1940)

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Léon Trotsky : La faillite du terrorisme individuel

Texte paru pour la première fois en français sur le site marxists.org et publié à l’origine dans la revue polonaise Przeglad Socyal-democratyczny en mai 1909.

Pendant tout un mois, l’attention de tout individu capable de lire et de réfléchir, à la fois en Russie et à travers le monde, a été concentrée sur Azev. Son « affaire » est connue de tout un chacun par les journaux légaux et les comptes rendus des débats de la Douma sur la demande émise par les députés de la Douma pour interpellation à propos d’Azev [1].

Maintenant, Azev a eu le temps de passer à l’arrière-plan. Son nom apparaît de moins en moins dans les journaux. Cependant, avant de laisser retomber Azev dans les poubelles de l’Histoire une fois pour toutes, nous pensons nécessaire de résumer les principales leçons politiques - non pas en ce qui concerne les machinations politiques du genre Azev en elles-mêmes, mais en ce qui concerne le terrorisme dans son ensemble, et l’attitude adoptée à son égard par les principaux partis politiques du pays.

La terreur individuelle en tant que méthode pour la révolution politique est notre contribution « nationale » russe.

Naturellement, le meurtre des « tyrans » est presque aussi ancien que l’institution de la « tyrannie » elle-même ; et les poètes de tous les siècles ont composé plus d’un hymne en l’honneur du poignard libérateur.

Mais la terreur systématique, prenant pour rôle l’élimination de satrape après satrape, ministre après ministre, monarque après monarque, — « Sashka après Sashka » [2] comme, dans les années 1880, un membre de la Narodnaya Volya (la volonté du Peuple) formulait familièrement le programme de la terreur —, cette sorte de terreur, s’adaptant à la hiérarchie bureaucratique de l’absolutisme et créant sa propre bureaucratie révolutionnaire, est le produit des seuls pouvoirs créatifs de l’intelligentsia russe.

Naturellement, il doit y avoir pour cela des raisons profondes et il faudrait les chercher, tout d’abord dans la nature de l’autocratie russe, et ensuite dans la nature de l’intelligentsia russe. Avant que l’idée même de détruire l’absolutisme par des moyens mécaniques ait pu acquérir la popularité, il fallait qu’on voie l’appareil d’Etat comme un organe de coercition purement externe n’ayant aucune racine dans l’organisation sociale elle-même. Et c’est précisément ainsi que l’autocratie russe apparaissait à l’intelligentsia révolutionnaire.

Base historique du terrorisme russe.

Cette illusion a sa propre base historique. Le tsarisme a pris forme sous la pression des Etats de l’Ouest les plus avancés du point de vue culturel. Pour tenir sa place dans la compétition, il devait saigner à blanc les masses populaires, et ce faisant, sur le plan économique il coupait l’herbe sous le pied même des classes les plus privilégiées. Et ces classes n’étaient pas capables de s’élever au niveau politique atteint par les classes privilégiées occidentales.

A cela, au XIXe siècle, s’ajouta la pression puissante de la Bourse européenne. Plus élevées étaient les sommes qu’elle prêtait au régime tsariste, moins le tsarisme dépendait directement des relations économiques à l’intérieur du pays.

Au moyen de capitaux européens, le tsarisme s’est armé d’une technologie militaire européenne, et est ainsi devenu une organisation « indépendante » (dans un sens relatif, bien sûr), s’élevant au-dessus de toutes les classes de la société. Une telle situation pouvait naturellement faire naître l’idée de faire sauter à la dynamite cette superstructure venue de l’extérieur.

L’intelligentsia s’était développée sous la pression directe et immédiate de l’Ouest ; comme son ennemi, l’Etat, tous deux précédèrent de loin le niveau de développement économique du pays — l’Etat, technologiquement, et l’intelligentsia, idéologiquement.

Alors que, dans les plus anciennes sociétés bourgeoises d’Europe, les idées révolutionnaires se développaient plus ou moins parallèlement au développement de larges forces révolutionnaires, en Russie les membres de l’intelligentsia accédaient aux idées culturelles et politiques toutes faites de l’Ouest et leur pensée avait été révolutionnée avant que le développement économique du pays ait donné naissance à des classes révolutionnaires sérieuses dont elles auraient pu obtenir le soutien.

Dépassés par l’histoire.

Dans ces conditions, il ne restait plus à l’intelligentsia qu’à multiplier son enthousiasme révolutionnaire par la force explosive de la nitroglycérine. Ainsi naquit le terrorisme classique de Narodnaya Volya. La terreur des socialistes-révolutionnaires fut généralement parlant un produit de ces mêmes facteurs historiques : le despotisme « indépendant » de l’Etat russe d’une part, et l’intelligentsia révolutionnaire russe « indépendante » de l’autre. Mais deux décennies ne s’écoulèrent pas sans effet, et lorsque les terroristes de la « seconde vague » apparaissent, ils le font en tant qu’épigones, marqués du sceau : « dépassés par l’histoire ».

L’époque du Sturm und Drang (tempête et tension) capitalistes des années 1880 et 1890 produisit et consolida un vaste prolétariat industriel, faisant de sérieuses incursions dans l’isolement économique de la campagne et la liant plus intimement à l’usine et à la ville.

Derrière la Narodnaya Volya, il n’y avait pas réellement de classe révolutionnaire. Les socialistes-révolutionnaires ne voulaient tout simplement pas voir le prolétariat révolutionnaire ; du moins ils n’étaient pas capables d’apprécier sa pleine signification historique.

Naturellement, on peut facilement réunir une douzaine de citations environ de la littérature socialiste-révolutionnaire affirmant que ses membres ne substituent pas la terreur à la lutte de masse mais la placent à côté d’elle. Mais ces citations apportent un témoignage seulement de la lutte que les idéologues de la terreur ont eu à mener contre les marxistes — les théoriciens de la lutte de masse.

Mais, ceci ne modifie pas les faits. Par son essence même, l’activité terroriste exige une telle concentration d’énergie pour le « grand moment », une telle surestimation du sens de l’héroïsme individuel, et enfin une telle conspiration « hermétique », que, sinon logiquement, du moins psychologiquement — elle exclut totalement le travail d’agitation et d’organisation au sein des masses.

Pour les terroristes, dans le domaine tout entier de la politique existent seulement deux points essentiels : le gouvernement et l’Organisation de Combat. « Le gouvernement est prêt à se rallier temporairement à l’existence de tous les autres courants », écrivait Gershuni (un fondateur de l’Organisation de Combat des S.R.) à un moment où il risquait la sentence de mort, « mais il a décidé de diriger tous ces coups dans le but d’écraser le parti socialiste-révolutionnaire ».

« J’espère sincèrement », disait Kolayev (un autre terroriste S.R.), écrivant à un moment semblable, « que notre génération, ayant à sa tête l’Organisation de combat, éliminera l’autocratie ».

Tout ce qui sort du cadre de la terreur n’est que le renforcement de la lutte ; au mieux un moyen auxiliaire. Dans l’éclair aveuglant des bombes qui explosent, les contours des partis politiques et les frontières qui divisent la lutte de classe disparaissent sans laisser de trace.

Et nous entendons la voie du plus grand des romantiques et meilleur praticien du nouveau terrorisme, Gershuni, demandant instamment à ses camarades d’« éviter une rupture non seulement avec les rangs des révolutionnaires, mais aussi avec les partis d’opposition en général ».

La logique du terrorisme.

« Non pas à la place des masses, mais avec elles, ensemble ». Cependant, le terrorisme est une forme de lutte trop « absolue » pour se contenter d’un rôle limité et subalterne dans le parti.

Engendré par l’absence d’une classe révolutionnaire, régénéré plus tard par un manque de confiance dans les masses révolutionnaires, le terrorisme ne peut se maintenir qu’en exploitant la faiblesse et la désorganisation des masses, en minimisant leur conquêtes et en exagérant leurs défaites.

« Ils voient qu’il est impossible, étant donné la nature des armements modernes, que les masses populaires utilisent fourches et gourdins — ces armes séculaires du peuple — pour détruire les bastilles des temps modernes », disait des terroristes l’avocat de la défense Zhdanov pendant le procès de Kalyaev.

« Après le 9 janvier [3], ils virent très bien quelles étaient les implications ; et ils répliquèrent à la mitrailleuse et au fusil à tir rapide par le revolver et la bombe ; telles sont les barricades du vingtième siècle. »

Les revolvers des héros individuels au lieu des gourdins et des fourches ; des bombes au lieu des barricades — voilà la formule réelle du terrorisme.

Et quel que soit le rôle subalterne auquel la terreur est reléguée par les théoriciens « synthétiques » du parti, elle occupe toujours, en fait, une place d’honneur. Et l’Organisation de Combat, que la hiérarchie du parti officiel place au-dessous du Comité Central, s’avère inévitablement être au-dessus de lui, au-dessus du parti et de toute son action — jusqu’à ce que le sort cruel la place sous le service de la police.

Et c’est précisément la raison pour laquelle l’effondrement de l’Organisation de Combat résultant d’une conspiration policière signifie également l’effondrement politique du parti de façon inéluctable.

Notes

[1] Azev, E.F.(1869-1918), chef de l’organisation de combat terroriste du parti S.R. et agent de l’Okhrana, démasqué en 1908, après qu’il eut « déjoué » nombre d’attentats, en menant d’autres à bien pour assurer sa crédibilité auprès de ses camarades.

[2] Un diminutif russe d’Alexandre, faisant référence aux deux tsars Alexandre II et III.

[3] Il s’agit du massacre du « dimanche rouge », qui eut lieu le 9 janvier 1905 et marqua le début de la révolution.

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Léon Trotsky : Pourquoi les marxistes s’opposent au terrorisme individuel

Texte paru pour la première fois en français sur le site marxists.org et publié à l’origine dans la revue social-démocrate autrichienne Der Kampf en novembre 1911.

Nos ennemis de classe ont l’habitude de se plaindre de notre terrorisme. Ce qu’ils entendent par là n’est pas très clair. Ils aimeraient qualifier de terrorisme toutes les activités du prolétariat dirigées contre les intérêts de nos ennemis de classe. La grève, à leurs yeux, est la principale méthode de terrorisme. Une menace de grève, l’organisation de piquets de grève, le boycott d’un patron esclavagiste, le boycott moral d’un traître de nos propres rangs - ils appellent tout cela terrorisme et bien plus encore. Si on conçoit de cette façon le terrorisme comme toute action inspirant la crainte, ou faisant du mal à l’ennemi, alors, naturellement, la lutte de classe toute entière n’est pas autre chose que du terrorisme. Et la seule question restante est de savoir si les politiciens bourgeois ont le droit de déverser le flot de leur indignation morale à propos du terrorisme prolétarien, alors que leur appareil d’Etat tout entier avec ses lois, sa police et son armée n’est rien d’autre qu’un appareil de terreur capitaliste !

Cependant, il faut dire que quand ils nous reprochent de faire du terrorisme, ils essaient — bien que pas toujours sciemment — de donner à ce mot un sens plus étroit, plus indirect.

Dans ce sens strict du mot, la détérioration de machines par des travailleurs, par exemple, est du terrorisme. Le meurtre d’un employeur, la menace de mettre le feu à une usine ou une menace de mort à son propriétaire, une tentative d’assassinat, revolver en main, contre un ministre du gouvernement - toutes ces actions sont des actes terroristes au sens complet et authentique. Cependant, quiconque ayant une idée de la vraie nature de la social-démocratie internationale devrait savoir qu’elle s’est toujours opposée à cette sorte de terrorisme et le fait de la façon le plus intransigeante.

Pourquoi ? Faire du terrorisme par la menace d’une grève, ou mener de fait une grève, est quelque chose que seuls les travailleurs de l’industrie peuvent faire. La signification sociale d’une grève dépend directement, premièrement, de la taille de l’entreprise ou du secteur industriel qu’elle affecte, et, deuxièmement, du degré auquel les travailleurs y prenant part sont organisés, disciplinés, et prêts à l’action. Cela est aussi vrai d’une grève politique que cela l’est pour une grève économique. Cela continue à être la méthode de lutte qui découle directement du rôle productif du prolétariat dans la société moderne.

La terreur individuelle déprécie le rôle des masses.

Pour se développer, le système capitaliste a besoin d’une superstructure parlementaire. Mais comme il ne peut pas confiner le prolétariat moderne à un ghetto politique, il doit tôt ou tard permettre aux travailleurs de participer au parlement. Dans toutes les élections, le caractère de masse du prolétariat et son niveau de développement politique — qualiités, qui, une fois de plus, sont déterminées elles aussi par son rôle social, c’est-à-dire, par dessus tout, son rôle productif — trouvent leur expression.

Dans une grève, de même que dans des élections, la méthode, le but, et les résultats de la lutte dépendent toujours du rôle social et de la force du prolétariat en tant que classe. Seuls les travailleurs peuvent mener une grève. Les artisans ruinés par l’usine, les paysans dont l’eau est polluée par l’usine, ou les membres du lumpen proletariat, avides de saccage, peuvent briser les machines, mettre le feu à une usine ou assassiner son propriétaire. Seule la classe ouvrière, consciente et organisée, peut envoyer une foule en représentation au parlement pour veiller aux intérêts des prolétaires.

Par contre, pour assassiner un personnage officiel en vue, on n’a pas besoin d’avoir derrière soi les masses organisées. La recette pour fabriquer des explosifs est accessible à tous, et on peut se procurer un Browning n’importe où. Dans le premier cas, il s’agit d’une lutte sociale, dont les méthodes et les moyens découlent nécessairement de la nature de l’ordre social dominant du moment, et, dans le second, d’une réaction purement mécanique, identique n’importe où — en Chine comme en France —, très frappante dans sa forme extérieure (meurtre, explosions, ainsi de suite… ) mais absolument sans effet en ce qui concerne le système social.

Une grève, même d’importance modeste, a des conséquences sociales : renforcement de la confiance en soi des travailleurs, renforcement des syndicats et même, assez souvent, une amélioration de la technologie de production. Le meurtre du propriétaire d’usine ne produit que des effets de nature policière, ou un changement de propriétaire dénué de toute signification sociale. Qu’un attentat terroriste, même « réussi », jette la confusion dans la classe dirigeante, dépend des circonstances politiques concrètes. Dans tous les cas, cette confusion ne peut être que de courte durée ; l’Etat capitaliste ne se fonde pas sur les ministres du gouvernement et ne peut être éliminé avec eux. Les classes qu’il sert trouveront toujours des remplaçants ; la machine reste intacte et continue à fonctionner.

Mais le désordre introduit dans les rangs des masses ouvrières elles-mêmes par un attentat terroriste est plus profond. S’il suffit de s’armer d’un pistolet pour atteindre son but, à quoi bon les effets de la lutte de classe ?

Si un dé à coudre de poudre et un petit morceau de plomb sont suffisants pour traverser le cou de l’ennemi et le tuer, quel besoin y a-t-il d’une organisation de classe ? Si cela a un sens de terrifier des personnages haut placés par le grondement des explosions, est-il besoin d’un parti ? Pourquoi les meetings, l’agitation de masse, et les élections, si on peut si facilement viser le banc des ministres de la galerie du parlement ?

A nos yeux la terreur individuelle est inadmissible précisément parce qu’elle rabaisse le rôle des masses dans leur propre conscience, les fait se résigner à leur impuissance, et leur fait tourner les yeux vers un héros vengeur et libérateur qui, espèrent-elles, viendra un jour et accomplira sa mission. Les prophètes anarchistes de la « propagande par le fait » peuvent soutenir tout ce qu’ils veulent à propos de l’influence élévatrice et stimulante des actes terroristes sur les masses. Les considérations théoriques et l’expérience politique prouvent qu’il en est autrement. Plus « efficaces » sont les actes terroristes, plus grand est leur impact, plus ils réduisent l’intérêt des masses pour l’auto-organisation et l’auto-éducation.

Mais les fumées de la confusion se dissipent, la panique disparaît, le successeur du ministre assassiné apparaît, la vie s’installe à nouveau dans l’ancienne ornière, la roue de l’exploitation capitaliste tourne comme auparavant ; seule la répression policière devient plus sauvage, plus sûre d’elle même, plus impudente. Et, en conséquence, au lieu des espoirs qu’on avait fait naître, de l’excitation artificiellement soulevée, arrivent la désillusion et l’apathie.

Les efforts de la réaction pour mettre fin aux grèves et au mouvement de masse des ouvriers en général se sont toujours, et partout, soldés par un échec. La société capitaliste a besoin d’un prolétariat actif, mobile et intelligent ; elle ne peut, donc, maintenir le prolétariat pieds et poings liés pendant très longtemps. D’autre part, la propagande anarchiste par « le fait » a montré chaque fois que l’Etat est plus riche en moyens de destruction physique et de répression mécanique que ne le sont les groupes terroristes.

S’il en est ainsi, où cela laisse-t-il la révolution ? Est-elle rendue impossible par cet état de choses ? Pas du tout. Car la révolution n’est pas un simple agrégat de moyens mécaniques. La révolution ne peut naître que de l’accentuation de la lutte de classe, et elle ne peut trouver une garantie de victoire que dans les fonctions sociales du prolétariat. La grève politique de masse, l’insurrection armée, la conquête du pouvoir d’Etat — tout ceci est déterminé par le degré auquel la production s’est développée, l’alignement des forces de classes, le poids social du prolétariat, et enfin, par la composition sociale de l’armée, puisque les forces armées sont le facteur qui, en période de révolution, détermine le sort du pouvoir d’Etat.

La social-démocratie est assez réaliste pour ne pas essayer d’éviter la révolution qui se développe à partir des conditions historiques existantes ; au contraire, elle évolue pour affronter la révolution les yeux grands ouverts. Mais, contrairement aux anarchistes, et en opposition directe avec eux, la social-démocratie rejette toute méthode et tout moyen ayant pour but de forcer artificiellement le développement de la société et de substituer des préparations chimiques à la force révolutionnaire insuffisante du prolétariat.

Avant d’être promu au rang de méthode de lutte politique, le terrorisme fait son apparition sous la forme d’actes de vengeance individuels. Ainsi en était-il en Russie, terre classique du terrorisme. Le fait qu’on eût donné le fouet à des prisonniers politiques poussa Véra Zassoulitch à exprimer le sentiment général d’indignation par une tentative d’assassinat du général Trepov. Son exemple fut imité dans les cercles de l’intelligentsia révolutionnaire qui manquait de tout support de masse. Ce qui avait commencé comme un acte de vengeance non réfléchi se développa pour devenir tout un système en 1879-1881. Les vagues d’assassinats commis par les anarchistes en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord viennent toujours après quelque atrocité commise par le gouvernement - le fait de tirer sur des grévistes ou l’exécution d’opposants politiques. La source psychologique la plus importante du terrorisme est toujours le sentiment de vengeance à la recherche d’un exutoire.

Il n’est pas besoin d’insister sur le point que la social-démocratie n’a rien de commun avec ces moralistes vénaux qui, en réponse à tout acte terroriste, font des déclarations à propos de la « valeur absolue » de la vie humaine. Ce sont les mêmes qui, en d’autres occasions, au nom d’autres valeurs absolues — par exemple l’honneur de la nation ou le prestige du monarque — sont prêts à pousser des millions de gens dans l’enfer de la guerre. Aujourd’hui, leur héros national est le ministre qui accorde le droit sacré de la propriété privée, et, demain, quand la main désespérée des travailleurs au chômage se serre en un poing ou ramasse une arme, ils profèrent toutes sortes d’inepties à propos de l’inadmissibilité de la violence sous quelque forme que ce soit.

Quoi que puissent dire les eunuques et les pharisiens de la moralité, le sentiment de vengeance a ses droits. Il accorde à la classe ouvrière le plus grand crédit moral : le fait qu’elle ne regarde pas d’un œil indifférent, passivement, ce qui se passe dans ce meilleur des mondes. Ne pas éteindre le sentiment de vengeance inassouvi du prolétariat, mais au contraire l’attiser encore et encore, le rendre plus profond, et le diriger contre les causes réelles de toute l’injustice et de la bassesse humaine - c’est là la tâche de la social-démocratie.

Si nous nous opposons aux actes terroristes, c’est seulement que la vengeance individuelle ne nous satisfait pas. Le compte que nous avons à régler avec le système capitaliste est trop grand pour être présenté à un quelconque fonctionnaire appelé ministre. Apprendre à voir tous les crimes contre l’humanité, toutes les indignités auxquelles sont soumis le corps et l’esprit humain, comme les excroissances et les expressions déformées du système social existant, dans le but de diriger toutes nos énergies en une lutte contre ce système — voilà la direction dans laquelle le désir brûlant de vengeance doit trouver sa plus haute satisfaction morale.

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