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Sur le christianisme de gauche

dimanche 13 avril 2008

(Ce texte nous a été envoyé par un lecteur de la revue et nous le publions comme une contribution utile au débat. Ni patrie ni frontières)

Pour ou contre la Révolution ?

Depuis 1789, l’Eglise catholique a vu se développer en son sein une ’’aile gauche’’, qui est toujours restée cependant minoritaire. C’est surtout dans les périodes révo-lutionnaires qu’elle en a eu le plus besoin pour résister à la pression. Ceux qui ont accepté la ’’cons-titution civile du clergé’’ et la République ont maintenu sa continuité institutionnelle durant une épo-que troublée (l’abbé Grégoire). On sait de quelle manière ils en ont été remerciés par la suite, au mo-ment du Concordat napoléonien et de la Restauration. Le nouveau cycle de luttes politiques qui a conduit d’une révolution(1830) à l’autre(1848), a aussi fait naître un mouvement de catholiques libé-raux (Lamennais, Lacordaire) qui n’échappera pas à sa condamnation officielle. En dépit de l’appel au ralliement après l’instauration de la III° République, la tendance du catholicisme français favo-rable à une ’’démocratie chrétienne’’ (le Sillon) finira elle aussi par être condamnée. Par trois fois, un parti qui essaie d’intégrer les catholiques dans la société moderne se heurte au veto d’une Eglise qui ne veut pas renoncer à ses prérogatives traditionnelles. Mais on aurait tort de croire que l’obstacle est seulement institutionnel. Il y a à chaque fois une limitation interne qui opère. L’abbé Grégoire avait déjà montré en son temps les limites vite atteintes du prêtre qui prétend accepter la Révolution. Les libéraux du XIX° siècle n’étaient pas davantage des partisans convaincus de la République, sur-tout quand elle a commencé à prendre un tour social autre que philanthropique. Les démocrates chrétiens étaient au départ très réticents vis-à-vis d’une laïcité qui séparait ce qu’ils voulaient unir.

Si à chaque époque, la gauche chrétienne a souhaité que l’Eglise surmonte ses positions les plus rétrogrades, les plus hostiles à la modernité, elle a en même temps joué comme une force de modération, freinant la dynamique du progrès de façon à la contenir dans des limites acceptables pour le christianisme. Au XIX° siècle, cela s’est surtout produit dans l’opposition permanente aux formes radicales du processus de démocratisation qui ne pouvait que heurter les valeurs d’une Eglise même libérale – l’argument étant précisément de ne pas violenter une Eglise qui n’a déjà que trop de raisons de refuser la démocratie moderne. Si l’on regarde l’histoire des deux derniers siècles, on constate qu’elle a toujours été dans son élément au sein des régimes conservateurs (Restauration, monarchie de Juillet, Second Empire, régimes de ’’l’Ordre moral’’ et de Vichy, V° République gaul-lienne). Il faut se garder de lui en faire grief comme si elle trahissait là quelque vocation, à rebours de ceux qui croient que l’Evangile pourrait être une religion du progrès. Ce n’est pas seulement un pouvoir sûr et ami qu’elle y cherchait et trouvait, mais surtout son équilibre qui en dépendait.

Les périodes réformatrices ou révolutionnaires ont toujours été traumatisantes pour elle, des mouve-ments violents qui l’arrachaient à son lieu naturel comme aurait pu dire Aristote (les révolutions de 1789, 1830 et 1848, la Commune de 1871, la III° République radicale, le Front populaire et la Ré-sistance, les troubles des années 68). Elle n’a vraiment commencé à accepter la démocratie que lors-que celle-ci s’est stabilisée au point de devenir un facteur de conservatisme à l’encontre du mouve-ment socialiste. C’est d’ailleurs par ce biais qu’une démocratie chrétienne fortement recentrée dans le champ politique, pour qui l’adversaire principal est passé de la droite à la gauche, a pu acquérir une position dominante dans l’Eglise, une fois constatée l’impasse du ’’catholicisme intransigeant’’ après la chute des régimes qu’il inspirait (Salazar, Franco, Ante Pavelic, les juntes sud-américaines...).

Pour ou contre le socialisme ?

Cependant une nouvelle gauche chrétienne est apparue dans le sillage des mouvements socialiste et communiste. Mais le même mécanisme de défense qui avait opéré au sujet du libéralisme et de la démocratie s’est reproduit, avec en premier lieu la condamnation officielle de l’Eglise. Dès leur apparition, l’anathème a été lancé, en particulier dans le fameux Syllabus, contre toutes les formes de socialisme et de communisme, y compris même et surtout celles qui se voulaient éthiques et religieuses. Leur dénonciation n’avait pas en effet des causes seulement socio-politiques, elle était liée à des raisons théologiques. Ce sont des sources d’hérésie dont il faut préserver les bons chrétiens ; elles ont la même origine que les autres maux de l’esprit, à sa-voir le rationalisme moderne, contrevenant à la foi par leur matérialisme athée, perturbant le sens de la loi par leur justification du vol et du meurtre – remise en cause du caractère sacré de la propriété, appel au renversement violent des autorités constituées voulues par Dieu pour ’’punir les méchants’’. Au XX° siècle, du fait de la montée en puissance de la social-démocratie et plus encore de la me-nace de la révolution bolchevique, cette condamnation sans appel a été réitérée, avec d’autant plus de vigueur qu’elle pouvait s’inquiéter de leur répercussion à l’intérieur de l’Eglise. Il fallait mettre en garde les chrétiens qui se laissaient tenter – par le péché niant le péché des origines – prêtres-ouvriers des années 50, théologiens de la libération jusqu’aux années 80. Néanmoins, avec le Con-cile Vatican II, le Magistère catholique a mis un peu d’eau bénite dans son vin de messe. Par un mouvement de balancier habituel dans son histoire, il est revenu sur le développement trop unilaté-ral du siècle précédent, en acceptant une forme de libéralisme soigneusement distinguée de l’idéolo-gie rationaliste et individualiste (doctrine ’’personnaliste’’ de la liberté religieuse). Il a même, tout en maintenant la condamnation de leurs doctrines, soutenu qu’il était permis aux chrétiens de mener des actions communes avec les représentants des partis de gauche pour contribuer au bien commun de l’humanité.

La théologie au service de la Révolution Un certain nombre de catholiques, qui se sont sentis ainsi encouragé par l’autorité à faire ce qu’ils n’auraient peut-être pas fait par eux-mêmes, ont décidé de s’engager au-delà des frontières habituelles du christianisme en politique, dans les partis et syn-dicats représentant la gauche au XX° siècle. Cependant, qu’ils aient choisi l’option de la réforme ou de la révolution, cela s’est traduit dans les deux cas par des limitations comparables à celles du XIX° siècle. Les ’’révolutionnaires’’ se sont surtout investis dans le tiers-mondisme à la suite de la décolo-nisation. En Amérique latine, il y a eu aussi le mouvement de la ’’théologie de la libération’’ con-fronté à l’instauration de dictatures militaires, manifestation de la ’’guerre froide’’ sur le continent après la révolution cubaine. Il disait s’inspirer pour une part de l’analyse marxiste, lorsqu’il opposait terme à terme une religion traditionnelle, portée à conforter l’ordre social favorable aux classes do-minantes en obtenant le consentement d’un peuple soumis à la loi divine, et un nouveau sens de la foi attaché à la volonté de libérer ce même peuple sans craindre de remettre en cause l’injustice du monde présent, un peu comme Dieu a libéré Israël de l’esclavage du pays d’Egypte. On prétendait par là dissocier dans le marxisme la critique sociale de la critique de la religion afin de soustraire la foi à l’accusation d’idéologie, quitte à reprocher en retour au matérialisme qui commande cette critique d’être lui-même une idéologie – parce qu’il ne va pas dans le sens de la foi ? Suffit-il néan-moins d’affirmer que la foi n’est pas une idéologie pour que cela soit effectivement le cas, sous pré-texte qu’elle ne conforte pas en apparence la domination sociale ? En vérité, le thème biblique du Dieu libérateur ressemble étrangement à l’expérience des mouvements de libération nationale : une fois émancipé du système colonial, on établit un régime autoritaire à la gloire des grands libérateurs ; une fois le peuple affranchi, on en devient le Seigneur et Maître, Celui qui s’est acquis ce qui lui re-venait de droit (la ’’rédemption’’ étant une manière de racheter quelqu’un pour prendre possession de lui en le faisant changer de maître). Les ’’chrétiens de gauche’’ s’inscrivent ici dans cette attitude typique de l’élite progressiste qui pré-tend agir pour le bien du peuple. Leur vocabulaire ’’évangélique’’ rend seulement la chose plus édi-fiante, désignant en particulier ceux dont il faut prendre le parti comme les ’’pauvres’’. On récuse cer-tes avec force l’idée de leur faire simplement la charité, mais le souci affiché de leur rendre justice est encore une façon de se pencher sur leur sort qui trahit son origine ’’bourgeoise’’. Les ’’pauvres’’ étant privés de tout, même de la conscience de leur misère, leur émancipation ne saurait être leur propre oeuvre – l’homme, en bonne théologie, n’est libre que par la grâce de Dieu et de son intermé-diaire, à savoir l’Eglise qui a pris le parti des pauvres. Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car si les pau-vres livrés à eux-mêmes se rebellaient contre l’injustice qu’ils subissent, il ne pourrait en résulter que des désordres violents basés sur les instincts de possession, de vengeance, etc., toutes choses qui n’aideront pas à bâtir une civilisation plus haute mais feront planer une menace de barbarie. Pour les théologiens de la libération, la révolution est d’abord spirituelle, elle s’accomplit par un changement de mentalité. Elle fait prendre conscience aux pauvres de leur dignité d’homme fait à l’image de Dieu, elle appelle les riches à la conversion, à renoncer à leur égoïsme de classe pour se conformer aux exigences de l’Evangile.

Ainsi la révolution dans l’ordre social s’apparente à un combat spirituel qui se revendique d’un idéal religieux, mais elle fait bien peu de cas de la force matérielle, de la rationalité stratégique, de l’état de guerre sociale. Comme toujours l’avènement de l’ère messianique est renvoyée dans un lointain avenir, faute de pouvoir en donner des signes annonciateurs. Le chrétien en politique pose en géné-ral un certain type de problème. Quelles que soient ses opinions en la matière, il a toujours tendance à assimiler son combat à la lutte finale entre le bien et le mal, à diaboliser l’adversaire tout en sancti-fiant son propre camp. Les chrétiens progressistes n’ont pas manqué par exemple de participer au culte de la personnalité des grand leaders du monde socialiste, tandis que ses ennemis étaient dé-peints sous les couleurs les plus sombres. On s’imagine aisément que tout cela n’était pas fait pour permettre une grande lucidité... la grille d’interprétation religieuse fausse ici complètement la com-préhension des luttes révolutionnaires, dans leur complexité dialectique impossible à subsumer sous l’opposition simple ami/ennemi. Car l’adversaire n’existe pas dans l’absolu, il est pris dans une con-flictualité relative aux situations du monde. Le capitalisme n’est pas l’enfer sur terre, un système in-trinsèquement pervers dont le prolétariat devrait sauver l’humanité – pas plus que le socialisme n’est la promesse d’un paradis. Il comporte seulement des effets à la fois positifs et négatifs qui contri-buent également à son dépassement comme forme d’organisation de la société moderne.

La réforme du Parti Les chrétiens ’’réformistes’’ se veulent par définition plus mesurés, raison pour laquelle ils ont surtout misé sur la social-démocratie. En Allemagne et ce dès la fin du XIX° siècle, des (pasteurs) protestants se sont engagés dans le parti, alors que les catholiques se ran-geaient pour la plupart dans les formations de droite (du Zentrum jusqu’à la CDU). En France, il faudra attendre les années 60 pour qu’une nouvelle génération de chrétiens issue du Concile Vatican II se rapproche du mouvement socialiste. Quelles ont été les conséquences à long terme de cette ten-tative de christianisation de la gauche européenne ? – dont on trouve des traces comparables dans le monde anglo-saxon, chez les démocrates américains et les travaillistes anglais. En premier lieu, il faut remarquer qu’elle a été associée à une volonté de ’’modernisation’’ du parti. Les chrétiens, nou-veaux-venus dans le mouvement socialiste, libérés par la grâce du Concile de l’interdiction de cô-toyer les pécheurs qui refusent Dieu, prétendent apporter un regard neuf et décalé sur les doctrines et pratiques héritées du XIX° siècle, apte à renouveler le genre conformément aux évolutions de la société contemporaine. On pourrait s’étonner de ce qu’ils se présentent ainsi comme des fourriers du modernisme, eux qui ont eu pendant si longtemps une attitude plus que réservée à l’égard du monde moderne. Peut-être fallait-il cela pour convaincre d’être des partisans du progrès, à moins que ce ne soit l’enthousiasme du converti et du néophyte qui se met à adorer ce qu’il a brûlé !

Quoiqu’il en soit, il faut se garder en règle générale des proclamations qui se veulent dans l’air du temps, y regarder à deux fois sur la nature du changement que l’on souhaite imprimer à la gauche. La vérité oblige à dire qu’il n’y a rien de bien nouveau dans ce ’’renouveau’’. L’ajout est bien mince par rapport à l’essentiel, formulé à la fin du XIX° siècle au moment de la ’’crise révisionniste’’, à sa-voir l’élimination de toutes les positions radicales du Parti, de tout ce qui empêcherait le bon chré-tien d’adhérer à sa ligne, de se sentir pleinement ’’homme de gauche’’ : le développement d’une ratio-nalité opposée à la religiosité, une approche révolutionnaire considérée comme une violence inac-ceptable (un péché contre la Loi), une critique du capitalisme opposant la société moderne à elle-même, une appropriation du pouvoir d’Etat qui vise à le détruire pour mettre en place une autre fa-çon de (se) gouverner, etc... Afin d’exorciser ces thèses sulfureuses, le réformateur chrétien invoque un argument d’autorité historique bien commode : tout simplement, elles appartiendraient à un passé qui n’a plus cours ! Ce qui doit désormais prévaloir à gauche, c’est l’idée d’une rationalité compatible avec la religion, le changement par la résolution pacifique des conflits, le capitalisme mis en cause seulement quand il perturbe l’équilibre de toute la société, le respect de la constitution de l’Etat libé-ral qui délimite le périmètre de l’action politique, etc... Le triomphe de cette orientation ne pouvait advenir cependant comme par enchantement, sous prétexte qu’on l’avait décrété seule possible à l’a-venir. Il fallait engager une lutte contre les tenants de l’autre ligne, en bref liquider le ’’marxisme’’ pour faire du ’’christianisme social’’ l’idéologie officielle des partis de gauche.

Bad Godesberg

Il est souvent fait allusion de nos jours au congrès de Bad Godesberg de la so-cial-démocratie allemande, qui s’est déroulé à la même époque que le Concile Vatican II de l’Eglise catholique. Il est devenu au fil du temps emblématique d’une gauche qui abandonne toute référence au ’’marxisme’’. On le cite en exemple chaque fois que l’on veut inciter le parti à se renouveler pour s’adapter au monde ambiant. Faut-il prendre néanmoins au sérieux cette proclamation sur la place publique, dont on persiste à faire la publicité ? (Adorno à l’époque voulait faire une critique de ce congrès sur le modèle de la ’’critique du programme de Gotha’’ de Marx). Peut-on croire et faire croire qu’il a fallu à la social-démocratie allemande attendre les années 1950 pour se rendre compte qu’elle n’était plus ’’marxiste’’ ? Dès le début du siècle en réalité, les théories de Marx n’influaient plus vraiment sur la pratique politique du parti, concentrées qu’elles étaient dans un ’’programme maximum’’ dont il n’était jamais question concrètement. La prise de position patriotique durant la Première Guerre mondiale, l’attitude négative pendant la révolution allemande couplée à la con-damnation de la révolution russe avaient déjà révélé l’essentiel de ses positions dans la société mo-derne. ’’Bad Godesberg’’ n’est donc pas le signe d’une évolution doctrinale arrivée à maturité, on ne peut le comprendre hors de son contexte historique et géopolitique. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest était gouvernée par les chré-tiens-démocrates.

Au coeur de la guerre froide, il n’était pas possible au gouvernement américain d’accepter que des gens suspect de complaisance à l’égard du bloc soviétique puissent accéder au pouvoir dans sa zone d’influence. Ainsi après avoir connu vingt ans de fascisme, l’Italie a-t-elle du subir quarante années de démocratie chrétienne, sans jamais que le PCI puisse rêver d’un autre rôle que celui d’une opposition repoussoir. Pour pouvoir gouverner une société allemande au coeur du dispositif stratégique de l’alliance atlantique, il fallait aux sociaux-démocrates donner des gages d’al-légeance au camp occidental, en reniant jusqu’au souvenir de ce qui aurait pu constituer un passé commun avec le camp d’en face. La répudiation officielle du ’’marxisme’’ faisait parfaitement l’affai-re et ne leur coûtait comme on l’a vu aucune révision déchirante. Cela leur a de fait permis dans les années 60 de gouverner en alternance, voire en coalition, avec les chrétiens-démocrates, au grand dam d’une partie du mouvement qui s’est alors lancée dans l’aventure de la gauche extra-parlemen-taire. Cette possibilité était du reste inscrite en toutes lettres dans les attendus d’un congrès qui affir-mait se reconnaître dans les préceptes de l’éthique chrétienne et les adopter comme règle de condui-te. En France, depuis que tous les partis acceptent le régime républicain, les francs-maçons de toutes obédiences se sont dispersés à droite et à gauche. Les chrétiens ont suivi le même chemin, se retrou-vant avec d’autant plus d’entrain dans tous les partis qu’ils relativisent ainsi l’opposition entre la droi-te et la gauche, à leurs yeux simple divergence de vue sur la meilleure façon de gouverner la société actuelle.

La revanche des « jaunes »

Cette volonté de recentrage oecuménique, visant à pacifier la vie politi-que pour parvenir à un fonctionnement consensuel de la démocratie, est aussi une façon d’indiquer le véritable adversaire du système. Elle a toujours tendance à attribuer toute conflictualité à une mauvaise volonté manifeste, comme s’il s’agissait d’une querelle d’un autre temps à surmonter. La vie sociale a été placée sous le même éteignoir. Dans la division syndicale, les chrétiens représen-taient les ’’jaunes’’ opposés aux ’’rouges’’. Ils rejetaient la lutte de classe en faveur d’une harmonie so-ciale de nature ’’corporative’’ ou ’’participative’’ ; ils préféraient la ’’liberté du travail’’ au droit de grè-ve. En cela ils ne faisaient qu’appliquer dans le domaine social la doctrine évangélique de l’obéis-sance aux autorités légitimes dans le respect des hiérarchies constituées. Sur ce point, le Concile Vatican II a aussi quelque peu modifié la donne. Une partie du syndicalisme chrétien a pris ses dis-tances avec la doctrine sociale de l’Eglise, cessant de vouloir apparaître comme un mouvement con-fessionnel. Il y a eu une évolution à gauche qui l’a fait se présenter comme un syndicat réformateur soucieux de progrès social et d’innovation, porteur de revendications qualitatives (conditions de vie et de travail) et pas seulement quantitatives (niveau de vie et emploi). Cela n’était pas contradictoire avec un capitalisme qui s’efforçait encore à l’époque d’assurer le plein emploi et une augmentation relative des salaires pour garantir l’adhésion de la population au système, qui pouvait même accepter le principe de la participation des ouvriers à la production et à la gestion des entreprises, dans le but d’obtenir une meilleure productivité et une plus grande efficacité organisationnelle.

Pour bien comprendre ce dernier point, il faut rappeler quelle est la fonction syndicale dans le systè-me capitaliste. Le syndicat n’y représente pas, comme le veut la tradition socialiste, un organe du mouvement ouvrier dans sa lutte de classe économique et politique pour prendre le pouvoir dans la société. Le syndicaliste n’est pas un délégué des ouvriers, mais une sorte d’avocat commis d’office auprès des pouvoirs publics, souvent d’ailleurs financé par eux. Il fonctionne comme un intermédiai-re, un médiateur dans le conflit entre employeur et employé, un intervenant chargé de dénouer la crise en négociant le coût de la main-d’oeuvre, ses conditions d’exploitation, l’embauche et le licen-ciement inclus – ainsi il peut arriver que des syndicats bien intégrés dans une entreprise fassent pression pour que ne soient employés que ceux qui acceptent d’être syndiqués. Dans les périodes où le système peut tolérer un certain progrès social, le syndicaliste essaie de faire en sorte que les pa-trons, et plus généralement les gouvernants, prennent en compte les intérêts des ouvriers. Dans des périodes de crise et de récession qui obligent à tout revoir à la baisse, c’est-à-dire à accepter plus fa-cilement les licenciements, le durcissement des conditions de travail, la diminution des salaires et autres revenus, le syndicaliste est amené a contrario à tenter de convaincre les ouvriers d’être plus conscients des intérêts des patrons dont ils dépendent. Le syndicalisme d’inspiration chrétienne est passé justement d’une position à l’autre, avec d’autant plus de facilité qu’il accomplissait ce pas en même temps qu’un gouvernement de gauche contraint à la même évolution.

En faisant cela, on ne s’est pas contenté de se résigner à un état de fait contre lequel un syndicat ou même un parti au pouvoir ne peut pas grand-chose en règle générale. Il fallait faire de nécessité ver-tu, justifier le changement de programme en prétendant que l’on continuait par d’autres moyens à faire oeuvre de progrès. C’est ici qu’intervient l’idéologie du ’’christianisme social’’ et ses accents mo-dernistes, pour accomplir à l’égard du syndicat le même travail de ’’conscientisation’’ qu’à l’égard du parti. La ’’modernisation’’ dont il s’agit ne concerne plus cette société que l’on prétendait faire évo-luer dans le bon sens. Bien au contraire, c’est elle qui constitue désormais la référence en la matière, et tous ceux qui veulent la gouverner doivent se conformer à ses normes et conditions (changement de sens de la notion de réforme). Toute une tradition de luttes ouvrières à l’origine de conquêtes so-ciales d’importance, appartiendrait à un passé, plus perçu comme une réserve de choses qui n’ont plus cours que comme l’ensemble de ce qui a eu lieu sans préjuger de l’avenir. La volonté de défen-dre ces droits acquis est dénoncée comme une manifestation de ’’conservatisme’’. On va même jus-qu’à voir du ’’corporatisme’’ dans le fait de se soucier des intérêts des ouvriers sans les subordonner à ceux des patrons – chose qui ne manque pas de sel quand on sait quel rôle a joué cette notion dans la doctrine sociale chrétienne précisément pour justifier une telle subordination... mais les chrétiens ont la mémoire longue et la rancune tenace, tout leur est bon pour disqualifier méthodiquement un ancien mouvement ouvrier influencé par les ’’rouges’’, y compris de retourner à l’envoyeur les argu-ments qui leur étaient destiné. Maintenant qu’ils croient avoir le contrôle du mouvement après l’éli-mination de leurs adversaires – mais ceci n’est pas vrai uniformément dans tous les pays – ils esti-ment le temps venu de lui donner une image plus positive, celle du ’’syndicalisme réformé’’ qu’ils in-carnent : un syndicalisme responsable, qui préfère le ’’dialogue social’’, la démocratie sociale paci-fiée à la lutte de classe, qui cherche à établir entre le patronat et le salariat la convergence d’intérêts nécessaire au bon fonctionnement de ’’l’économie de marché’’.

Bilan intégralement négatif

Comme le rend manifeste toute son histoire, le christianisme de gau-che représente une instrumentalisation religieuse d’une certaine orientation politique. Chaque fois que la société moderne a connu de fortes poussées à gauche, en faveur de la démocratie ou du socia-lisme, inévitablement des groupes chrétiens plus ou moins importants ont cherché à s’approprier ces références, dans le but de valoriser leur religion et d’éviter qu’elle n’apparaisse comme une réalité contraire. Mais on ne peut pas dire que pour la démocratie ou le socialisme, le christianisme ait re-présenté une valeur ajoutée, il aurait plutôt contribué à leur dévaluation. Car il est de toute façon bien difficile de traduire l’un dans l’autre un système de croyances très particulier et des idées politi-ques à visée universelle. Comme l’a montré l’exemple du christianisme ’’révolutionnaire’’, elles en ont subi une profonde altération jusqu’à verser dans l’idéologie la plus fumeuse. Un mouvement qui dérive dans l’irréalité et l’irrationalité la plus complète conforte l’ordre dominant qui peut ainsi gar-der sous contrôle la réalité et la rationalité. Il ne risque pas d’être ébranlé, ni même inquiété par la quête d’un autre monde dans lequel s’annoncerait l’ère messianique où règnent l’amour et la justice entre les hommes. Tant qu’aucun mouvement réel ne tente de tirer rationnellement parti des ressour-ces du monde actuel pour mettre fin aux diverses formes de domination et d’exploitation, il peut toujours laisser dire les rêveurs en leur montrant que ce qui a force de réalité est de son côté.

La faiblesse intrinsèque du christianisme de gauche rencontrée à chaque étape de l’histoire, plus ap-parente dans le courant réformiste qu’ailleurs, est ce qui en lui freine et limite la propagation d’un mouvement. La dynamique de progrès a toujours été celle d’un dépassement des forces de gauche par de nouveaux partis porteurs d’avancées dans tous les domaines, faisant preuve d’ambition et d’audace sans se laisser arrêter par les bornes de l’époque. Les chrétiens par contre ont été régulière-ment en retard d’une révolution. Ils adhéraient à des formes de gauche déjà dépassées, destinées à fi-nir leur course au centre, véritable tropisme de leur comportement politique. Cela avait sans doute quelque chose à voir avec leur sens du péché, leur faisant craindre d’enfreindre quelque loi si jamais ils s’aventuraient au-delà des frontières établies par la constitution légitime du moment. Bien qu’ils aient souvent soutenu que les idées de gauche avaient toutes une origine chrétienne, ils n’ont quant à eux rien ajouté de proprement chrétien aux conceptions courantes de la démocratie ou du socialis-me. Ils se sont attribués un droit de propriété intellectuelle sans même avoir apporter de contribution significative... mais surtout ils ont repris ces idées de manière restrictive afin de les rendre compati-bles avec les valeurs chrétiennes, effaçant leur possible contradiction tout simplement en émoussant leur tranchant. Cela a eu pour conséquence qu’au lieu de libérer les hommes de la religion, on leur a fait croire pendant un temps que la religion pouvait les libérer...

Fabrice

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