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Jorge Altamira : Justice et démocratie

mercredi 27 février 2008

Discours de Jorge Altamira sur la demande d’invalidation de l’élection d’Elena Cruz au Parlement de Buenos Aires, le 18/9/2003

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Nous sommes très loin d’approuver toutes les positions défendues dans le texte ci-dessous, mais il nous a semblé utile de le publier car il nous paraît révélateur des problèmes et des difficultés qu’affronte l’extrême gauche quand elle décide d’assumer une présence – aussi critique soit-elle – au sein des institutions bourgeoises.

Et la question ne se pose pas seulement en Argentine mais aussi en France (puisque LO, la LCR et le PT se présenteront aux élections municipales de mars 2008), au Portugal, en Italie et au Brésil, pays où les trotskystes sont présents dans l’appareil municipal et/ou parlementaire.

En ce qui concerne plus particulièrement l’Amérique latine, le lecteur de ce numéro pourra confronter l’analyse de Jorge Altamira avec celle de Humberto Decarli à propos des mythes de l’ « union civico-militaire » et du « nationalisme de gauche » qui ont cours sur ce continent. Notre opinion se trouve brièvement exposée à la fin de l’article et nous avons demandé à un sympathisant du Partido Obrero* de réagir à notre critique. Un glossaire rédigé par nos soins (et revu par Marcelo N.) a été placé à la fin du texte, dans la mesure où l’auteur fait allusion à de nombreux événements ou individus probablement peu connus des lecteurs français (les astérisques renvoient au glossaire). Le contenu politique des notes et du glossaire n’engagent que la revue et pas Jorge Altamira qui n’en a pas pris connaissance. (Ni patrie ni frontières.)

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Jorge Altamira : Madame la présidente, je crois que, au cours des trois dernières années, il a été fait allusion à plusieurs reprises, sous une forme ou sous une autre, au thème que nous discutons aujourd’hui.

En ce qui me concerne, j’ai toujours soutenu la même position. Je suppose donc que la plupart des députés doivent déjà savoir quelle attitude je vais adopter durant ce débat.

Tout d’abord, je tiens à dire qu’il s’agit d’une position politique que moi et mon parti, le Partido Obrero, avons toujours défendue. Par conséquent c’est aussi celle de dizaines de camarades disparus, enlevés et torturés durant la dictature militaire. Si ces camarades morts, torturés et assassinés se trouvaient aujourd’hui sur les bancs de cette assemblée, ils tiendraient le même discours que celui que je vais vous tenir aujourd’hui.

Crespo Campos (UCD) : Madame la présidente, le discours que va prononcer le député Altamira me semble important. J’aimerais donc que, dans le cadre de son intervention, il m’aide à comprendre sa position : comment une personne qui répudie la démocratie peut-elle entrer dans une assemblée démocratique ? Comment un individu qui se vante de restreindre les droits démocratiques peut-il appartenir à une telle assemblée ? Comment quelqu’un qui ne croit pas à la démocratie peut-il prêter serment ici et jurer sur la démocratie ? Connaissant le talent du député Altamira, j’aimerais, si possible, qu’il analyse ce problème.

Jorge Altamira : Il n’en est pas question et je n’accepterai aucune interruption.

De toute façon, je tiens à préciser que, quels soient les propos qui se tiendront contre la démocratie – y compris ceux que je vais prononcer ici aujourd’hui –, jusqu’ici personne ne m’a encore accusé de limiter les droits démocratiques de qui que ce soit. Il n’en est pas de même de l’Union du centre démocratique qui a soutenu toutes les dictatures militaires [dans ce pays]. Si des partis comme l’UCD* se permettent de donner des leçons de démocratie, alors ce débat va se transformer en une [vaste] farce.

Je veux aujourd’hui développer un point essentiel, d’autant plus que mon mandat [de député du Parlement de Buenos Aires] se termine en décembre et qu’il s’agit aujourd’hui d’une des rares occasions durant lesquelles cette opinion pourra être enregistrée. Comme vous le voyez, à quelque chose malheur est bon.

Pour préciser l’ensemble des idées que je vais développer, je veux commencer par vous rappeler qu’en 1986 le président Alfonsin* a décrété l’état de siège en invoquant un complot de l’extrême droite. Une série d’attentats s’étaient produits contre des établissements scolaires. Comme l’a reconnu le député Leopoldo Moreau à l’Assemblée nationale, le seul parti politique de ce pays qui se soit opposé au décret sur l’état de siège pris par le Président, alors que le Congrès fonctionnait parfaitement, le seul parti qui s’y est opposé a été le Partido Obrero, parti auquel j’appartiens.

Evidemment, les médias m’ont demandé comment je pouvais être hostile à l’état de siège, alors que cette mesure était justifiée pour contrer un complot de l’extrême droite. J’ai alors répondu : « Dans ce régime politique, il nous faut nous méfier de l’état de siège et des mesures répressives, parce qu’elles prétendent s’attaquer à l’extrême droite, mais en fait elles s’en prennent à la véritable cible, la gauche, les travailleurs et les révolutionnaires. »

Je ne me suis pas trompé. En mai 1989, Alfonsin a de nouveau décrété l’état de siège mais cette fois ceux qui se sont retrouvés en prison, ce ne sont pas les gens d’extrême droite, mais le Comité national du Partido Obrero, et j’ai été scandaleusement emprisonné à la Casa Rosada.

Mon parti s’est donc montré très sage quand il s’est opposé à la violation des normes constitutionnelles qui interdisent au pouvoir exécutif de déclarer l’état de siège quand le Congrès national est réuni.

Nous avons aujourd’hui un problème semblable dans ce débat parce que nous discutons de l’incorporation à cette assemblée de Mme Elena Cruz à partir du tribunal de la démocratie. C’est-à-dire, au sein du tribunal d’un Etat qui se proclame démocratique et qui, comme n’importe quel Etat, et donc y compris le nôtre, est profondément répressif.

Ceux qui veulent invalider l’élection de Mme Cruz nous demandent aujourd’hui de voter en faveur d’un accroissement des pouvoirs répressifs d’un Etat organisé pour défendre une minorité d’exploiteurs contre une majorité de travailleurs. Il est évident que je ne voterai pas pour que cette assemblée augmente les pouvoirs répressifs de l’Etat. Parce qu’au cours de ce débat nous avons évoqué beaucoup de sujets, sauf le caractère de l’Etat.

Par exemple, dans cet Etat, les électeurs argentins ont-ils davantage de pouvoir que le Fonds monétaire international ? Non, si l’on en juge d’après la situation des retraités et des salariés de ce pays. Le FMI va toucher le paiement de sa dette ; quant aux retraités et aux salariés qui constituent l’immense majorité de la population et qui ont le droit de vote, ils vont voir leurs revenus bloqués pendant une longue période parce que le gouvernement s’est engagé à payer la dette extérieure. L’Etat répond à cette structure sociale, à ces intérêts dominants.

Je ne voterai donc pas pour renforcer le pouvoir répressif de cet Etat. Vous avez discuté de nombreuses questions, mais aujourd’hui ce n’est pas le gouvernement Videla qui est au pouvoir, c’est un gouvernement qui doit négocier avec le FMI, et ce n’est pas Videla*, mais ce gouvernement, tout comme le gouvernement antérieur, qui a dû négocier. Voici le juge, voici les normes que l’on veut nous imposer.

En général, le délit d’opinion a été instauré pour attaquer fondamentalement les opposants historiques d’un système social donné, ceux qui avancent la nécessité d’une transformation sociale.

On a évoqué ici la Loi de Défense de la Démocratie et la Loi de Protection de la Constitution. Mais ces lois ne sont pas dirigées contre les coups d’Etat. Les a-t-on appliquées à Patti* et Rico* ? Non. Mais, par contre, on a traîné en justice des militants du camp populaire en se servant de ces lois. Ces lois servent à préserver le système, et non à empêcher qu’un individu organise un putsch, car cet individu, le jour où il formera son gouvernement, sera soutenu par tous les secteurs qui se prétendent aujourd’hui démocratiques, comme cela s’est produit le 24 mars 1976*. Aujourd’hui tous les protagonistes se repentent de leur attitude parce que la nécessité d’une dictature ne se pose pas, mais à cette occasion la dictature a pu compter sur leur appui. Ont-ils tous oublié qu’au milieu du mois de février 1976 il y a eu un lock-out patronal soutenu par l’Union industrielle, la Société rurale, la Chambre de commerce, la Chambre des exportateurs et la Bourse de commerce, dont le président donne aujourd’hui l’accolade au président de la République ?

A l’époque, tous ces secteurs attendaient avec impatience le coup d’Etat militaire du 24 mars 1976. Les patrons organisèrent un lock-out. Tous les commerces furent fermés pour faciliter un putsch de l’armée. Quand ces messieurs voudront organiser un nouveau coup d’Etat et s’y sentiront prêts, ils passeront à l’action et aucune belle phrase prononcée ici ne les arrêtera. Ils ne pourront être arrêtés que par la force du peuple qui, malheureusement, n’a pas réussi à stopper le coup d’Etat en 1976, ni en 1955*, ni en 1966*, avec la dictature d’Ongania*.

L’Etat argentin est un Etat répressif. On a rouvert les dossiers de l’Ecole de mécanique de la marine de guerre* et le procès du Premier Corps de l’armée de terre. Mais qu’en est-il des trois morts du pont Corrientes-Chaco*, le jour de l’investiture de De la Rúa* ? Vous avez des nouvelles de l’enquête ? Que savez-vous [du meurtre] d’Aníbal Verón* ? Que savez-vous de [l’assassinat de] Teresa Rodríguez* ? Que savez-vous de Kosteki* et Santillán*, qui sont morts quand les gouvernements national et provincial ont clairement décidé de mettre fin à la mobilisation des piqueteros* du pont Pueyrredón* ? Que savez-vous des milliers et des milliers d’actes de torture et des humiliations qui se produisent dans les commissariats de police ? Voici ce qu’est l’Etat démocratique. Voici la réalité de l’Etat démocratique.

Mme Cruz, d’après ce que l’on m’a dit, ne pourrait pas remplir correctement ses fonctions parce qu’elle serait déjà un peu « gâteuse ». Certaines anecdotes sur son comportement font penser que non seulement elle ne devrait pas être députée, mais qu’elle aurait du mal à exercer des activités quotidiennes normales. Mais cette dame est un produit de ce régime. Pourquoi ? Cela ne tient pas seulement à ses opinions ou au fait qu’elle figurait sur la liste de Cavallo*. Cela ne tient pas au fait que, jusqu’à récemment, les lois de l’ « obéissance due »* et du « point final »* étaient toujours en vigueur, et que celle des grâces et des remises de peine l’est encore ?

En 1930, la Cour suprême a pris une décision fondamentale et historique qui est toujours en vigueur : entre les régimes constitutionnels et les dictatures militaires il faut maintenir une continuité juridique. Comme le déclarait un parlementaire, et il y a peu nous en plaisantions avec la députée Pierini, la structure juridique de ce pays s’est formée grâce à différentes dictatures militaires et leurs lois continuent à être en vigueur parce qu’elles n’ont pas été abrogées. Comme je le disais, la norme juridique de ce régime démocratique continue à s’appliquer et cette norme juridique provient, dans une proportion étonnante, du régime militaire. C’est de là que sont sortis les Bussi* et les Patti. Parce que Bussi n’aurait jamais été candidat si la Loi de l’obéissance due n’avait pas été votée ou si elle n’avait pas existé, même si cette loi est aujourd’hui abrogée. Je suis très contrarié que l’on critique les électeurs de Tucuman parce qu’une partie d’entre eux ont voté pour Bussi, alors que le principal responsable de cette situation est celui qui a permis que Bussi soit candidat. Parce que Bussi n’a pas seulement émis une opinion négative sur les droits humains : Bussi est un assassin, pas simplement quelqu’un qui émet des opinions ; c’est un assassin et il s’est présenté aux élections. Cela signifie que les lois de « l’obéissance due » et du « point final » ont joué leur rôle et que même leur annulation a été utile, dans la mesure où elles font partie de la structure de cette continuité juridique.

Je voudrais commenter une déclaration du député Doy. Il a affirmé que, dans ce cas, il met l’accent sur la justice et non sur le droit. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup réfléchi à la portée de ses propos – et cela je suis obligé de le lui dire, indépendamment du fait qu’il ait été le mandataire légal de la liste d’Elena Cruz, parce que je suis un homme politique comme n’importe lequel d’entre vous. J’ajoute que s’il veut un régime fondé sur la justice et non sur le droit, il va falloir qu’il révise toutes ses conceptions, parce que le régime actuel est essentiellement fondé sur le droit et non sur la justice.

Il existe un ensemble de droits que l’on appelle individuels, qui sont des garanties, comme, par exemple, le droit de propriété. Le droit de propriété permet qu’un grand propriétaire de la province de Buenos Aires verse [un salaire de] 150 pesos à un ouvrier agricole tandis qu’il se fait payer ses exportations en dollars, et alors que le prix du soja monte. Voilà ce que lui permet le droit. Personne ne peut dire que c’est illégal ! Et la meilleure preuve en est que le président de la République veut que ceux qui touchent 150 pesos travaillent sur de grands chantiers publics pour le même salaire, et ils le font déjà dans les hôpitaux de la ville pour effectuer les travaux de nettoyage. Ils le font déjà dans les écoles de la ville et de la province de Buenos Aires, comme concierges ou femmes de service. Voilà ce que permet le droit ; s’il s’agissait de justice, alors on supprimerait le droit de propriété des grands propriétaires parce qu’il est évident que l’exploitation d’un nombre si important de gens et un enrichissement aussi important et aussi abusif contredisent la justice sociale.

Je me permets de vous suggérer la lecture de la page agricole du quotidien La Nacion. Je la lis depuis des années parce qu’on peut y apprendre que le taux de profit dans le secteur agricole d’exportation est de l’ordre de 200% dans un pays où tant de gens meurent de faim. Alors, si le député Doy souhaite un régime fondé sur la justice et non sur le droit, il faut que nous en discutions tous les deux, et qu’il adhère au Partido Obrero, mais pour cela il devra prendre comme norme d’organisation sociale la justice et non le droit abstrait qui, derrière son abstraction, soutient les plus forts.

Je veux ajouter encore un argument pour démontrer pourquoi Mme Elena Cruz est un produit de ce régime. Elle s’est trouvée sur une liste légalement constituée à laquelle appartenaient des gens comme Beliz* et le chef de cabinet [du gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires], Alberto Fernandez, qui tous deux soutiennent aujourd’hui Ibarra*. Peu importe qu’ensuite ils aient voulu la destituer, ou que, lorsqu’ils se sont « réveillés », ils aient demandé qu’on la retire de la liste. Cela signifie que nous avons affaire à une seule et même famille. Grâce au principe de la transition, toute la vieille politique qui cachait Elena Cruz se trouve maintenant exposée au grand jour.

Elena Cruz n’était pas cachée, puisqu’elle se trouvait à la vingt-septième place sur les soixante candidats de la liste, ce qui n’était pas mal du tout.

Evidemment la candidature d’Elena Cruz faisait partie d’un projet plus large qui prévoyait de placer son mari au secrétariat à la Culture. Ce n’est donc pas une pauvre femme innocente qui se trouvait sur cette liste. Elle avait un rôle à jouer dans le cadre d’un projet politique. Il y a dans cette assemblée tout un groupe de parlementaires qui soutenaient ce projet politique et voulaient placer Siro au secrétariat à la Culture.

On pourrait légalement faire la différence également entre Telerman* et Siro, mais Siro bénéficiait de ce type de soutien. Mais le problème est le suivant et il me semble absolument essentiel : certains députés ont déclaré qu’ils pouvaient tolérer les opinions d’Elena Cruz, la côtoyer (c’est le cas notamment de Vilma Ripoll*), mais ne pouvaient admettre qu’elle fasse partie de cette assemblée. En ce qui me concerne, je pense que cela devrait plutôt être l’inverse. On ne doit pas tolérer les opinions d’Elena Cruz, on doit les combattre ou les éradiquer, mais il n’y a pas de raison de lui interdire l’entrée de cette assemblée.

J’ai été très intéressé par ceux qui ont déclaré qu’ils pensaient ainsi parce qu’ils refusaient les « dénonciations publiques » (escraches). Une « escrache* » offre l’occasion au peuple de manifester contre les opinions d’Elena Cruz. Et c’est très bien. Le peuple a l’obligation d’exprimer son idéal social ; il ne peut s’en tenir à des normes juridiques. Si son idéal social s’oppose à celui d’Elena Cruz, il faut qu’il l’exprime publiquement et tout le temps. Je salue les « dénonciations publiques ». C’est pourquoi je n’ai jamais critiqué ceux qui s’en sont pris à Alemann ; le peuple lui a fait sa fête à lui et à tous les politiciens de l’époque.

Ce processus n’est pas encore arrivé à une conclusion très profonde, comme il ressort des résultats électoraux actuels. Mais, dans un coin de l’inconscient collectif, cette question de la transformation révolutionnaire est toujours présente et réapparaîtra à un moment ou un autre. Je crois qu’il faut soutenir ces « dénonciations publiques ». Mais les principes constitutionnels indiquent que Cruz doit siéger dans cette assemblée.

Si nous permettons qu’elle n’ait plus le droit de siéger dans cette assemblée, et je ne veux aujourd’hui fâcher personne, la prochaine fois c’est la gauche qui sera visée par une telle mesure ; et elle le sera au nom des mêmes principes : la Constitution, la Loi de Défense de la Démocratie, etc.

Le député Crespo Campos l’a d’ailleurs déclaré il y a quelques minutes : Comment un adversaire de la démocratie peut-il siéger ici ? La prochaine fois, on ne me laissera pas siéger dans cette assemblée. Il l’a déjà annoncé.

Dans leur argumentation en faveur de la destitution, les députés de la gauche (de Izquierda Unida – Gauche Unie – et la députée Baltroc), exigent des lettres de créances démocratiques : le respect de la Constitution et des valeurs constitutionnelles. Ce ne sont pas mes valeurs. Je viens de l’expliquer. Ce ne sont pas mes valeurs.

Je fais partie d’une minorité et j’expose donc mon point de vue. Je suis là pour expliquer ma position. Si, un jour, je persuade la majorité, alors, ce jour-là, avec cette majorité, nous changerons le régime social. De quel droit va-t-on m’enlever le droit d’expliquer mes positions ? Ce droit, nous l’avons conquis par la lutte et nous sommes prêts à recommencer à nous battre pour cela, chaque fois que ce sera nécessaire.

L’important, Monsieur le député Crespo Campos, c’est que je n’ai jamais dissimulé ma position. Je siège ici au nom du programme de mon parti. Je ne dis pas que je viens au nom d’un autre programme pour pouvoir siéger ici. La preuve en est que même vous, vous vous êtes rendu compte que je défends une opinion opposée à cette organisation de la société, à l’État, qui est répressif, anti-ouvrier, antipopulaire, soumis à l’impérialisme et, qui pratique la torture. Il est évident que je suis contre cet Etat. Tant que je n’aurai pas la majorité, je ne puis faire triompher mon orientation. Mais je me bats pour cela. Les gens apprécient mes efforts, et cela fait déjà de nombreuses années que je mène ce combat.

Je voudrais signaler une chose très intéressante : j’ai entendu ici des critiques très dures contre le peuple argentin. Par exemple, certains députés ont déclaré que, en fin de compte, cette femme était arrivée ici par la volonté du peuple. Non, cette femme n’est pas arrivée ici par la volonté du peuple. Qui savait qu’elle figurait sur cette liste ? On l’a mise sur cette liste, en douce, en cachette.

Cette femme est arrivée dans cette assemblée en vertu des principes constitutionnels et juridiques. La loi stipule que la liste est ainsi constituée, en secret, par trois ou quatre chefs qui la manipulent. On a respecté la norme juridique. La présence de Mme Cruz prouve le caractère réactionnaire de ce régime juridique, elle n’est pas l’expression de la volonté populaire. Le peuple a dû l’accepter, après coup, quand il en a été finalement informé. On avait monté toute une combine : certains voulaient placer Beliz sur cette liste, ils ne voulaient pas d’Elena Cruz et en même temps ils ne pouvaient pas voter pour Beliz. Alors la personne qui a voté pour cette liste s’est peut-être bouché le nez, elle a voté pour Beliz, en sachant qu’elle votait aussi pour Elena Cruz. De toute façon, a-t-elle pensé, cette dame est en 27e position. C’est-à-dire qu’on a trompé le peuple sur la base des principes constitutionnels et juridiques, non sur la base de la volonté populaire !

Pour comprendre ces problèmes, je vous recommande – et d’ailleurs je pense que vous l’avez déjà fait – d’aller voir un excellent film espagnol : La lengua de las mariposas (1). La fin est bouleversante parce qu’une famille libertaire, laïque, libre-penseuse et à l’esprit démocratique finit par céder devant la force physique et militaire des fascistes et par dénoncer ses voisins.

Le mythe de la démocratie bourgeoise-formelle repose sur la croyance qu’il existerait une volonté populaire éternelle. Cette volonté semble occuper dans le droit constitutionnel une place équivalente à celle qu’occupait Dieu dans les régimes monarchiques.

Mais la volonté du peuple varie en fonction des pressions et des expressions de la lutte. C’est pourquoi, devant la possibilité que les fascistes tuent leur famille, une mère et son fils (spécialement l’enfant pour sauver ses parents) dénoncent leurs voisins, même si le garçon a été éduqué dans le respect de la liberté et la démocratie. Mais il n’y avait plus ni liberté ni démocratie ! Si les républicains avaient gagné, si les révolutionnaires avaient gagné, cette famille n’aurait jamais livré ses voisins. Mais le garçon n’est pas responsable : il faut rejeter la faute sur la politique nationale et internationale qui a poussé les républicains espagnols à la défaite. Ce sont eux les responsables, et non cette malheureuse famille. Il faut essayer de bien comprendre tout cela, qui n’est pas l’expression de la souveraineté populaire.

Elena Cruz est entrée dans cette assemblée sur la base de la Constitution.

La formulation de la demande d’invalidation m’a interpellé, parce que pratiquement elle s’applique à moi aussi et m’exclut de cette assemblée. Certaines personnes pourraient supposer que je pense à de futures persécutions imaginaires contre mon parti, que je suis une sorte de paranoïaque ou de partisan des théories du complot. Mais la demande d’invalidation indique que les parlementaires doivent s’identifier avec certaines valeurs constitutionnelles de base. Je n’ai pas rédigé cette Constitution ! Ceux qui l’ont écrite adhéraient à une pensée démocratique, et cela me paraît très bien ; mais ils avaient une conception de la démocratie que je ne partage pas : ils pensaient que la démocratie représente un régime de liberté pour tout le monde, d’égalité et de fraternité, alors qu’en réalité il s’agit d’une tromperie, d’un régime qui repose sur une terrible pression, sur la répression, la faim, la persécution, la décomposition sociale, la violence familiale ; la Constitution dissimule tout cela. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec cette pensée démocratique, celle qui est formellement inscrite dans la Constitution.

La Constitution contient déjà toute une série de motifs suffisants pour me destituer si, un jour, je suis élu député au Parlement national. Elle est signée par Izquierda Unida (la Gauche unie) et lorsque je l’ai lue, je me suis senti très mal. J’ai pensé : « Cette clause, ils peuvent me l’appliquer à moi. » Par exemple, il est indiqué dans cette Constitution que l’on ne peut être parlementaire si l’on a participé à un coup d’État. Je n’ai jamais pris part à un coup d’État, mais je veux souligner que les deux plus grands mouvements que l’Argentine a connus ont été extra-constitutionnels.

Yrigoyen* conspira et conspira, et on va jusqu’à lui reprocher d’avoir accepté la légalité de la Loi Sáenz Peña* : il aurait dû continuer à conspirer pour balayer le régime conservateur. Parce qu’il n’a pas obéi, ils ont fini par le renverser en 1930. Mais il a conspiré. Il n’était pas constitutionnaliste. Quant à Perón*, il est le produit du coup d’Etat militaire de juin 1943, et en plus c’était un coup d’Etat militaire qui a penché à droite.

L’autre jour – et je dois avouer que j’ai regardé tout le programme à la télévision parce que j’aime bien le personnage – Chavez est venu en Argentine. Tout le monde se réjouit de sa présence, et on lui donne l’accolade. Mais Chávez a dirigé un coup d’Etat et une insurrection en 1992. Tout le monde l’a dénoncé, parce qu’il avait attenté à la démocratie ; il a été rejeté par tous, sauf par le Partido Obrero. Ce n’est pas que nous soyons putschistes mais, face à un coup d’Etat militaire soutenu par le soulèvement du peuple de Caracas, nous avons déclaré qu’il s’agissait d’une révolution populaire, et non d’un coup d’Etat. Et nous avons soutenu Chavez.

En 1994 j’ai assisté, à La Havane, à un congrès du Forum de São Paulo, où ce problème a été longuement discuté. On a critiqué Fidel Castro parce qu’il avait soutenu Carlos Andres Pérez* contre Chávez. Fidel a envoyé un télégramme en disant qu’il défendait Carlos Andres Pérez au nom de la démocratie ; et le Partido Obrero, lui, a défendu Chávez. Alors, selon ce qu’affirme la demande de destitution d’Elena Cruz, nous ne pourrions pas siéger dans cette Assemblée.

Récemment nous avons rendu hommage aux soldats morts pendant la guerre des Malouines. Ils ont défendu la patrie, mais quelle patrie ? Le berceau de la démocratie moderne ? [L’Angleterre ?] Non. Ils la combattaient, puisqu’elle était représentée par la flotte britannique. Ils défendaient la patrie de Galtieri* ! Et certains ont prétendu que, parce que c’était la patrie de Galtieri, il fallait soutenir les Britanniques, qui venaient apporter la démocratie ! Vous avez rendu hommage aux soldats des Malouines, je suppose donc que vous n’avez pas pris parti pour le berceau de la démocratie [l’Angleterre], mais pour cette Argentine opprimée qui a combattu aux Malouines. J’ai, moi aussi, participé à cet hommage et c’est pourquoi je le soutiens aujourd’hui. Je n’ai aucun problème avec cela ; je n’ai pas ce type de conflit. Les problèmes formels, dans notre pensée politique, sont subordonnés à des considérations historiques, sociales et humaines, ils n’existent pas en eux-mêmes, parce que ce dernier mode de pensée est un mécanisme d’affirmation de la classe dominante.

Je veux ajouter une chose : à Cuba il y a une dictature. Contre l’impérialisme américain, je défends la dictature de Cuba. Je ne dis pas : « Non, Cuba est une démocratie et donc, comme c’est un pays plus démocratique que les Etats-Unis, je le défends. » Non, parce que quand j’étais enfant, que j’étais péroniste et que je défendais Perón, ce n’était pas parce qu’il s’agissait d’un démocrate. Non, je savais que c’était un dictateur. À nous travailleurs, Perón nous semblait génial, d’autant plus que nous pensions que les défenseurs de la démocratie allaient venir nous couper la tête à tous. Et effectivement, c’est ce qu’ils ont fait au nom de la démocratie ! Une blague circulait à cette époque. « Tu sais ce que c’est la démocratie ? La dictature des démocrates ! »

Si les démocrates gouvernent, alors c’est la démocratie. Mais ils ne représentaient qu’une minorité.

Quelqu’un dans cette assemblée a fait une remarque qui a beaucoup attiré mon attention (NDLR : il s’agit de la députée Baltroc). « Nous n’avons pas affaire ici à Le Pen. » En clair, nous devons rejeter Elena Cruz, mais accepter Le Pen. Mon Dieu ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Rejeter Elena Cruz, mais accepter Le Pen ? ! Le Pen défend Auschwitz ! Le Pen est à la tête d’une organisation de bandes armées (2) ! Il a participé à la répression en Algérie ! Un type comme cela, il faut l’écraser.

Donc, que se passe-t-il ? Nous devrions accepter Le Pen, parce que la démocratie occidentale l’accepte ? Nous, qui vivons dans ce port de Buenos Aires qui a toujours les yeux fixés vers l’Europe, nous devrions affirmer : « Si les Européens civilisés acceptent Le Pen, alors nous aussi nous pouvons accepter Le Pen, mais pas Elena Cruz » ?

Or, tous deux sont des produits du même système, mais Le Pen a beaucoup plus d’influence. Il a obtenu 20% aux dernières élections présidentielles françaises (3). Il fait partie d’une vieille tradition fasciste : il a collaboré avec les nazis (4). Il vient d’un pays dont le régime politique a collaboré avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale.

En prenant cet exemple, je veux vous expliquer que je ne peux défendre ce régime démocratique, je ne peux lui donner des pouvoirs répressifs supplémentaires. Il s’attaquera aux droits démocratiques. Je ne peux pas lui accorder plus de pouvoirs répressifs que ceux dont il dispose déjà.

Nous avons évoqué Fidel Castro, Chávez et Le Pen. Pourquoi ne parlerions-nous pas de l’Argentinazo* ? L’Argentinazo a renversé un régime constitutionnel par des moyens extra-constitutionnels. La démission de De la Rúa* n’avait aucune valeur constitutionnelle. Un Président doit être totalement libre de sa volonté pour pouvoir démissionner de façon constitutionnelle. Le peuple l’a mis à la porte à coups de pied dans les fesses ! Sa démission n’a été qu’une formalité pour préserver la continuité juridique, pour restaurer le prestige de l’Assemblée législative et donner à celle-ci la possibilité d’élire un successeur. Une telle manœuvre politique n’a rien à voir avec un processus constitutionnel.

Or, l’Argentine dont tous vantent aujourd’hui les mérites... est née de cet événement, non pas dans le sens qu’elle découle directement de l’Argentinazo, mais parce qu’elle lui fait tout le temps des concessions au niveau du langage, au niveau de l’esprit et jusqu’à certains personnages qu’elle représente. C’est pourquoi je ne peux défendre tout cela parce que je combats pour un autre régime politique, différent de cette démocratie.

En définitive, je refuse d’accorder des pouvoirs répressifs à l’État. Cette assemblée fait partie de l’État, et cela [la demande d’invalidation de la députée Elena Cruz] restera comme un précédent parce que, clairement, il s’agit de condamner un délit d’opinion.

Dans ce délit d’opinion ce sont les droits humains qui sont en cause, même s’il est faux d’affirmer qu’ils soient universellement appliqués comme on le prétend dans cette assemblée. Bush applique les droits humains quand il attaque l’Irak ; il les applique aussi quand il veut soumettre toute la Péninsule balkanique. Ces droits figurent aussi sur le drapeau de l’impérialisme ; nous avons affaire à un phénomène contradictoire. Ce qui est certain, c’est que leur contenu n’est pas le même, d’un côté, pour ceux et celles qui luttent – pour les mères de la Place de Mai et pour les organisations qui défendent les droits humains – et, de l’autre, pour Bush.

La Cour interaméricaine des droits humains les utilise pour s’arroger le droit d’intervenir. Aujourd’hui les entreprises privées se présentent devant la Cour interaméricaine des droits humains pour défendre leurs droits de propriété. Dans cette assemblée, on parle beaucoup de la Cour interaméricaine, mais cette même Cour interdirait un projet de loi que beaucoup de députés souhaiteraient ici voir adopté, celui du droit à l’avortement.

En nous chantant sans cesse la ritournelle des droits humains, on nous a imposé un niveau d’intervention politique phénoménal.

Je ne veux pas dire que nous devons renoncer à la défense de ces droits ; mais le contenu de notre lutte n’est pas celui de la Cour interaméricaine, du Département d’État ou de Washington. C’est pourquoi on ne peut parler des droits humains de façon générale. Il faut préciser de quelle manière on les défend. Renforcer le pouvoir de l’État qui a assassiné Kosteki et Santillán* ne renforce absolument pas les droits humains.

Et cela, je le dis en sachant que mes camarades, mes amis et les membres de ma famille qui ont été mutilés et détruits par la dictature militaire prononceraient le même discours que moi, en faveur des « dénonciations publiques » (escraches), de la mobilisation populaire, de la destruction totale des organisations d’extrême droite. Mais cette destruction ne doit pas venir de l’Etat, elle ne doit pas résulter d’une mesure étatique répressive qui, en fin de compte, sera utilisée contre les organisations populaires.

Voilà ma position sur ce problème. Vous comprendrez que, pour moi, la position démagogique la plus simple aurait été de lancer une violente diatribe contre Elena Cruz, mais je dois défendre les intérêts permanents de la classe ouvrière et des opprimés de l’Argentine. Nous devons respecter ce devoir et je ne manquerai pas à ce devoir.

Vous vous souvenez que j’ai fait référence au problème du délit d’opinion. Le délit d’opinion – contre lequel un député s’est prononcé dans cette assemblée –, ce délit existe. La loi punit l’injure et la diffamation. Nous avons aussi le délit d’apologie du crime. Vous punissez l’apologie. Cela me semble très bien de punir le crime mais pourquoi en punir l’apologie ?

Je vais vous raconter le cas d’un crime où je défends la criminelle. Je fais donc l’apologie – même si ce n’est pas exactement le terme adéquat – de ce crime. Une femme de Tucuman a fini par tuer son mari qui la battait, la torturait et la démolissait complètement. Elle est maintenant emprisonnée et moi je demande la libération de cette criminelle. Je fais donc l’apologie d’un crime ? Il est évident qu’il y a crime et crime...

Au lieu d’édicter un oukase pour décider ce qui est bien ou mal – et on retrouve ici la différence entre la pensée socialiste et la pensée formelle bourgeoise –, avant tout j’analyse le mérite d’une action et son contexte.

Je défends les « dénonciations publiques » (escraches) et ce que le peuple organise contre ces gens. Mais je ne défends pas la répression de l’État. Je veux terminer en mentionnant un beau film tchèque que l’on peut voir en vidéo, je crois ; il s’appelle Un jour, un chat (5) et dans ce film les enfants attribuent des couleurs à toutes les « Elena Cruz » pour que les gens les rejettent. Et les villageois progressent moralement en faisant en sorte que le fiancé amoureux d’une jeune fille, et qui recherche le bonheur, ait la couleur de l’adhésion générale. Et que, par contre, celui qui trompe et escroque les autres, ait la couleur du rejet. Cet éventail de couleurs permet d’élever la conscience des habitants de ce village, où se situe ce film tchèque.

La même chose est en train d’arriver à Elena Cruz, mais je ne veux accorder aucun pouvoir répressif supplémentaire à l’Etat capitaliste.

Jorge Altamira Notes du traducteur

1. La langue des papillons de José Luis Cerda est sorti en 2000. Le film se passe en Espagne en 1936. Voici l’argument du film selon un site Internet : « Dans un village de Galice, Moncho, un enfant de huit ans, va pour la première fois à l’école. (…) Il a peur car il a entendu dire que les maîtres battent les enfants. Le premier jour de classe, il s’enfuit, terrorisé, et passe la nuit dans la montagne. Don Gregorio en personne, son maître d’école, sera obligé d’aller le chercher chez lui. A partir de ce moment, l’apprentissage du savoir et de la vie commence pour le jeune écolier. » Il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle de Manuel Rivas.

2. Le Front national n’a jamais été à la tête de bandes armées. Seulement d’un service d’ordre musclé, ce qui, on l’admettra, est déjà trop, d’autant que plusieurs individus gravitant autour du FN ont été mêlé à des violences criminelles.

Comme l’écrivent Martine Aubry et Olivier Duhamel dans leur Petit dictionnaire pour lutter contre l’extrême droite à propos du « Marocain Brahim Bouarram, mort sous le pont du Carrousel lors de la manifestation du FN, le 1er mai 1995, à Paris » : « Le 12 mai, un jeune Rémois de 19 ans avoue l’avoir poussé dans la Seine ; il est inculpé avec deux autres jeunes de Reims. Les trois, sans être militants FN, sont allés à la manifestation dans les cars affrétés par le FN et sont des sympathisants du mouvement pétainiste l’Œuvre française. Le Pen aurait pu condamner ce crime raciste. Il préféra le légitimer en n’y voyant qu’un “incident”. » Aubry et Duhamel citent aussi le cas d’Ibrahim Ali « lycéen de 17 ans, d’origine comorienne, tué dans la nuit du 22 février 1995 à Marseille d’une balle tirée dans le dos par des colleurs d’affiche de Le Pen. Pour le chef du FN, “il s’agit d’un drame de l’autodéfense [...]. Je le considère comme une victime ainsi que ceux qui se trouvent impliqués dans cette affaire” ». Et enfin à propos d’Imed Bouhoud, « jeune Français d’origine tunisienne précipité par des skinheads dans un bassin du port du Havre, le 18 avril 1995 », ils écrivent : « Son corps sera retrouvé le 7 mai, Le Pen parle de “dérapage” et y voit une justification de son refus de “la folle politique d’immigration” »

On voit donc que le FN, s’il ne pratique pas directement l’assassinat de travailleurs immigrés, trouve toujours des circonstances atténuantes, voire des excuses en langage à peine codé, aux meurtriers. De là à penser que ce parti n’hésiterait pas à commanditer ce type d’actions dans une autre conjoncture politique, il n’y a qu’un pas, que nous franchissons sans hésitation.

3. En fait, au deuxième tour Le Pen a obtenu 17,79 % des voix soit 5,5 millions des voix sur 41 millions d’électeurs inscrits, 8,3 millions d’électeurs s’étant abstenus et 25,5 millions ayant voté pour Jacques Chirac.

4. Le Pen étant né en 1928, il avait 12 ans en 1940 et n’a donc guère été en mesure de « collaborer avec les nazis »… Par contre, il a toujours eu des amis pétainistes et collabos, du moins quand il a entamé une carrière politique dans le mouvement poujadiste, et les différents groupes qui ont abouti au Front national actuel ; et il a toujours minimisé les ravages causés par l’Occupation et l’existence du génocide commis contre les Juifs..

5. Sorti en 1963 et réalisé par Vojtech Jasny, voici comment le site dvdrama.com résume l’argument de ce film : « Des forains mystérieux vont de ville en ville pour démasquer les fourbes et aider les justes avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Un chat aux lunettes noires révèle la part secrète des habitants coincés dans leurs habits serrés et leurs conventions bêtasses. Dès qu’il ôte ses lunettes de star, le chat fait des ravages. Face à lui, la personne devient violette, si elle est menteuse ; grise, si elle est voleuse ; rouge, si elle est amoureuse ; jaune, si elle est infidèle. »

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Glossaire

Ce glossaire a été établi par nos soins et ne reflète donc pas forcément le point de vue politique de Jorge Altamira. Nous remercions pour son aide précieuse Marcelo N. qui a eu la gentillesse de revoir ce glossaire ainsi que la traduction, mais qui n’est pas responsable des appréciations politiques contenues dans ce glossaire.

Ni patrie ni frontières

1955 : coup d’Etat militaire qui renverse le deuxième gouvernement Peron (premier gouvernement : 1946-1952 ; deuxième : 1952-1955).

1966 : coup d’Etat militaire qui renverse le président Arturo Umberto Illia élu en 1964. Début d’une dictature qui durera sept ans, jusqu’en 1973, avant de voir la victoire électorale du péronisme (présidence Campora) puis le troisième gouvernement Peron, et son remplacement par sa femme (Maria Estela Martinez) après la mort du démagogue populiste en 1974.

24 mars 1976 : coup d’Etat organisé par le général Videla (armée de terre), l’amiral Massera (marine) et le brigadier général Agosti (armée de l’air) qui renverse la présidente Maria Estela Martinez de Peron. Le gouvernement suspend les garanties constitutionnelles, dissout les partis politiques et les syndicats et installe une machine répressive sanglante (30 000 « disparus »). La dictature militaire durera sept ans.

Alemann, Roberto (1924-) : Economiste et avocat, homme politique de droite. Fonctionnaire et ministre de l’Economie des différents gouvernements après 1955 et de la dictature militaire (1976-1983).

Alfonsin , Raul : président de l’Argentine (1983-1989). Dirigeant de la UCR – le Parti radical –, il fut le premier président élu en 1983 après la chute de la dictature militaire. Il provoque le jugement des Juntes militaires, qui condamne Videla, Massera et les autres membres à de lourdes peines de prison. Suite à des soulèvements militaires, Alfonsin fait approuver les lois du « Punto final » (point final) et de l’« Obediencia debida » (obéissance due). Obligé de démissionner quelques mois avant la fin de son mandat en raison de l’inflation galopante. Carlos Menem, avec lequel le péronisme revient au pouvoir national, lui succède.

Anibal Veron : travailleur assassiné le 10 novembre 2000 par un policier, au cours d’une manifestation. Il protestait contre les salaires impayés que lui devait l’entreprise de transport Atahualpa dont il avait été licencié.

Argentinazo : soulèvement populaire des 19 et 20 décembre 2001 à Buenos Aires et dans ses environs. Des dizaines de milliers d’habitants manifestent devant le palais présidentiel d’abord pour le départ du ministre de l’Economie (Domingo Cavallo) et contre l’état de siège, puis pour que le président (Fernando De la Rua) s’en aille. La répression fait 39 morts et plus de 2000 blessés. Après 10 jours de crise et plusieurs présidents intérimaires, le sénateur Duhalde prend la présidence, qu’il gardera jusqu’en 2003, année où Kirchner sera élu président. L’« argentinazo » a profondément marqué l’évolution politique et sociale du pays.

Baltroc, Beatriz (1953-) : députée de la ville autonome de Buenos Aires (2000-2008). Membre du Partido Justicialista (péroniste), puis de nombreuses formations « de gauche ». A la réputation d’être un « caméléon » politique.

Beliz, Gustavo (1962-) : Homme politique lié à l’Eglise et aux milieux catholiques, qui devient péroniste. Ministre de l’Intérieur (1992-1993) du premier gouvernement Menem. Elu député de la ville autonome de Buenos Aires en 1997. Candidat malchanceux au poste de chef de gouvernement de la ville de Buenos Aires en 2000. Ministre de la Justice du gouvernement Kirchner (2003-2004).

Bussi, Antonio Domingo (1926-) : Général de brigade qui gouverna la province de Tucuman pendant la dictature militaire (1976-1983), installant un vaste appareil répressif qui s’attaqua non seulement à la guérilla, mais aux dirigeants syndicaux, politiques et étudiants. Accusé de tortures, d’enlèvements et d’assassinats, il entame néanmoins une carrière politique grâce à la loi du « Punto Final » édictée par le président Alfonsin. Elu gouverneur de Tucuman en 1995, puis député. La Chambre refusa son élection et il fut ensuite emprisonné pour plusieurs centaines de crimes commis pendant la « guerre sale » (guerra sucia) qui se déroula sous la dictature.

Cavallo, Domingo (1946-) : Economiste. Nommé en 1982, président de la Banque centrale argentine durant la dictature militaire de 1976-1983. Député péroniste de Cordoba en 1987. Ministre des Affaires étrangères du gouvernement Menem en 1991, puis ministre de l’Economie en 1992-1997. Artisan du plan de convertibilité entre la monnaie argentine et le dollar. Ministre de l’Economie du président Fernando De la Rua. Prend des mesures extrêmement impopulaires comme la limitation (corralito) des retraits dans les banques et les caisses d’épargne, annoncée le 30 novembre 2001. La protestation des classes moyennes (cacerolazo) puis de l’ensemble de la population est telle qu’il est obligé de démissionner.

De la Rua, Fernando : Homme politique du parti radical. Sénateur et maire de la ville de Buenos Aires. Il est élu président de la république en 1999 ; il doit démissionner en décembre 2001 à cause de l’ »argentinazo ».

Ecole de mécanique de la marine de guerre : école de formation de sous-officiers, située à Buenos Aires, au bord du Río de la Plata. Fut pendant la dictature (1976-1983) la plus importante des prisons militaires clandestines. 5 000 détenus ont « disparu » après y avoir été torturés.

Escrache(s), « dénonciation publique surprise » : opération qui consiste littéralement à « démasquer », débusquer un tortionnaire ou un complice de la dictature en se déplaçant jusqu’à son domicile personnel pour faire connaître à tous ses voisins le « visage caché » de ce sinistre personnage. L’opération se déroule de façon bruyante, on peint des slogans sur les murs de son immeuble ou de sa maison, on diffuse la photo des personnes qu’il a torturées, enlevées ou contribué à faire « disparaître », on flèche le parcours jusqu’à son domicile, etc. Cette forme de protestation est apparue au début des années 90.

Galtieri Leopoldo (1926-2003) L’un des officiers argentins qui renversent la présidente María Estela Martínez de Perón en 1976. Désigné à la présidence de la Junte en 1981, Galtieri est le responsable de l’invasion des Malouines et de l’affrontement armé avec le Royaume uni en avril 1982. Il démissionne suite à la défaite militaire.

Ibarra, Anibal (1958-) : Avocat de centre gauche. Chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires (2000-2006). Destitué par le Parlement et poursuivi par la justice pour l’incompétence de ses services municipaux, suite à l’incendie d’une discothèque où périrent 194 jeunes.

Izquierda Unida : coalition politique créée en 1985 entre le Partido comunista et le Movimiento socialista de los trabajadores, d’orientation trotskyste. Après s’être présentée à différentes élections avec un certain succès, elle entre dans une période de décomposition et finit par disparaître dans la période récente.

Kosteki, Maximiliano : militant du mouvement piquetero, tué avec Darío Santillán par la police sur le pont Pueyrredon, à Buenos Aires, qu’il bloquait avec d’autres manifestants, le 26 juin 2002. Cette tuerie provoque une crise politique dans le gouvernement Duhalde et l’oblige à avancer la date des élections.

Leopoldo Moreau (1946-) : Journaliste, député et sénateur de l’Union Civica Radical.

Loi de l’obéissance due (« de Obedencia debida ») : loi complémentaire de la « loi du point final ». Déclarée inconstitutionnelle en juin 2005.

Loi du « Punto Final » (du point final) : promulguée le 24 décembre 1986, sous la présidence de Raul Alfonsin, elle bloqua toutes les procédures judiciaires entamées contre les auteurs d’emprisonnements illégaux, de tortures et d’assassinats qui avaient eu lieu durant la dictature militaire (1976-1983). Déclarée inconstitutionnelle en juin 2005.

Loi Saenz Peña : loi électorale adoptée par le Congrès de la Nation argentine le 10 février 1912 et instaurant le suffrage « universel », secret et obligatoire. Elle exclut les femmes (qui obtiennent le droit de vote en 1946) et les étrangers, très nombreux parmi la population et les ouvriers de Buenos Aires et d’autres villes. La loi Saenz Peña modifie le système électoral, basé sur le vote déclaratif, et politique, contrôlé par les partis conservateurs. Elle permet la victoire électorale de Yrigoyen et de la Unión Cívica Radical en 1916, qui abandonnent toute velléité « insurrectionaliste ».

Ongania, Juan Carlos (1914-1995) : Général et Commandant en chef de l’arméé de terre, il renverse le président Arturo Umberto Ilia en 1966 et prône une « révolution argentine » de type corporatiste et inspirée par le nationalisme catholique de droite. La rébellion populaire à Cordoba en mai 1969 l’oblige à démissionner et son régime entre alors en crise. Le dernier président de la « revolución argentina » est le général Lanusse, qui convoque des élections et facilite le retour du Parti péroniste au pouvoir.

Parlement de Buenos Aires : l’Argentine est une République fédérale de 40 millions d’habitants. Il existe 23 provinces et la « ville autonome » de Buenos Aires qui compte 3 millions d’habitants. La capitale dispose d’un statut spécial depuis 1994, y compris d’une Constitution, d’un gouvernement autonome et d’un Parlement (60 membres élus pour 4 ans).

Partido Obrero : les quatre principales organisations trotskystes argentines sont le Partido Obrero qui publie l’hebdomadaire Prensa Obrera, le PST, le MST et le MAS. Ces organisations ont beaucoup gagné en influence au cours des dix dernières années et surtout après l’« argentinazo ». Elles sont très actives dans le mouvement ouvrier, les piqueteros, les syndicats d’étudiants et participent aux élections dans tout le pays.

Patti, Luis Alberto : sous-commissaire de police et tortionnaire durant la dictature (1976-1983), soutient le président Menem (1989-1990), maire d’Escobar, puis élu député du Partido Unidad Federalista en 2005. Arrêté en novembre 2007.

Pérez, Carlos Andrés (1922- ) : Homme politique vénézuélien. Militant d’Acción Democrática, version locale de la social-démocratie. Elu président de la Répúblique (1974-79), il nationalise l’industrie sidérurgique et celle du pétrole. Réélu président (1989-94). En 1989 il ordonne de réprimer sauvagement la population de Caracas qui manifeste contre l’augmentation des prix de l’essence et des transports, répression qui occasionne des centaines de morts. L’événement est connu sous le nom de « caracazo ». En 1992, il doit faire face à deux coups d’Etat ratés (dont celui de Chavez).

Peron, Juan (1896-1974) : président de l’Argentine de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974. Entré très jeune dans une école militaire, il découvre l’idéologie fasciste et corporatiste lors de son séjour professionnel en Italie, ce qui influencera en partie son orientation politique. Participe au coup d’Etat militaire d’avril 1943 et exerce plusieurs responsabilités gouvernementales. Arrêté en octobre 1945, il est libéré suite à une manifestation de plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers. Le 17 octobre est considéré comme la date fondatrice du péronisme. Le péronisme se développe comme un courant populiste et populaire qui perdure encore aujourd’hui, même si, avec les années il s’est divisé en plusieurs fractions. A partir du gouvernement, Peron essaye d’organiser son mouvement en quatre « branches » : le Parti justicialiste, les syndicats organisés dans la CGT, les organisations de femmes et les Jeunesses péronistes. Le mouvement péroniste voulait encadrer toute la société au service d’un projet nationaliste, qui prétendait dessiner une « troisième voie » entre le capitalisme et le « communisme ». En 1955, Peron est destitué par un coup d’Etat militaire (la « revolución libertadora »), et part en exil, jusqu’en 1973.

Piqueteros : organisations de chômeurs, qui bloquent les routes ou les ponts pour faire entendre leurs revendications. Ce mouvement a été très actif pendant les années qui ont précédé l’« argentinazo » et après. Le Partido Obrero et le Parti Communiste Révolutionnaire (maoïste) sont au début les principales forces politiques qui structurent le mouvement. Ils coexistent avec des tendances autonomistes.

Puente Corrientes-Chaco : pont où se déroula un massacre le 17 décembre 1999 au bout de trois jours de manifestations des étudiants, fonctionnaires et habitants de la ville de Corrientes. Ce jour-là, la gendarmerie tua deux jeunes (Francisco Escobar et Mauro Ojeda) et blessa 30 personnes.

Puente Pueyrredon : pont entre Buenos Aires et sa banlieue sud, souvent bloqué par des manifestations de « piqueteros ». C’est le 26 juin 2002 que la police tira sur la foule, blessant 15 personnes et tuant Dario Santillan et Maximiliano Kosteki.

Rico, Aldo : ce colonel tortionnaire participe au premier soulèvement militaire en 1987 contre le président Raul Alfonsin pour exiger le blanchissement des crimes des forces armées pendant la dictature. Il fait une carrière politique, fonde le MODEM et devient ministre et maire dans la province de Buenos Aires.

Ripoll, Vilma (1954-) : Infirmière et dirigeante du Movimiento socialista de los trabajadores, trotskyste. Obligée de partir en Colombie en 1977. Participe à la fondation du syndicat unique des travailleurs de la Santé en Colombie. Entre 1989 et 1999 militante syndicale en Argentine. Députée de la ville de Buenos Aires en 2000 et 2003. Candidate aux présidentielles de 2007 (elle obtient 0,76 % des voix).

Rodriguez, Teresa : jeune femme assassinée le 12 avril 1997. Elle participait à une manifestation de « piqueteros » qui bloquait un pont. Elle fut touchée par une balle lorsque la police tira sur la foule.

Santillan, Darío : tué par la police sur le Puente Pueyrredon, avec Maximiano Kosteki.

Telerman, Jorge (1955-) : Journaliste et homme politique péroniste. Ambassadeur à Cuba. Soutient Duhalde durant les élections présidentielles de 1999. Chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires (2006-2007) après l’inculpation de son prédécesseur Ibarra.

UCD (Union del Centro Democratico) : parti de droite fondé après la « revolución libertadora », à la fin des années 50, il a un poids électoral seulement à Buenos Aires. Lié aux banques et aux entreprises du grand capital. Très antipéroniste à l’origine, il finit par participer au gouvernement de Carlos Menem.

Videla, Jorge Rafael (1925-) : général de brigade, puis chef d’Etat-major de l’armée en 1975. Dirige avec Massera et Agosti le coup d’Etat du 24 mars 1976 qui renverse la présidente Maria Estela Martinez de Peron. Exerce la présidence entre 1976 et 1981. Jugé et condamné à la prison à vie et déchu de son grade pour les crimes commis sous la dictature. Le président Menem décide de le grâcier (indulto) lui et les autres militaires condamnés. Il est à nouveau en prison depuis 2005.

Yrigoyen, Hipolito (1852-1933) : participe aux insurrections civico-militaires de 1890, 1893 et 1905. L’un des fondateurs de l’Union Civica et de l’Union Civica Radical (cette dernière fait partie de l’Internationale socialiste depuis 1996). Président en 1916-1922 et 1928-1930. Il est renversé par un coup d’Etat. Plusieurs tendances politiques se réclament de son héritage. Les nationalistes et péronistes de gauches essayent d’établir une continuité Yrigoyen-Perón. Son gouvernement fut le premier gouvernement populaire en Argentine mais aussi celui des massacres d’ouvriers durant la « Semaine tragique », en janvier 1919 à Buenos Aires et lors de la révolte de la Patagonie, en 1921 dans l’extrême sud du pays.

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Le Meilleur…et le Pire (commentaire de Ni patrie ni frontières)

Le discours de Jorge Altamira est intéressant à la fois pour ses qualités et ses défauts :

Il s’agit d’un discours politique « à l’ancienne », comme les socialistes en faisaient encore au XIXe siècle, quand ils prétendaient porter la bonne parole révolutionnaire au Parlement, cœur du système de domination politique de la bourgeoisie ; le lecteur pourra le comparer avec les propos des (ex) députés de LO et de la LCR au Parlement européen ou avec ceux que tiennent les conseillers municipaux ou régionaux de ces organisations, du moins d’après les rares échos qu’en fournissent les médias mais aussi Rouge et Lutte ouvrière ; il témoigne d’une vieille tradition du mouvement ouvrier, en voie de disparition, mais importante à rappeler ;

Ce discours est aussi une curiosité politique parce qu’il repose – en partie – sur un paradoxe (apparent) puisqu’un député trotskyste du Parlement de Buenos Aires s’oppose à l’invalidation de l’élection d’une « confrère » d’extrême droite. Le plus surprenant est que son argumentation est, sur certains points, convaincante…pour peu qu’on ait l’envie (selon nous suicidaire dans les conditions actuelles) de se retrouver à sa place dans le ventre de la Bête municipale ou parlementaire !

L’opposition qu’établit Jorge Altamira entre « justice sociale » et « démocratie » est un argument classique et assez juste. Cependant, il a ses limites, surtout dans le camp des défenseurs du Parti bolchevik.

En effet, la « justice sociale » est un concept à géométrie variable chez les léninistes ou les trotskystes : on sait par exemple quels privilèges matériels s’accordèrent dès 1918 les dirigeants bolcheviks à eux-mêmes et aux cadres de leur Parti (à ce sujet on lira avec profit Le Mythe Bolchevik d’Alexandre Berkman). On doit aussi se rappeler avec quels arguments ils justifièrent la Terreur exercée contre les paysans et les ouvriers qui leur résistaient, comme le rappelent Oskar Anweiler dans Les Soviets en Russie, 1905-1921 (Gallimard 1972) ou Maurice Brinton dans Les bolcheviks et le contrôle ouvrier, 1917-1921 (revue Autogestion, 1973). Ou encore comment ils défendirent la nécessité de maintenir la hiérarchie des salaires ou les avantages accordés aux cadres et aux directeurs d’usines qui acceptaient de ne pas saboter la production et de soutenir le nouveau pouvoir.

Comme le dit Altamira lui-même, lorsqu’il expose la méthode de pensée des révolutionnaires face à la pensée « bourgeoise formelle », tout dépend de « considérations historiques, sociales et humaines »…. La notion de « justice sociale » n’est donc pas un impératif absolu, même chez les critiques les plus radicaux de la démocratie parlementaire. Et cela les amène à avancer d’étranges et dangereuses justifications de leurs actions politiques. C’est ainsi qu’on pouvait, lire en août 1919 dans Krasnyi Metch (Le Glaive Rouge), le journal de la Tcheka (la police politique bolchevik) de Kiev : « Nous rejetons les vieux systèmes de moralité et d’ “humanité“ inventés par la bourgeoisie dans le but d’opprimer et d’exploiter les classes inférieures. Notre moralité n’a pas de précédent, notre humanité est absolue car elle repose sur un nouvel idéal : détruire toute forme d’oppression et de violence. Pour nous, tout est permis car nous sommes les premiers au monde à lever l’épée non pas pour opprimer et réduire en esclavage, mais pour libérer l’humanité de ses chaînes… »

Si « tout est permis » et si « l’humanité » des révolutionnaires est « absolue », alors leurs adversaires sont du côté de « l’inhumanité » (ce que Lénine appelle des « déchets de l’humanité » dans « Comment organiser l’émulation », 6-9 janvier 1918), et il est effectivement inutile de discuter à propos de la différence entre justice (sociale ou prolétarienne) et démocratie (bourgeoise).

Et l’on s’interdit ainsi de réfléchir à d’autres formes de démocratie que la démocratie parlementaire (la démocratie des conseils ouvriers, par exemple) et d’autres formes de droit que le droit bourgeois (sur ce terrain, tout reste à inventer, l’expérience lénino-stalinienne ayant été catastrophique).

Mais, le Partido Obrero (qui se réclame inconditionnellement du bolchevisme) n’est pas au pouvoir en Argentine, il peut encore évoluer politiquement dans une direction plus originale. Ne désespérons pas. Et reconnaissons que Jorge Altamira prend ici la peine d’exposer de façon vivante et concrète son point de vue, même quand il l’illustre par des exemples aberrants (cf. son soutien au coup d’Etat de Chavez en 1992 sous prétexte qu’il aurait été populaire, ou à la dictature de Castro, sous prétexte que ce régime serait opposé à l’impérialisme américain) ;

- ce texte repose sur un mythe (sous-jacent) qui n’a jamais été très populaire, du moins à gauche en Europe : l’idée d’un pacte entre le peuple et l’armée, d’une union civico-militaire (cf. l’article d’Humberto Decarli : « Le mythe démocratique des Forces armées vénézuéliennes » dans ce même numéro). C’est seulement si l’on a cet aspect en tête que l’on peut comprendre les allusions positives à Yrigoyen ou à Peron, et la position de Jorge Altamira sur la guerre des Malouines. Pour comprendre sa position, on peut rappeler en Europe le cas du MFA (Mouvement des Forces armées) qui renversa le régime caetano-salazariste, et à l’occasion duquel on vit toute une partie de l’extrême gauche entretenir des illusions sur une mythique « aile gauche » du MFA. Et on retrouve la même cécité politique à propos du colonel de parachutistes Hugo Chavez et du soutien à ce démagogue par de nombreux groupes trotskystes européens au nom d’une fantasmatique « révolution bolivarienne ».

Enfin, ce discours illustre parfaitement les conséquences désastreuses des raisonnements binaires du type, « T’es pour Bush, ou t’es pour Chavez ? », ou « T’es pour Olmert, ou t’es pour Nasrallah ? », voire, en France, « T’es pour Chirac, ou t’es pour Le Pen ? » en 2002, ou « T’es pour Sarko ou pour Ségo » en 2007. Dans ce mode de pensée, pâle reflet de la Realpolitik bourgeoise, il n’y a jamais de place pour une troisième position, qui tienne compte des intérêts des travailleurs, de façon autonome par rapport aux puissances étatiques ou aux mouvements qui visent à gérer l’Etat.

À l’extrême gauche, voire chez les anarchistes, il y a malheureusement toujours eu des militants qui ont choisi, par cynisme, par tactique ou même par conviction, de s’aligner sur tel ou tel régime (ou politicien) bourgeois au nom de l’ « anti-impérialisme » ou de la défense d’une « nation faible opprimée », en oubliant tous leurs principes.

C’est ce qui amène Jorge Altamira à voir dans Chavez, Castro et même dans Peron, mais aussi dans un hommage national unanime (toutes classes et tous partis confondus) aux soldats argentins morts pendant la guerre des Malouines une expression (« déformée » sans doute ?) de la « volonté du peuple » !

On touche là du doigt ce qui arrive quand on prétend faire du parlementarisme ou du municipalisme « révolutionnaire » ou « alternatif ». Il est difficile de ne pas résister à la pression ambiante, ici en l’occurrence à celle du nationalisme sous sa forme péroniste, ou de l’anti-« yanquisme » qui fait le jeu des politiciens démagogues et populistes locaux, sans jamais menacer ni le Capital ni l’Etat en quoi que ce soit.

Le plus grave est ce que ce type de positions dévoile : l’extrême faiblesse numérique et politique de petits groupes révolutionnaires qui n’arrivent pas à peser sur la réalité sociale et essaient d’obtenir de l’oxygène politique à n’importe quel prix, mais surtout une incapacité à accorder, en fait, le moindre rôle « historique » aux travailleurs et aux opprimés, qu’ils réduisent à de la simple chair à canon pour « nationalistes de gauche ».

Le tout, bien sûr, présenté sous une phraséologie radicale et « marxiste ».

Y.C.

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Réponse de Marcelo N.

D’abord deux remarques générales.

Dans ta contribution, tu développes une critique, une analyse de la relation entre les bolcheviks et le pouvoir. Certes, la question du pouvoir est abordée dans le discours de Jorge Altamira, mais tu en profites pour avancer des critiques des bolcheviques et tu défends une prétendue continuité entre le léninisme et le stalinisme. C’est un classique mais ce n’est pas une façon très politique de discuter. Dans le cadre de la réflexion générale sur l’Etat bourgeois que mène Altamira et de sa critique de sa nature répressive, réintroduire la discussion sur la prétendue continuité entre stalinisme et léninisme est une façon d’ignorer l’importance politique du discours et de souligner les thèmes importants pour toi. Cette polémique n’a pas sa place ici.

Deuxième remarque générale. Tu évoques « l’extrême faiblesse numérique et politique des petits groupes révolutionnaires » comme source d’explication de certaines positions. Ce n’est pas une manière de polémiquer et ton commentaire ignore la réalité de la lutte de classes en Argentine. Au cours des dernières années, aucun mouvement social et politique d’important n’a eu lieu dans ce pays sans l’intervention, la participation et l’influence – je ne dis pas la direction – du Partido Obrero. Il faut toujours prendre la lutte de classes comme référence.

Et maintenant je voudrais parler de tes critiques sur le nationalisme, sur Chavez, le péronisme et les Malouines.

Tu dis que le discours d’Altamira repose « sur un mythe sous-jacent qui n’a jamais été très populaire en Europe, un pacte entre le peuple et l’armée », et sur l’idée d’une union civico-militaire et ensuite tu dis qu’il y a derrière cela la question du nationalisme.

Ta critique ne me semble pas bien ciblée, pour ne pas dire à côté de la plaque. Il n’y a dans le discours aucune défense d’un pacte civico-militaire, qui fait plutôt partie du patrimoine de la prétendue gauche péroniste. Par contre, le problème du nationalisme est un vrai problème.

Ta façon d’aborder le pacte civico-militaire et le nationalisme est typique d’une approche qui ignore que le capitalisme, la lutte de classes, les affrontements politiques, prennent des formes concrètes, pour exprimer leur nature. Altamira explique dans son discours que les mouvements les plus importants dans le pays n’ont pas nécessairement respecté les formes constitutionnelles. L’histoire du pays et des luttes populaires ne s’organise pas autour de la démocratie. Pourquoi évoquer cette approche ? Parce que dans le débat après 1989, après le prétendu « retour à la démocratie », il y a eu à l’intérieur de la gauche toute une discussion avec ceux qui disaient, y compris Vilma Ripoll, que la démocratie était une vraie étape historique. Pour ces gens-là, la démocratie n’est pas seulement une forme politique de la domination du capital. Elle correspond selon eux à une étape historique. Ils veulent donc la défendre en tant que telle, comme système. Au lieu de parler du système social et de l’exploitation, ils parlent d’une forme politique. D’une certaine manière, cela correspond au schéma théorique de la révolution par étapes et il s’agit d’empêcher toute intervention indépendante de la classe ouvrière et des masses. Il faut une grande lucidité et du courage politique, pour aborder la question de la démocratie de cette manière, à cet endroit et à ce moment.

Maintenant, abordons la question du nationalisme. Comme tu le sais, les conflits dans la société ne se déroulent pas entre le Travail et le Capital en tant que catégories, abstraites et la lutte contre l’exploitation capitaliste n’est pas toujours directe. L’expérience nous a montré, et c’est en tout cas valable dans un pays comme l’Argentine, que le conflit autour de la domination impérialiste (quel que soit le contenu que l’on donne à ce concept) est une composante décisive pour comprendre le développement historique, parce que le capital existe sur des formes précises dans son développement mondial. La domination impérialiste génère des contradictions, des conflits entre les classes et aussi entre les pays impérialistes et les pays dominés. Il faut les caractériser, et si nécessaire prendre parti.

Nous, marxistes, défenseurs du socialisme et des intérêts historiques de la classe ouvrière, nous ne sommes pas comptables du déclenchement de ce type de conflits et nous essayons de représenter, en quelque sorte, le futur de ce mouvement. Nous essayons d’être l’expression d’un programme qui exprime l’horizon historique. Nous ne sommes pas comptables non plus, en dernière analyse, de l’attitude de la classe ouvrière. Nous disons ce que nous pensons, nous essayons d’intervenir, nous essayons de représenter un mouvement historique et on peut le faire seulement si on intervient dans les manifestations de la lutte entre les classes. Autre chose est de proclamer la lutte pour le socialisme, de se croire le porteur d’une vérité universelle et de tomber dans le messianisme.

Le discours d’Altamira n’est pas un appui à Chavez. Dans la crise de 1992, le Partido Obrero ne défendait pas le gouvernement de Carlos Andres Perez contre Chavez au nom de la défense de la démocratie contre un coup d’Etat ; le PO était contre le gouvernement, sa politique, sa soumission à l’impérialisme. Nous ne pouvons pas être pour une politique de coups d’Etat parce que notre principe d’activité est l’intervention des masses, mais nous ne « condamnons » pas l’action de Chavez au nom de la démocratie. La preuve en est que le Partido Obrero n’appuie pas Chavez aujourd’hui, quand ce dernier parle du « socialisme du XXIe siècle ». Une fois de plus, il faut souligner le courage et la lucidité du Partido Obrero qui n’a pas hurlé contre Chavez en 1992 au nom de la démocratie et n’a pas appuyé Chavez en 2007 au nom du socialisme. C’est un acquis politique énorme du Partido Obrero.

La même chose sur les Malouines. Il y a eu un conflit militaire. Nous étions pour la défaite de l’Angleterre et pour la victoire de l’Argentine, sans aucun accord avec la dictature, y compris dans sa politique sur les Malouines, et sans conditions. De même que dans le conflit en Irak, nous prenons parti pour la défaite de Bush, de la démocratie américaine contre une dictature.

Ce problème est un problème important en Amérique latine et partout dans le monde. Je pense que s’il y a un point sur lequel le Partido Obrero n’a pas de leçons à recevoir c’est sur l’autonomie par rapport au nationalisme, sur sa critique pratique du péronisme. Pour les mêmes raisons, ses militants interviennent dans tous les combats contre l’impérialisme et dans la domination du capital.

Finalement, il me semble que le discours d’Altamira est important aussi en ce qui concerne le sens de la démocratie et de l’intervention au Parlement. En plus de l’utilisation de la tribune parlementaire pour développer des idées politiques, aspect que tu soulignes dans ton texte, il y a une idée essentielle : on n’appuie pas l’expulsion de quelqu’un du Parlement bourgeois même si ces opinions sont d’extrême droite. Tout renforcement de l’appareil d’Etat, tout développement de l’appareil répressif va se retourner inévitablement contre la classe ouvrière. Par contre, on utilise le Parlement pour essayer d’articuler l’intervention politique et les luttes de tous les jours. Le Parlement n’est pas simplement un lieu pour « parler » des luttes et dénoncer le capitalisme ; on peut y contribuer à donner une forme politique aux combats immédiats.

Marcelo N. ancien militant du Partido Obrero,

aujourd’hui actif en France

(Ce texte est la transcription d’une interview réalisée le 18/2/2008)

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