par Samuel Farber
Cet article est paru dans la revue américaine New Politics en été 1998. Il recense trois ouvrages dont deux (ceux de J.G. Castañeda et P.I. Taibo) ont été traduits en français. Les numéros de pages indiqués en notes ou entre parenthèses renvoient aux éditions anglaises et les citations ont été traduites par nos soins. Bien que cet article date d’il y a dix ans, il soulignait déjà un phénomène (la guévaromanie) qui continue à sévir aujourd’hui. Samuel Farber est né à Cuba et vit désormais aux Etats-Unis.
Il a publié plusieurs livres : Révolution and Reaction in Cuba (1933-1960) ; The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered (Envisioning Cuba) ; Before Stalinism : Rise and Fall of Soviet Democracy ; Social Decay and Transformation, A view from the Left, ainsi que de nombreux articles dont l’un (sur le racisme à Cuba) a été partiellement traduit dans le numéro 21-22 de notre revue. (Ni patrie ni frontières)
I
TRENTE ANS APRES SON EXECUTION SOMMAIRE PAR L’ARMEE BOLIVIENNE, exécution dont la CIA fut complice, Che Guevara attire une fois de plus l’attention de l’opinion publique. Son image a été reproduite à d’innombrables reprises par une étrange combinaison d’individus et d’institutions : du président de droite de l’Argentine, Carlos Menem, qui a fait éditer un timbre commémoratif avec la collaboration du gouvernement cubain, aux agences de publicité qui vendent des marchandises dernier cri aux jeunes cadres dynamiques. Cette situation a poussé un dessinateur du quotidien mexicain de gauche La Jornada à représenter le Che avec un béret orné du logo de Nike. Cette résurrection du Che a été accompagnée (et est en partie provoquée) par la publication d’un certain nombre de livres largement recensés dans les journaux et revues, politiques et intellectuels.
Mystifié et mythifié depuis qu’il a été exécuté, le Che est devenu une source d’inspiration politique pour beaucoup de gens qui n’ont qu’une notion très vague de ses activités et idées politiques. Dans cette perspective, mon article vise à reconstruire un portrait politique de Che Guevara, en puisant dans les documents inestimables fournis par trois ouvrages(1). Je m’appuierai principalement sur le livre de Jorge G. Castañeda, qui est le plus astucieux politiquement et peut-être celui dont on a le plus parlé, mais je ferai aussi référence occasionnellement aux biographies de J.L. Anderson et de Paco Ignacio Taibo II.
Jorge G. Castañeda est un auteur mexicain célèbre qui entretient des liens étroits avec l’élite politique de son pays (son père, récemment décédé, fut ministre des Affaires étrangères). Ancien communiste de tendance althussérienne(2), il est récemment devenu célèbre en raison de son soutien à un programme politique social-démocrate pour l’Amérique latine et son rejet concomitant d’une solution révolutionnaire pour le continent sud-américain. Son livre, cependant, ne peut être considéré comme totalement hostile au Che. Quant à ceux qui affirment que Castañeda accuse Fidel Castro d’avoir abandonné Guevara afin qu’il meure en Bolivie, l’auteur se montre en fait beaucoup plus prudent. Il propose cette piste comme une hypothèse et, tout en n’écartant pas cette possibilité, il expose en détail les fortes pressions qu’ont exercées les Soviétiques sur Castro, pressions qui ont alors limité la liberté d’action de Fidel.
Les critiques de Castañeda sont principalement dirigées contre les aspects révolutionnaires de la personnalité du Che. Ainsi, dans le prologue de son livre, il souligne son « refus éternel de l’ambivalence » et la tendance, chez les jeunes des années 1960, génération à laquelle il a appartenu, à prôner « un rejet total des contradictions de la vie », et à s’interdire, par principe, « tous sentiments contradictoires, désirs conflictuels ou objectifs politiques mutuellement incompatibles », dans une époque qui était « dépeinte uniquement en noir et blanc ». Ces positions et cette critique sous-jacentes n’aident pas le lecteur non averti à distinguer entre, d’une part, les critiques généralement justifiées que formule Castañeda contre la guérilla en tant que stratégie révolutionnaire et contre ses applications spécifiques au Congo et en Bolivie, et, d’autre part, la politique et la stratégie révolutionnaires marxistes. Le lecteur est ainsi incité à considérer, au moins par défaut, que la réforme (et non la révolution) serait la seule solution alternative viable et sensée.
II
ERNESTO GUEVARA DE LA SERNA EST NE EN 1928 EN ARGENTINE, qui, à l’époque, était non seulement la nation la plus prospère d’Amérique latine mais aussi l’un des pays les plus riches au monde. Mais sa famille, qui appartenait à l’élite, connut aussi des difficultés financières en raison des faillites commerciales du père de Guevara. Si le Che assimila certainement les valeurs de gauche d’un couple fortement affecté par la Guerre civile espagnole, il ne se distingua par aucune activité politique particulière avant d’avoir atteint environ 25 ans. C’était plus un jeune bohème qu’un révolutionnaire mais, phénomène beaucoup plus répandu à l’époque, dans l’ambiance relativement prospère et européenne de l’Argentine, que dans la plupart des autres pays latino-américains, y compris Cuba. Guevara n’abandonna pas entièrement cet esprit bohème quand il se politisa pendant qu’il parcourait l’Amérique latine dans les années 1950. Des traces significatives de cette période bohème subsisteront et elles influenceront son évolution politique ultérieure.
Lorsqu’il quitta le Guatemala, en 1954, au lendemain du renversement du gouvernement constitutionnel de Jacobo Arbenz, renversement orchestré par l’impérialisme américain, Guevara était un individu complètement politisé qui défendait une conception stalinienne du monde. Et ce, dans ses deux dimensions :
au sens général, puisqu’il était devenu un fervent défenseur du modèle politique, représenté par l’URSS, d’un Etat répressif dominé par un parti unique, possédant et dirigeant l’économie sans que le peuple exerce le moindre contrôle démocratique, sans syndicats indépendants, sans la moindre liberté pour les ouvriers ou les citoyens,
mais aussi au sens littéral puisque le Che éprouvait la plus grande admiration pour Joseph Staline.
Ainsi, avant même son expérience guatémaltèque, quand Guevara parcourut le Costa Rica et qu’il put observer de près le pouvoir impressionnant et effrayant de la multinationale américaine United Fruit, il écrivit à sa tante Beatriz qu’il avait juré « devant une image de notre cher vieux et regretté camarade Staline [qu’il n’aurait] pas de repos avant d’assister à l’anéantissement de ces pieuvres capitalistes ». Il signa « Staline II » une autre lettre qu’il envoya à cette même tante (J.G. Castañeda, p. 62 ; J.L. Anderson, p. 167). Mais il est plus important de souligner que, lorsque Guevara visita l’URSS en novembre 1960, en tant que l’un des chefs les plus importants de la révolution cubaine, il insista pour déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Staline, malgré l’avis contraire de l’ambassadeur cubain en URSS (J.G. Castañeda, p. 181). Soulignons que ce geste eut lieu quatre ans après que Krouchtchev eut révélé les crimes de Staline.
La plupart des gens de gauche ou d’extrême gauche associent le stalinisme à la période du Front populaire. Or, le stalinisme de Guevara était d’un autre type, beaucoup plus proche de la politique agressive, collectivisatrice, du régime stalinien à la fin des années 1920 et au début des années 1930.
Il est révélateur que Guevara ait fortement critiqué Lénine pour avoir introduit certains éléments de la concurrence capitaliste en URSS dans les années 1920 (la fameuse NEP, nouvelle politique économique) (J.L. Anderson, p. 697). Le collectivisme de Guevara était donc du stalinisme pur et dur. En mars 1960, il déclara : « on doit constamment penser au nom des masses et non pas au nom des individus (...) il est criminel de penser aux individus parce que leurs besoins ne sont que peu de chose auprès de ceux des masses ». En août 1964, Che affirma : l’individu « se réjouit de se sentir l’un des rouages de la roue, un rouage qui a ses propres caractéristiques et est nécessaire mais pas indispensable, au processus de production, un rouage conscient, qui a son propre moteur, et qui essaye consciemment de pousser de plus en plus fortement vers une conclusion heureuse, l’une des prémisses de la construction du socialisme – la création d’une quantité de biens de consommation suffisante pour l’ensemble de la population ». (J.L. Anderson, 470, 605) Les critères de Guevara concernant cette « quantité de biens de consommation suffisante pour l’ensemble de la population » étaient particulièrement ascétiques, conformément aux normes qu’il s’imposait à lui et sa famille. Ceci était, à son tour, lié à son puritanisme dont les effets se vérifieront – et seront même remis en cause – avant l’établissement d’un régime de parti unique à Cuba.
Ainsi, pendant la lutte armée contre Batista, le Che essaya de réglementer les relations sexuelles entre les hommes et les femmes de sa colonne, jusqu’à ce qu’il soit forcé de reconsidérer sa position. De même, quand ses troupes occupèrent la ville de Sancti Spiritus au centre de l’île de Cuba, vers la fin de l’année 1958, il essaya d’interdire l’alcool et la loterie, mais il dut y renoncer face à la résistance des habitants de cette ville (J.G. Castañeda, p. 132). Il avait une conception spartiate de la vie en collectivité ; il souhaitait une société égalitaire dirigée par les révolutionnaires dévoués et désintéressés à la tête d’un Parti-Etat ne laissant aucune place à la démocratie, à l’individualité ou à l’abondance matérielle. Cela explique pourquoi la notion de stimulants moraux joua un rôle si essentiel dans sa vision sociale et politique. Le dévouement, le sacrifice et l’altruisme collectifs constituaient les trois piliers de sa politique face à une société d’individus politiquement conscients, à l’esprit indépendant, rationnel, qui auraient souhaité élaborer des objectifs et des programmes collectifs à travers des discussions et des votes démocratiques ; c’est-à-dire, qui auraient voulu s’appuyer sur le pouvoir d’une majorité qui accorde et garantisse des droits à la minorité.
L’ascétisme personnel et politique de Guevara l’a nécessairement conduit à se montrer indifférent face aux besoins matériels et aux préoccupations des couches populaires, voire à mépriser ces besoins. Quand il critiqua vivement ce qu’il appela « l’embourgeoisement » du bloc soviétique après la mort de Staline, il ne se demanda pas une seconde si les changements politiques et économiques décidés par Krouchtchev et ses homologues est-européens avaient amélioré la vie quotidienne des masses derrière le rideau de fer, précisément parce que ces régimes étaient désormais obligés de produire et distribuer davantage de biens de consommation que son héros Staline. La biographie de Paco Ignacio Taibo II indique que Guevara a été très influencé par les idées de Gandhi avant qu’il n’adopte la version stalinienne du marxisme.
Cette information est très significative et attire notre attention sur les affinités électives entre le gandhisme et l’esprit bohème du jeune Guevara, idéologies qui toutes deux méprisent le confort et les progrès « bourgeois » de la civilisation moderne, et sa version particulière d’un stalinisme ascétique qu’il soutiendra et développera lui-même plus tard. Le stalinisme de Guevara se caractérisait aussi par un solide volontarisme, ce qui le rapprochait de la variété maoïste du stalinisme. Les analyses du marxisme classique sont traversées par une tension permanente entre le rôle des facteurs objectifs et subjectifs dans le développement historique, comme l’exprime la célèbre formule que l’on trouve dans Le 18-Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. »
Cette tension entre facteurs objectifs et subjectifs chez Marx a été plus tard abandonnée par de nombreuses tendances qui se prétendaient marxistes. Par exemple, la social-démocratie allemande élabora un objectivisme mécaniste qui réduisait au minimum le rôle de l’élément actif-subjectif dans l’histoire.
À un autre bout de l’échiquier politique, le maoïsme et le guévarisme se sont distingués par un volontarisme extrême qui ignorait complètement la réalité objective.
C’est ainsi que le programme économique de Guevara pour Cuba prônait une planification fortement centralisée éliminant tous les mécanismes du marché. Sa politique reposait principalement sur des stimulants moraux, et ignorait toute notion de contrôle ouvrier (pratique bien différente d’une participation des travailleurs contrôlée par en haut). Guevara ne tenait pas compte des caractéristiques spécifiques de l’économie cubaine ; bien que relativement avancée par rapport au reste de l’Amérique latine, elle était encore très éloignée d’une économie industrielle entièrement développée.
L’existence d’un petit commerce important n’était pas, en dernière analyse, une question relevant d’un choix volontariste de la politique gouvernementale. Au contraire, l’activité du marché reflétait la réalité matérielle, c’est-à-dire la prépondérance d’une petite production marchande, un retard dans le développement et l’organisation collective des moyens de production et des moyens de distribution. Selon Marx et Engels, l’abolition du marché comme régulateur principal de l’activité économique aurait lieu dans le contexte d’un système reposant sur un réseau étendu d’usines où la production serait déjà organisée sur une base sociale plutôt qu’individuelle.
Le puissant volontarisme de Guevara s’exprima également quand il présenta la guérilla comme l’unique stratégie révolutionnaire pour l’Amérique latine. Il est intéressant de noter que ses premières formulations de sa théorie de la guérilla mettaient en garde contre une lutte armée dans les pays latino-américains dirigés par des gouvernements constitutionnels élus. Cela venait certainement du fait qu’à Cuba les guérilleros avaient triomphé, dans une large mesure, parce qu’ils s’étaient opposés à un gouvernement illégitime issu d’un coup d’Etat militaire effectué peu avant une élection générale que Batista aurait certainement perdue. Plus tard, le Che abandonna cette limitation initiale quand il déclara que les conditions étaient également mûres pour la guerre de guérilla dans toute l’Amérique latine. En défendant cette position, il se montra à nouveau incapable d’identifier des textures politiques spécifiques et des conjonctures historiques. Et ce fut évident dès le début, à Cuba pendant la période de la lutte armée contre la dictature de Batista. Il ne pouvait pas comprendre, par exemple, la tactique très efficace de Castro qui consistait à faire des prisonniers puis à les renvoyer (sans leurs armes) à l’ennemi (J.G. Castañeda, p. 103), et il combattit cette position. Pourtant cette tactique était très sensée face une armée de mercenaires et de soldats démoralisés, privés de tout appui social ou politique significatif dans la population.
Guevara commit une erreur politique encore plus frappante et grave en proposant que les rebelles dévalisent les banques pour financer leurs opérations. Quand la direction urbaine du Mouvement du 26 juillet s’y opposa, Guevara l’interpréta comme un symptôme de leur conservatisme social. (J.G. Castañeda, p. 129 ; J.L. Anderson, p. 347). Apparemment le Che ignorait, tout comme d’ailleurs ses biographes, que, vers la fin des années 1940, c’est-àdire un peu moins de dix ans plus tôt, Cuba était passée par une période de gangstérisme politique : beaucoup de révolutionnaires étaient devenus des voyous qui menaient des activités violentes, y compris des braquages de banques. Si les révolutionnaires des années 1950 s’étaient de nouveau engagés dans de telles activités, cela aurait fait aussitôt resurgir les mauvais souvenirs de la période antérieure et aurait eu des effets extrêmement néfastes, en particulier parce que Fidel Castro lui-même avait été associé à ces groupes quand il était étudiant. Et cela aurait permis à la presse contrôlée par Batista d’affirmer que les révolutionnaires voulaient seulement revenir à la sombre période du gangstérisme politique.
III
PENDANT LES ANNEES 1950, GUEVARA PARTAGEAIT LA MEME VISION DU MONDE QUE LES PARTIS COMMUNISTES LATINO-AMERICAINS favorables à Moscou mais il n’a jamais adhéré à un PC. Guevara n’appréciait pas la stratégie du Front populaire ni les manœuvres politiques tordues qu’elle impliquait. Etant donné son indépendance d’esprit, il n’était pas le genre d’homme à accepter d’être réduit à un simple rouage de l’appareil bureaucratique d’un parti. Cependant, comme nous le verrons, Guevara se rapprocha des vieux communistes cubains (du Parti socialiste populaire) lorsqu’il changea de ligne politique et décida de soutenir les guérilleros dans la Sierra Maestra en 1957. Cette proximité avec les communistes (et indirectement avec Moscou) dura pendant les premières années décisives de la révolution.
Aucun sujet n’a été l’objet de plus grandes déformations et dissimulations que la rupture de Guevara avec l’URSS au milieu des années 1960. Le premier signe de son mécontentement vis-à-vis de l’URSS se manifesta pendant sa visite, précédemment citée, à ce pays en novembre 1960. Si elle ne diminua pas son admiration globale pour le système soviétique, il fut troublé par les inégalités, qu’il observa à Moscou, entre le niveau de vie des dirigeants du pays et celui du reste de la population. Malgré cela, il rejeta les remarques critiques de certains responsables cubains qui avaient également visité l’URSS et l’Europe de l’Est à l’époque (J.G. Casteneda, p. 180-181). C’est entre 1963 et 1965 que le Che prit ses distances par rapport à l’URSS. En octobre 1962, tout comme le reste de la direction cubaine, il désapprouva la façon dont Krouchtchev régla la crise des missiles sans consulter Fidel Castro et ses associés. Un an après, le 12 octobre 1963, le Che prit la parole lors d’une réunion à son ministère de l’Industrie, mais ces propos ne furent pas rapportés dans la presse cubaine, probablement à cause de la virulence de ses remarques. A cette occasion, il analysa la crise agricole en URSS et l’attribua carrément à l’existence de parcelles privées, à la décentralisation, aux stimulants matériels, et à l’autonomie financière (J.G. Casteneda, p. 255). On ignore si Guevara savait que les parcelles privées avaient une productivité bien supérieure à celle des fermes collectives ou d’Etat. (Dans le cadre de son idéologie stalinienne, le Che ne pouvait pas se demander pourquoi les gens qui travaillaient dans les fermes collectives et les fermes d’Etat avaient – au mieux – une attitude apathique, ni comment la démocratie et le contrôle ouvrier auraient pu résoudre le problème de la faiblesse de la productivité.)
Pendant les 18 mois suivants, comme le Che était de plus en plus impliqué dans l’aide aux mouvements révolutionnaires internationaux, il devint plus critique face à l’URSS et à sa volonté de les subordonner à ses objectifs diplomatiques, y compris à la politique de la détente avec les États-Unis. En 1964, il apparut clairement que l’URSS faisait pression, avec un certain succès, sur le gouvernement cubain pour qu’il réduise son appui aux mouvements révolutionnaires, en particulier en Amérique latine. L’URSS souhaitait aussi que Cuba se concentre sur la production de sucre et remplisse ainsi le rôle qu’elle lui avait fixé dans le cadre de la division du travail au sein du bloc « socialiste ». Au terme de longues négociations, Cuba et l’URSS signèrent un accord économique à long terme, le 16 février 1965. Les Cubains étaient particulièrement mécontents des prix élevés que les Russes leur imposaient pour les machines et l’équipement soviétiques. Une semaine plus tard, le Che prononça un discours à Alger qui marqua une rupture définitive avec l’URSS : « Le développement des pays qui empruntent maintenant le chemin de la libération doit être payé par les pays socialistes (...). On ne doit plus parler d’un commerce mutuellement avantageux fondé sur des prix que la loi de la valeur (...) impose aux pays arriérés. Quelle est la signification « de l’avantage mutuel » quand [certains pays] vendent aux prix mondiaux des matières premières qui ont coûté aux pays arriérés une quantité infinie de sueur et de douleur, alors qu’ils achètent aux prix du marché mondial des machines produites dans de grandes usines mécanisées (...) ? Si nous établissons ce type de relations entre ces deux groupes de nations, nous devons convenir que les pays socialistes sont, dans une certaine mesure, complices de l’exploitation impérialiste (...) et de la nature immorale de cet échange. Les pays socialistes ont le devoir moral de mettre fin à leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Occident » (J.G. Castañeda, p. 291)
Avec ce discours, Guevara brûla les ponts avec l’URSS, mais il compromit également son rôle de dirigeant à Cuba. Il était désormais inévitable que le Che démissionne du gouvernement et se consacre à fomenter la guérilla à l’étranger, même si c’était avec l’appui matériel de Fidel Castro. Son évolution politique future l’amènera à s’éloigner encore davantage de l’URSS et des partis communistes pro-Moscou en Amérique latine.
Si la critique de Guevara représentait une rupture nette avec l’URSS et les partis qui la soutenaient, rien ne suggère qu’il ait rompu avec son idéologie stalinienne solidement enracinée dans sa tête. Dans les écrits, les actes ou les discours du Che, rien ne suggère qu’il ait jamais remis en cause ou critiqué le principe du Parti-Etat et l’absence complète de démocratie dans les pays communistes ; et rien n’indique qu’il ait réfléchi, regretté ou douté à propos de son propre rôle dans l’écrasement des formes résiduelles de démocratie qui existaient au début du processus révolutionnaire cubain. À la lumière de tous ces éléments, il est absurde d’applaudir la politique plus vigoureuse et plus militante de Guevara, quand on sait que ses efforts étaient dirigés vers l’établissement d’un système complètement opposé à la démocratie et par conséquent au pouvoir du peuple.
IV
LES TRAVAUX HISTORIQUES RECENTS SUR GUEVARA ONT CONSIDERABLEMENT ECLAIRE SON ROLE dans le processus révolutionnaire, y compris quand il était au gouvernement. Comme nous l’avons signalé, le Che était étroitement lié aux vieux communistes cubains du Parti socialiste populaire pendant les années cruciales du développement et de la consolidation du système communiste à Cuba. J.G. Castañeda a raison d’écrire à propos des relations du Che avec le PSP : « il a complètement partagé leurs opinions pendant presque quatre ans » (p. 154). Cette relation remontait à la période de la Sierra Maestra, comme nous l’avons déjà mentionné.
En 1957, peu après que le PSP eut décidé de soutenir le projet insurrectionnel des guérilleros, cette organisation établit une relation étroite avec le Che. Ainsi, lorsque Guevara fonda sa première école des cadres dans la Sierra Maestra, le Che demanda au PSP de lui envoyer un premier instructeur politique. Le PSP accéda à sa requête et lui envoya Pablo Ribalta, un militant cubain noir, jeune mais expérimenté, qui, quelques années plus tard, deviendra l’ambassadeur de Cuba en Tanzanie et donc le principal contact du Che avec La Havane quand Guevara était engagé dans la guérilla au Congo (J.G. Castañeda, p. 116-117 ; J. L. Anderson, p. 296-297)
Le lien du Che avec Ribalta est le premier maillon de ce qui allait devenir bientôt la fraction pro-PSP et pro-soviétique dans le Mouvement du 26 juillet. Elle était dirigée par Che Guevara et le frère cadet de Fidel Castro, Raul, qui avait appartenu aux jeunesses du PSP dans les années 1950. A partir de 1957, cette tendance pro-communiste s’opposa régulièrement aux autres courants politiques dans le Mouvement du 26 juillet et aux autres groupes révolutionnaires. Le livre de Paco Ignacio Taibo II est le seul qui offre une description honnête et exacte de la nature des forces en présence dans le camp révolutionnaire. Influencé par son propre passé politique, J.G. Castañeda ne tient pas compte du rôle joué par les révolutionnaires non communistes. Quant à J.L. Anderson, son analyse est proprement scandaleuse. Il décrit tous les révolutionnaires en désaccord avec les communistes comme des gens de droite, ce qui l’amène à des absurdités comme le fait de qualifier le commentateur de radio Jose Pardo Llada de « militant de droite » au moment où ce dernier… accompagne le Che dans un tour du monde en été 1959 (J.L. Anderson, p.426) ! Pardo Llada était alors un défenseur inconditionnel de Castro et un nationaliste de gauche, de type péroniste, depuis longtemps.
Paco Ignacio Taibo II décrit trois tendances dans le camp de la révolution, cent jours après le renversement de Batista. Une aile droite renforcée par les secteurs modérés du gouvernement, parfois liés à certains éléments de l’oligarchie agraire ; une aile socialiste autoproclamée menée par Raul Castro et Che Guevara et qui sympathise avec le PSP ; et un troisième courant, de gauche, représenté par des cadres surtout urbains tels que Carlos Franqui, Faustino Perez, Marcelo Fernandez et Enrique Oltuski. Ces derniers étaient relativement indépendants de Fidel Castro : leur anti-impérialisme se combinait avec une forte critique des communistes, qu’ils jugeaient conservateurs et sectaires (P.I. Taibo, p. 275).
René Ramos Latour (« Daniel« ), coordinateur national du Mouvement du 26 juillet, était l’un des représentants de cette aile révolutionnaire de gauche mais pas communiste. Il a été tué dans la lutte armée et n’a pu assister au triomphe de la révolution. Dans une lettre à « Daniel » datée du 14 décembre 1957, que le Che lui-même qualifia plus tard de « plutôt idiote », sans expliquer ce qu’il trouvait stupide dans cette missive, Guevara écrivit : « en raison de ma formation idéologique, je suis l’un de ceux qui croient que la solution aux problèmes de ce monde doit être trouvée derrière le prétendu rideau de fer ». Dans la même lettre, le Che note, de façon révélatrice, qu’il « a toujours considéré Fidel comme un dirigeant sincère de la gauche bourgeoise, bien que son caractère soit enrichi par des qualités personnelles d’un extraordinaire éclat et qui l’élèvent bien au-dessus de sa classe. C’est dans cet esprit que j’ai rejoint la lutte ; honnêtement, sans espérer aller au-delà de la libération du pays, prêt à partir quand les conditions de la lutte évolueraient vers la droite (vers ce que vous représentez) » (.I. Taibo, p. 109).
Ramos Latour réfuta l’accusation du Che selon laquelle il était un homme de droite et ajouta que le salut ne se trouvait pas derrière le rideau de fer. Il critiqua Guevara car ce dernier pensait que « la solution à nos maux pass[ait] par la libération de la domination nocive des Yankees, au moyen de la domination non moins nocive des Soviétiques » (P.I. Taibo, p. 111).
Fidel Castro lui-même joua un rôle ambigu au cours de cette lutte entre les différentes tendances jusqu’à ce qu’il mette un terme à ces discussions quand, avec le Che et Raul Castro, il prit la décision fatale de soutenir les vieux communistes durant un congrès syndical très important en automne 1959. Ce congrès marqua le commencement de la fin de la liberté et de l’indépendance des syndicats à Cuba. Les frères Castro et Guevara donnèrent aux vieux communistes le pouvoir et l’influence qu’ils n’avaient pas à réussi à conquérir en se présentant aux élections du début de l’année 1959.
A ce jour, le rôle exact joué par Castro demeure peu clair. Par exemple, on a récemment appris que les premières mesures pour créer les organes de sécurité de l’Etat cubain avaient été prises seulement deux semaines après la victoire révolutionnaire du 1er janvier 1959. Elles ont été mises en application pendant les premiers mois de 1959 avec la participation de Raul Castro, de Che Guevara, du dirigeant du Comité militaire du PSP et d’un certain nombre d’agents communistes espagnols du KGB soviétique(4). Fidel Castro, cependant, ne semble avoir assisté à aucune de ces réunions concernant les services secrets. Fût-ce une tactique délibérée afin de pouvoir affirmer, de façon plausible, qu’il ignorait tout alors qu’il approuvait pleinement ce qui se tramait ? Ou Fidel s’abstint-il d’y participer afin de maintenir sa liberté d’action vis-à-vis des Américains et des Russes ? Cette première collaboration avec le KGB fut-elle menée derrière son dos ?
Pendant plusieurs années, le Che fut un membre important du groupe occupant les sommets de l’Etat cubain. Il partage donc la responsabilité du bilan répressif de ce régime, en particulier quand il s’allia avec ceux qui exercèrent des pressions énergiques sur le gouvernement pour que celui-ci adopte le modèle soviétique. Guevara dirigea personnellement plusieurs de ces activités répressives. Il était le responsable de la forteresse militaire de La Cabaña où plusieurs centaines d’exécutions eurent lieu durant les premiers mois de 1959. J.G. Castañeda a raison de préciser que très peu de personnes innocentes furent exécutées dans cette prison (p. 143-144). Mais on ne peut pas écarter l’hypothèse que, si le Che avait eu des positions révolutionnaires différentes, on aurait pu éviter d’exécuter des innocents. Il est également possible qu’un certain nombre de partisans de Batista aient subi des punitions tout à fait disproportionnées par rapport aux crimes qu’ils avaient commis. Il faudrait mener des recherches sur cette question, en particulier à la lumière des témoignages de ceux qui prétendent avoir été témoins de la cruauté de Guevara dans la prison de la La Cabaña(5). On peut sans doute avancer quelques arguments pour justifier son comportement à La Cabaña, ou au moins présenter des circonstances atténuantes en sa faveur. Mais aucun argument ne peut justifier le rôle capital du Che dans la création du premier camp de travail à Cuba dans la région de Guanahacabibes, à l’ouest de l’île, en 1960-1961, pour enfermer les personnes qui n’avaient commis aucun crime punissable par la loi, que cette loi soit révolutionnaire ou pas. Che défendit cette initiative avec sa franchise habituelle :
« [nous] n’envoyons des gens à Guanahacabibes que dans les cas douteux où nous ne sommes pas sûrs qu’ils devraient être emprisonnés. Je crois que nous devons enfermer les individus qui doivent aller en prison. Qu’ils soient des militants de longue date ou pas, ils doivent être emprisonnés. Nous envoyons à Guanahacabibes les individus qui ne doivent pas aller en prison, mais qui ont commis des crimes contre la morale révolutionnaire, à un degré ou un autre ; cette mesure est accompagnée de sanctions comme celle la perte de leur emploi, mais, dans d’autres cas, ils conservent leur poste car ils sont rééduqués par le travail. C’est un travail dur, mais pas cruel, les conditions de travail sont dures mais pas inhumaines » (J.G. Castañeda, p. 178). Il est donc clair que Che Guevara a joué un rôle clé en inaugurant une longue tradition de détentions arbitraires, administratives et non judiciaires. Ces mesures seront plus tard utilisées dans les camps de l’UMAP pour y enfermer les dissidents et les « déviants » sociaux : homosexuels, témoins de Jéhovah, adeptes des religions secrètes afro-cubaines comme l’abakua, et rebelles apolitiques. Dans les années 1980 et 1990 ces mesures d’enfermement forcé et non judiciaires furent également appliquées aux victimes du SIDA.
V
CHE GUEVARA EST UN PERSONNAGE ATTRAYANT POUR BEAUCOUP DE GENS. Certains connaissent parfaitement les implications du guévarisme et sont attirés par lui en raison de ses caractéristiques, comme cela a été le cas des groupes et individus divers qui ont été historiquement séduits par différentes formes de la politique stalinienne. En ce qui me concerne, je me soucie davantage de tous ceux, en particulier parmi les jeunes, qui se rendent compte que la société capitaliste est manifestement injuste et repose sur l’exploitation, et qui veulent agir pour la changer. Très peu d’entre eux connaissent l’idéologie du Che et encore moins connaissent son histoire. Leurs illusions sont renforcées par la politique étrangère des Etats-Unis et son blocus criminel contre Cuba.
Il y a certes des aspects séduisants chez Che Guevara. Cet homme a renoncé aux privilèges du pouvoir politique pour s’engager dans des mouvements de guérilla dont le succès était loin d’être assuré, ni même probable. Dans des conditions très hostiles, il a incontestablement fait preuve de courage voire d’héroïsme. Son intégrité personnelle était incontestable, particulièrement si on la compare à celle de Fidel Castro. D’ailleurs, le Che était un partisan farouche de l’égalitarisme au point qu’il réprimanda même son épouse quand elle se servit de sa voiture de fonction pour faire des courses (J.G. Castañeda, p. 235-236). Mais il était aussi arrogant et il a fréquemment humilié ceux qui lui étaient intellectuellement inférieurs (J.G. Castañeda, p.120 ; J.L. Anderson, p. 567). Comme je l’ai déjà noté, son mépris « bohème » pour le confort matériel l’a rendu peu sensible aux préoccupations matérielles des classes populaires.
En dernière analyse, cependant, une question politique essentielle demeure : Che Guevara était-il un ami ou un ennemi politique de la lutte pour l’émancipation et la libération de l’Homme ? Le bilan historique est clair ; le guévarisme est incompatible avec la lutte pour construire une société égalitaire et démocratique, une société où les travailleurs décident de leur propre destin sans se fier à des « sauveurs bien intentionnés ». Samuel Farber
Notes de l’auteur et du traducteur
1. Il s’agit de Jorge G. Castañeda, Companero, Vie et mort du Che Guevara, traduit par I. M. Wild et T. Battaglia, Grasset & Fasquelle, 1998, 477 p ; J.L. Anderson, Che Guevara. A Revolutionary Life, New York, Grove Press, 1997 ; et Paco Ignacio Taibo II, Ernesto Guevara, connu aussi comme le Che, traduit par F. Bourgade, B. de Chavagnac, C. Gobin, et al., Métailié, Payot, 1997, 796 p. (Note de NPNF).
2. Louis Althusser (19-19), philosophe stalinien du PCF qui influença non seulement une partie de ses élèves de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm – qui allaient créer l’Union des jeunes communistes marxistes léninistes (UJC-ml), puis la Gauche prolétarienne –, mais aussi toute une génération d’intellectuels en France (Etienne Balibar, Pierre Macherey, Nicos Poulantzas, Charles Bettelheim) et dans bien d’autres pays. (Note de NPNF).
3. Paco Ignacio Taibo II, p. 11. Pour une analyse des implications sociales et politiques des idées de Gandhi, on pourra consulter Samuel Farber, « Violence and Material Class Interests : Fanon and Gandhi », Journal of Asian and African Studies, vol. xvi, n° 3-4 (1981). (Note de Samuel Farber.)
4. Castañeda, p. 146. Cf. également la documentation plus fournie sur ce sujet présentée par Alexsandr Fursenko et Tomothy Naftali sur la base des archives soviétiques dans One Hell Of A Gamble. Khruschev, Castro and Kennedy. 1958-1964, New York : W. W. Norton and Company, p. 12. (Note de Samuel Farber.)
5. Cf., par exemple, la lettre de Pierre San Martin dans El Nuevo Herald (Miami), du 28 décembre 1997. (Note de Samuel Farber.)