Cet article a été publié dans le numéro de février 2003 du bulletin A contre-courant que nous remercions de nous avoir autorisés à reproduire ce texte. Contact ou e-mail
Comme dans les mauvais films de série B, le scénario est connu. Il ne ménage aucun suspense. C’est entendu, la guerre contre l’Irak aura lieu. C’est l’affaire de quelques semaines ; d’un ou deux mois au plus. En attendant que les conditions climatiques s’améliorent… et que les forces alliées aient le temps de concentrer hommes et matériels en nombre suffisant. Eh oui, même moderne, même chirurgicale, une bonne guerre ne se conçoit pas sans intendance. Aucun événement ne paraît en mesure d’en retarder l’échéance, voire d’en éteindre la menace. En tout cas, pas la mission des inspecteurs en désarmement de l’ONU. En effet, comme ne cessent de l’affirmer les porte-parole de la Maison Blanche et du Département d’Etat, l’absence de preuves d’une production d’armes de destruction massive sera considérée comme suspecte1. C’est bien connu, le génie de la dissimulation et la fourberie des Irakiens sont sans bornes, constituant un risque peut-être plus grand que les armes elles-mêmes. Donc, preuves ou pas, armes de destruction massive ou non, nos gendarmes mondiaux l’ont décidé : l’Irak doit payer ! La guerre aura lieu !
Quant aux Etats les moins bellicistes - l’Allemagne, la France et la Russie notamment - qui pour des raisons diverses - stratégiques et politiques - hésitaient à s’engager, ils rejoindront plus ou moins activement le giron américain, sous couvert ou non d’une résolution des Nations Unies codifiant la future intervention et formant sa base juridique.
Bientôt, nos postes de radio et de télévision bruisseront de nouveau des mâles accents d’experts en tout genre, nous expliquant doctement l’état des forces en présence, la comptabilité des pertes irakiennes, la subtilité du jeu tactique, la signification humanitaire des bombardements de haute altitude. A peu de distance, leur succéderont les exégètes en géopolitique qui conjectureront à perte de vue sur la possible partition de l’Irak, sur les conséquences de l’intervention dans une « région déjà tellement sensible et tellement peu favorable aux Occidentaux.2 » Mais, prenons les paris, le thème le plus rebattu sera le sort réservé à Saddam Hussein : faudra-t-il de suite l’éliminer, l’incarcérer à Guantánamo avec les terroristes d’Al-Qaida ou bien le traduire devant une juridiction internationale pour crimes contre l’humanité ? A moins que, comme Oussama Ben Laden, il ne s’évanouisse dans la nature. Tant il est vrai que les Occidentaux ne savent que faire de leurs anciens alliés, qu’hier encore ils armaient puissamment.
Les plus audacieux de nos commentateurs reviendront peut-être sur les 500 000 enfants irakiens morts, depuis la première guerre du Golfe, de l’embargo onusien, de la famine cyniquement organisée par le pouvoir dictatorial de Saddam Hussein et des bombardements anglo-américains. Mais pour en dire quoi ? Pour reconnaître que ce meurtre perpétré mezza voce, froidement planifié durant plus de douze années, n’a soulevé aucune réprobation sérieuse de la trop fameuse communauté internationale. Pour dévoiler, de ce point de vue-là, la parfaite inutilité de la guerre. War whitout a cause ? Car, chacun le ressent confusément, serions-nous face à une guerre sans justifications précises, sans causes clairement identifiées ? Le malaise est d’ores et déjà perceptible. Alors, dans les arrière-cours des chancelleries et des ministères, on s’affaire pour mailler la trame d’un argumentaire plausible de la justification.
Deux thèses complémentaires se dessinent3 :
la première vise la raison économique. Inquiète pour le futur approvisionnement en or noir des Etats-Unis dont la consommation ne cesse de croître4, et désireuse de satisfaire aux exigences du lobby militaro-industriel5, l’administration Bush s’apprêterait à préempter par la force les très importantes réserves pétrolières irakiennes6.
Ce faisant, après avoir pris le contrôle de la production des pays du Caucase et d’Asie centrale, et s’être assurée de la loyauté de ses vassaux du Golfe persique, elle affirmerait à la face du monde le leadership mondial des compagnies nord-américaines dans ce secteur stratégique, se dotant d’un puissant levier de dissuasion économique, à un moment où sa politique volontariste de soutien aux investissements privés accroît le risque d’une relance du déficit extérieur des Etats-Unis.
La seconde est plutôt d’ordre géopolitique. L’intervention militaire pourrait s’entendre comme un moyen de dénouer les contradictions liées à la manière dont les Occidentaux ont, durant plus de quatre décennies, tenté d’asseoir leur hégémonie politique, économique et idéologique sur cette région du monde. En effet, pendant cette période, ils ont aidé et armé massivement les pays - Arabie Saoudite, Irak, Israël, Pakistan, Turquie, etc. - et la nébuleuse des groupes paramilitaires et fondamentalistes - al-Qaida, talibans, Frères musulmans - qui pour des raisons diverses avaient intérêt à s’opposer aux visées expansionnistes de l’URSS. La cause première ayant de fait disparu - effondrement du bloc soviétique au tournant des années quatre-vingt-dix -, certains de ces pays ont cru qu’ils pourraient partiellement se libérer de la tutelle occidentale, alors que certains de ces groupes devenaient, dans la pire confusion idéologique, des points de cristallisation des revendications sociales et identitaires de « populations » depuis trop longtemps bafouées, humiliées et exploitées. Bien que ni les uns, ni les autres ne puissent constituer une menace sérieuse pour l’ordre du monde, l’intervention militaire contre l’Irak viserait à prévenir toute velléité future de brouiller l’équilibre régional et à enclencher un processus de « démocratisation. » Par ailleurs, elle serait décidée pour indiquer fermement « aux autres Etats voyous » que d’autres règles du jeu sont désormais en vigueur sur la « scène globalisée » des relations internationales, si tant est que ce dernier terme ait encore un sens7.
Un nouveau paradigme de la guerre
Ces justifications, y compris dans leur articulation dialectique, valent moins par la robustesse de leur construction interne, que comme le symptôme du changement de « paradigme de la guerre ».
Parler, comme nous le faisions précédemment, d’absence « de causes clairement identifiées » ne signifie pas l’absence de causes « légitimantes », mais seulement que ces dernières ne sont plus intelligibles à partir des catégories propres à la guerre moderne, telles que Karl von Clausewitz les avaient définies dans son ouvrage De la guerre8.
Brièvement, la guerre clausewitzienne prend acte d’une expérience fondamentale : elle est substantiellement liée au fait national. « La participation du peuple à la guerre, à la place d’un cabinet ou d’une armée, faisait entrer une nation entière dans le jeu avec son poids naturel. Dès lors, les moyens disponibles, les efforts qui pouvaient les mettre en œuvre, n’avaient plus de limites définies.9 »
Avec Valmy, puis les campagnes napoléoniennes, la nation (ou ses succédanés) s’impose comme la référence dominante, quoique selon des aspects différents, des objectifs, de la justification, de la conduite et des effets de la guerre. Qu’il s’agisse d’en préserver la souveraineté, les frontières, les intérêts supérieurs ou, au contraire, d’en repousser les limites, la nation investit continûment les représentations idéologiques et les modes opératoires de la guerre moderne. La catégorie de nation a ceci de remarquable dans cette perspective, qu’elle exhibe en permanence un intérieur face à un extérieur dont il faut se protéger ou au contraire s’emparer10. L’analyse de la guerre impérialiste, même si elle déplace le champ catégoriel vers les conditions de l’accumulation et de la valorisation du capital, ne peut évidemment échapper à la problématique de l’intérieur et de l’extérieur. Ainsi, stigmatisant les conditions de la reproduction capitaliste, Rosa Luxemburg parle des « conquérants qui ont eu pour but de dominer et d’exploiter le pays, mais aucun n’a eu intérêt à dérober au peuple ses forces de production ni à détruire son organisation sociale11. » Il s’agit ici d’un extérieur « indigène » qui est intériorisé au mode de production capitaliste, comme la figure ordinaire des guerres coloniales et impérialistes12.
Or, l’intervention qui se prépare contre l’Irak, comme dans une moindre mesure celles qui l’ont précédée - guerres duGolfe, de Somalie, de Bosnie, d’Afghanistan, etc. -, ne parvient pas à s’inscrire dans le schéma intérieur/extérieur, nation/environnement, pas plus qu’elle ne répond à la problématique courante de la guerre impérialiste. Dans l’organisation globalisée de l’espace mondial, l’épuisement historique de la forme Etat-nation rend pratiquement et conceptuellement caduques les notions de frontières, de limites, et avec elles, les acceptions clausewitziennes de guerres populaires, totales, défensives ou offensives. Le processus de globalisation engendre (en même temps qu’il repose sur) un changement d’essence de la conception de la guerre et donc de ses usages.
L’indice de ce changement se décèle dans la justification des conflits qui, depuis une douzaine d’années, sont engagés au nom de la communauté internationale, au titre d’une norme de droit censée incarner les valeurs essentielles de la justice. Progressivement, un impressionnant appareil juridique supranational s’est constitué qui, disposant d’un pouvoir normatif réel, reconfigure et pénètre la loi domestique et, dans le même mouvement, transforme de l’intérieur les anciennes structures de régulation internationale, issues pour la plupart du second conflit mondial13. Désormais, nous sommes entrés dans l’ère du bellum justum « de la guerre juste »14, qui articule la banalisation de la guerre et son avènement comme un instrument éthique, deux idées justement que la pensée moderne et les Etats-nations avaient absolument rejetées15. Le bellum justum implique, dans sa construction même, deux conséquences importantes : d’une part, l’appareil militaire est légitimé puisqu’il est fondé en éthique et, d’autre part, l’action militaire est reconnue comme efficace puisqu’elle est le moyen du rétablissement de l’ordre. Dans cette ligne de fuite, l’ennemi, tout comme la guerre, vient à être à la fois « banalisé » (réduit à un instrument de répression policière) et « absolutisé » (comme Empire du Mal, axe des « Etats voyous », conflit de civilisation, ennemi contre l’ordre éthique mondial)16. Les déclarations récentes ou plus anciennes des dirigeants des grandes puissances recoupent très exactement cette double dimension.
La guerre post-moderne
Au fond, la guerre post-moderne s’impose comme un instrument permanent de l’ordre, comme un moyen d’intégrer tous les conflits, toutes les crises et toutes les dissensions internes à l’ordre mondial émergent. Elle est inscrite dans le mode de régulation commun des contradictions propres à la constitution de l’empire, comme l’ont remarquablement perçu, il y a presque treize ans, Gilles Deleuze et Félix Guattari, « nous avons regardé la machine de guerre […] fixer sa vue sur un nouveau type d’ennemi, non plus un autre Etat ou même un autre régime, mais un ennemi quelconque »17.
C’est en ce point précis que la différence entre la guerre moderne et la guerre post-moderne s’affiche avec le plus de netteté. Conséquemment à l’affaiblissement de la distinction intérieur/extérieur, la délimitation entre forces armées et forces de police, opérations militaires et opérations de police tend à s’estomper18. A la déterritorialisation de l’ennemi, l’ennemi quelconque, la guerre, de basse ou de haute intensité, pourrait diffuser sur l’ensemble d’un monde désormais sans « rebord » et sans « dehors »19. Dans ces conditions, la guerre ne peut plus être comprise comme la condition négative de la paix. Elle ne précède plus la paix ou ne lui succède plus20. En tant que puissance d’ordre, elle remplit, en un certain sens, l’idée régulatrice jadis dévolue à la paix. Moins qu’à une inversion des termes, nous assistons plutôt à leur hybridation : dans l’espace mondialisé, la paix ne se trouve que dans la guerre.
Cette position du problème nous conduit à être contre la guerre en préparation, plutôt que pour la paix. C’est d’emblée refuser les postures humanistes, moralistes ou pacifistes qui méconnaissent la nature radicalement nouvelle de la « guerre », se privant du coup des moyens de la combattre.
Etre contre la guerre, c’est prendre le parti lucide de se soustraire à l’ordre mondial, c’est un acte de désertion revendiquée21. Être contre la guerre, c’est en contester les justifications juridiques derrière lesquelles se nouent les linéaments des nouvelles formes de domination et d’aliénation planétaires. Être contre la guerre, c’est d’abord se poser la question : qui décide de la définition de la justice et des principes éthiques ? N’est-ce pas là, la seule attitude révolutionnaire possible ?
Fabrice Sacher 1. « L’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence d’armes de destruction massive. Il y a des choses que nous savons que nous savons. Il y a des choses que nous savons que nous ne savons pas. Et enfin, il y a ce que nous ne savons pas que nous ne savons pas », Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la défense, cité par Foreign Affairs, septembre-octobre 2002.
2. Extrait de la rubrique de politique étrangère présentée le matin à 7h20 sur les ondes de France-Inter.
3. Certains plaident pour la thèse psychanalytique ! Bush junior, dans une espèce d’aboutissement œdipien, s’apprêterait à « finir le boulot » que son père avait commencé, légitimant ainsi sa fonction patriarcale au sommet de l’Etat ! En somme, une nouvelle version du roman familial freudien !
4. Entre 1997 et 1999, la consommation de pétrole a augmenté de 2,2% aux Etats-Unis, alors qu’elle baissait de 0,3% en Europe, sources : BP/AMOCO ; par ailleurs, « selon les estimations, la consommation de pétrole aux Etats-Unis va augmenter de 33% sur les vingt prochaines années », extrait du rapport présenté par G.W. Bush le 17 mai 2002 sur les cinq priorités de sa politique énergétique, Washington Post, édition du 18 mai 2002 ; enfin, la consommation totale d’énergie des Etats-Unis s’est élevée en 1999 à 97 quadrillions de Btu (10 à la puissance 15), soit 25 % de la consommation mondiale, alors que ce pays ne représente que 5 % de la population de la planète, source : Agence américaine de l’Energie.
5. La famille Bush a constitué l’essentiel de sa fortune dans le négoce des hydrocarbures, in Le monde diplomatique, n° 584, novembre 2002.
6. L’Irak dispose de la seconde réserve pétrolière du Golfe persique, soit 112,5 milliards de barils, National Geographic, décembre 2002.
7. D’une certaine façon, on pourrait dire que cette seconde Guerre du Golfe, comme moyen de purger les anciennes contradictions (sans préjuger des futures) et d’établir de nouvelles modalités de régulation du jeu mondial, ferme le cycle de transition ouvert par la première Guerre du Golfe à laquelle ont succédé les guerres de Bosnie, de Somalie et d’Afghanistan.
8. Karl von Clausewitz, De la guerre, trad. de Vatry, Calmann-Lévy, Paris, 1989.
9. Karl von Clausewitz, op cit., p. 49.
10. Les usages de la nation, du pays, de la patrie, etc. sont innombrables dans les discours guerriers ; parmi ceux-ci, le plus significatif est sans doute, par le retournement qu’il opère, celui prononcé par J. Staline qui, quelques jours après l’agression nazie contre l’URSS, abandonne toute référence à la glose de « l’internationalisme prolétarien » pour revenir aux notions plus civilisées de « citoyens » et de « nation russe » .
11. Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital , 2 tomes, Maspéro, Paris, 1976.
12. Sur un registre voisin, nous pouvons noter que toutes les guerres révolutionnaires de la seconde partie du XXe siècle se sont assez rapidement transformées en « guerres de libération nationale », ainsi le mot d’ordre le plus fameux de la révolution cubaine fut : la patria o la muerte !
13. L’élaboration du droit d’ingérence illustre la nature de cette production normative supranationale et les conditions dans lesquelles elle pénètre la loi domestique ; par ailleurs, la transformation des modes d’intervention de l’ONU n’est pas anodine : les Etats souverains n’interviennent plus pour assurer ou imposer l’application d’accords internationaux volontairement conclus, désormais constitués en sujet supranational ils interviennent au nom de toutes sortes d’urgences et de principes éthiques supérieurs.
14. Sur le concept de guerre juste, voir : Norbetto Bobbio, Una guerra giusta ? Sul conflitto del Golfo, Venise, Marsilio, 1991 ; Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, Paris, 2002.
15. Michael Hardt et Antonio Negri, op cit.
16. Michael Hardt et Antonio Negri, op cit.
17. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Editions de Minuit, Paris, 1980.
18. Pour en rester à la France, les tentatives de fusion des forces de police et de gendarmerie, comme la multiplication par cinq, ces dix dernières années, des effectifs des forces spéciales qui échappent à peu près à tout contrôle sérieux et dont on sait l’efficacité sur tous les théâtres d’opération, vont incontestablement dans ce sens.
19. Il n’est pas indifférent de constater que lors des émeutes de Los Angeles, ce sont les forces armées qui sont intervenues pour rétablir l’ordre ; de la même façon, il n’est pas indifférent de remarquer que les banlieues des grandes villes sont souvent désignées comme des « zones de non-droit », à un moment où les interventions militaires/policières sont décidées et justifiées au nom du rétablissement du droit ; la férocité de la répression policière/militaire lors du sommet du G8 en juillet 2001à Gênes en est un autre exemple.
20. Antonio Negri, Du retour, abécédaire biopolitique, Calmann-Lévy, Paris, 1992.
21. « Ces monuments aux déserteurs représenteront aussi ceux qui sont morts dans la guerre, parce que chacun d’eux est mort en maudissant la guerre et en enviant le bonheur du déserteur. La résistance naît dans la désertion » Partisan antifasciste, Venise, 1943.